vendredi 27 mai 2011

Anthropology. (Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, II.) - (Nigger of the day, XII.)

Pas vraiment de texte construit aujourd'hui, quelques pistes et prolongements des posts précédents.

Un peu de poésie pour commencer :

"Ris donc, monstre hominien, ris si tu en as encore le courage, tu n'as qu'à persévérer dans la voie que tu suis sur le globe en ces jours, et, réellement, cette ère ne passera pas que tu ne deviennes minuscule et coriace comme l'habitant des termitières qui est ton digne ancêtre et dont tu suis l'exemple. Contemple où tu es et sache que ton progrès matériel n'est pas un vain mot. Perfectionne tes machines, rationalise ton travail. Spécialise-toi, ta physiologie suivra et te transformera bientôt en l'outil de tes voeux. Rappelle-toi, voici, je te donne un signe à quoi tu reconnaîtras si je dis vrai : dans peu de temps tu ne rêveras plus. Alors, conséquence obscure pour toi et néanmoins fatalement directe tu perdras toute conscience individuelle. Tu deviendras une partie inconsciente, un engrenage de ta machine sociale et, sans sursaut, tu atteindras ton but suprême de cellule indivise d'un organisme rationnel comme les fourmis, comme les abeilles. Et comme elles tu raccourciras et du durciras. Et tu seras insecte." (R. Gilbert-Lecomte, "L'horrible révélation… la seule", Le Grand Jeu, n°3, 1930)

Peut-être peut-on relier cela à ce que disait Karl Kraus sur la façon dont la presse a pu, quotidiennement, tuer la sensibilité et l'imagination, créant ainsi les conditions mentales d'une boucherie comme la Grande Guerre. Cela n'a rien de fleur bleue ou de mièvre, c'est le simple constat qu'une certaine atrophie de la sensibilité, se manifestant aux niveaux de l'imagination et du rêve, est aussi une atrophie morale. Autant qu'il me souvienne, il y a quelque chose d'équivalent chez Chesterton dans son apologie des contes de fées comme leçons pratiques de morale et, donc, de complexité.

A propos de Chesterton, citons une fois encore sa théorie sur le christianisme, lequel aurait "surmonté la difficulté de concilier deux contraires en les gardant tous deux et en les gardant tous deux en toute leur violence" : en retranscrivant de nouveau ce texte la dernière fois, je me faisais la remarque que c'est précisément sur ce point qu'a travaillé Simone Weil, qu'elle s'est efforcée de dialectiser de nouveau cette opposition des « deux contraires », de les concilier « en les gardant tous deux et en les gardant tous deux en toute leur violence », mais en cherchant tout de même leur unité, là où la « conciliation » évoquée par Chesterton n'est qu'une juxtaposition : pleine de sens pour la société, ou la civilisation, où elle s'est produite, mais juxtaposition tout de même. Retrouver une unité en préservant la « violence » de ces contraires, en ne réintroduisant pas sournoisement un affadissement de ces contraires, ce n'est peut-être pas le point de vue de Dieu, mais c'est une tâche qui relève sans doute, au moins partiellement, du surhumain - et le surhumain, ça crève... Il est en tout cas logique, si la piste d'interprétation que je propose ici a un sens, que Simone Weil y ait peu à peu épuisé sa force vitale.

Puisque je parle de Simone Weil, voici un texte que j'avais à coeur de vous faire lire ou relire, tant, d'une part, j'y retrouve des idées qui me sont chères, tant, d'autre part, il est exemplaire de sa façon si directe de relier des questions dites sociales et des questions fondamentales de la condition humaine :

"Le temps et le rythme sont le facteur le plus important du problème ouvrier. Certes le travail n'est pas le jeu : il est à la fois inévitable et convenable qu'il y ait dans le travail de la monotonie et de l'ennui, et d'ailleurs il n'est rien de grand sur cette terre, dans un aucun domaine, sans une part de monotonie et d'ennui. Il y a plus de monotonie dans une messe en chant grégorien ou dans un concerto de Bach que dans une opérette. Ce monde où nous sommes tombés existe réellement ; nous sommes réellement chair ; nous avons été jetés hors de l'éternité ; et nous devons réellement traverser le temps, avec peine, minute après minute. Cette peine est notre partage, et la monotonie du travail en est seulement une forme. Mais il n'est pas moins vrai que notre pensée est faite pour dominer le temps, et que cette vocation doit être préservée intacte en tout être humain. La succession absolument uniforme en même temps que variée et continuellement surprenante des jours, des mois, des saisons et des années convient exactement à notre peine et à notre grandeur. Tout ce qui parmi les choses humaines est à quelque degré beau et bon reproduit à quelque degré ce mélange d'uniformité et de variété ; tout ce qui en diffère est mauvais et dégradant. Le travail du paysan obéit par nécessité à ce rythme du monde ; le travail de l'ouvrier, par sa nature même, en est dans une large mesure indépendant, mais il pourrait l'imiter. C'est le contraire qui se produit dans les usines. L'uniformité et la variété s'y mélangent aussi, mais ce mélange est l'opposé de celui que procurent le soleil et les astres ; le soleil et les astres emplissent d'avance le temps de cadres faits d'une variété limitée et ordonnée en retours réguliers, cadres destinés à loger une variété infinie d'événements absolument imprévisibles et partiellement privés d'ordre ; au contraire l'avenir de celui qui travaille dans une usine est vide à cause de l'impossibilité de prévoir, et plus mort que du passé à cause de l'identité des instants qui se succèdent comme les tic-tac d'une horloge. Une uniformité qui imite les mouvements des horloges et non pas ceux des constellations, une variété qui exclut toute règle et par suite toute prévision, cela fait un temps inhabitable à l'homme, irrespirable." (S. Weil, "Expérience de la vie d'usine. Lettre ouverte à Jules Romains", 1941, repris dans l'édition « Quarto », Gallimard, 2008 [1999], p. 208.)

Ce qui, incidemment, me permet d'émettre cette idée sur M.-É. Nabe : en tant qu'écrivain, que travailleur, il sait certainement fort bien qu'il y a de l'ennui dans le travail, et que c'est tout à fait sain, mais j'ai souvent pensée qu'il y avait une part de lui qui refusait, d'un point de vue plus général, cette idée. Mon hypothèse est qu'il a connu, si ce n'est le paradis, du moins l'éternité, en tombant dans le jazz quand il était petit, et qu'il voit toujours le monde en partie du point de vue de cette expérience précoce de l'éternité. En tant que « mélange d'uniformité et de variété », ce que l'on peut dire sans doute de toute musique, il est clair que le jazz occupe une place bien particulière, où la « variété » et l'imprévisibilité sont plus grandes que dans d'autres formes musicales : à partir d'une certaine « uniformité » - les mêmes thèmes toujours repris, une certaine structure de base -, le jazz est un dispositif de création d'imprévisibilité. Il me semble qu'avoir connu très jeune, et très profondément, cette exaltation, a donné à Nabe sa faculté d'adaptation au nouveau et à la variété sous toutes ses formes, qui fait qu'il est toujours là, et, comme j'ai pu le signaler il y trois mois, qu'il ne fait pas vieux con ; en même temps, il me semble parfois demander trop, du point de vue de l'intensité des émotions, à ses contemporains ; ou, disons-le autrement, il n'a peut-être pas assez de reconnaissance vis-à-vis de l'humanité moyenne et de la noblesse des « travaux et des jours ». Étant par ailleurs entendu, bien sûr, que si personne ne demande à l'humanité plus que ce qu'elle est spontanément prête à donner, on risque vite de s'ennuyer à mourir, etc.

Ceci étant dit, une petite pause, dans le sujet :





et, puisque nous brodons aujourd'hui sur les fondamentaux de l'humaine condition, parlons de sexe - et, incidemment, il le faut bien, de M. Dominique Strauss-Kahn.

Posons d'abord le cadre fondamental de l'analyse :

"C'est le processus explicatif habituel qui doit être inversé : l'inférieur se déduit du supérieur, le supérieur explique l'inférieur. L'instinct physique procède d'un instant métaphysique. Le désir primordial, c'est le désir d'être ; c'est, précisément, une impulsion métaphysique, dont l'instinct biologique d'autoconservation et l'instinct de reproduction sont des « précipités », des matérialisations qui créent, sur leur plan, leurs propres déterminismes physiques. Partant de l'ivresse hyperphysique, d'une exaltation transfiguratrice et analogique, la phénoménologie de l'éros humain trouve sa limite inférieure dans l'orgasme proprement charnel d'ordre génésiaque : on arrive ensuite aux formes de sexualité spécifiques aux animaux." (J. Evola, Métaphysique du sexe, 1958, L'Age d'Homme, 2006, p. 74)

Le désir est métaphysique avant que d'être physique. Evola insiste sur l'aspect magnétique du désir au sens large, avant que de faire une distinction primordiale :

"Au sujet des états qui se manifestent dans la composition la plus profonde de l'individu, il faut, en règle générale, faire une différence entre le cas de l'union effective d'un homme et d'une femme sur la base du magnétisme et de la polarité, et le cas de ce qu'on pourrait appeler un usage concerté des corps en vue d'un but finalement auto-érotique, assez peu dissemblable de la masturbation, donc pour parvenir au simple spasme organique, à travers une satisfaction individuelle, soit de l'homme, soit de la femme, soit des deux, sans une communion et une compénétration effectives. Cette dernière situation est, au fond, celle qui se réalise lorsqu'on est tourné vers la seule « recherche du plaisir », lorsque le « principe de plaisir » domine l'union, au point de lui conférer ce caractère extrinsèque dont nous avons parlé lorsque nous avons contesté que ce principe soit le mobile le plus profond de l'eros. Dans ce cas l'amant est affecté d'une espèce d'impuissance ; il ne jouit que pour soi, ignorant la réalité de l'autre être, sans parvenir à ce contact avec la substance intime, subtile et « psychique » de l'autre, qui, seul, peut alimenter une intensité dissolvante et propitiatoire d'extase. Il est possible que l'emploi, dans la Bible, de l'expression « connaître » une femme au sens de la posséder, renvoie à l'orientation opposée dans l'étreinte [la bonne orientation, celle de « l'union effective », AMG], tandis qu'il est intéressant de noter que dans le Kâma-sûtra (II, 10), l'union avec une femme de caste inférieure, prolongée seulement jusqu'à ce que le plaisir de l'homme soit satisfait, est appelée « la copulation des eunuques »." (Ibid., pp. 126-27) -

Point n'est besoin sans doute d'épiloguer sur la manière dont cela fait penser à la sexualité de DSK, si elle est bien celle que l'on nous décrit ces jours-ci. Au passage, signalons que, dans ce cas, l'intéressé n'a aucune titre à se vanter d' « aimer les femmes » : il aime surtout, manifestement, sa propre bite, ce qui est à la portée de tout un chacun, et ne l'empêche pas de n'être, métaphysiquement parlant, qu'un eunuque. Passons.

Dans le même ordre d'idées, quelques pages plus haut, Evola lors d'une incise évoque l'"état d'identification et d'amalgamation [de] deux êtres - en l'absence duquel l'union sexuelle n'est guère plus qu'une rencontre en vue d'une satisfaction quasi masturbatoire, réciproque et solitaire…" (p. 120) : on ne saurait mieux dire, la réciprocité n'étant ici que celle du contrat, du donnant-donnant (que l'on retrouve sous une forme aberrante dans certaines modes contemporaines).

- ce qui me permet ici, pour finir, d'apporter, ce que je voulais faire depuis longtemps, un complément à une thèse de Laurent James sur le sexe comme "pourvoyeur de valeurs absolument révolutionnaires et radicalement anti-modernes" : "la rencontre métaphysique entre deux êtres (une chose que le pouvoir cherche à détruire par tous les moyens, puisqu’il ne peut pas le contrôler), et une certaine connaissance de soi-même apte à maîtriser son désir de « libération dionysiaque de l’élément action », comme l’écrit Julius Evola dans La doctrine aryenne du combat et de la victoire." En réalité, il est bon que je ne relise ce texte qu'après avoir lu, pour la première fois, Evola, cela m'évite de me tromper sur ce que L.J. veut dire. Je souhaiterais simplement ajouter que « le pouvoir » a tout de même un moyen de nuire à cette force « révolutionnaire » de la rencontre sexuelle. Il suffit de regarder ces vidéos d'amateurs sur Youporn ou autres, où d'authentiques couples font l'amour à la manière d'un film de cul, ou de glaner certains témoignages de rencontres où l'un des partenaires a eu la mauvaise surprise de découvrir qu'il n'était pas en train de faire l'amour à un être humain mais à une caricature de « star du X », pour sentir que via le porno une contre-force nuisible à ce qu'il peut y avoir d'authentique dans une union se glisse de plus en plus, me semble-t-il, dans l'intimité des couples. Et certes, la distinction que fait Evola entre « l'union effective d'un homme et d'une femme » et l'« usage concerté des corps en vue d'un but finalement auto-érotique, assez peu dissemblable de la masturbation » n'a pas attendu le porno sur internet pour être valide, l'union effective a certainement toujours été plus rare que l'usage concerté : il n'en reste pas moins regrettable que certains phénomènes contemporains poussent à accroître encore ce déséquilibre.

- Je vous laisse, boulot boulot, menuise menuise. A plus !

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lundi 16 mai 2011

Perseverare diabolicum.

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"C'est l'abus des lunettes qui rendra l'Occident aveugle." (Roger Gilbert-Lecomte)



L'actualité ayant tendance à s'emballer, celui qui se donne quelques jours de réflexion après un événement d'importance court le risque que d'autres événements viennent effacer celui-ci : vingt-quatre heures après le début de « l'affaire DSK » - au sujet de laquelle je me permettrai de rappeler qu'il est censé exister quelque chose comme la présomption d'innocence… -, évoquer le décès de M. Ben Laden apparaît déjà bien désuet. Faisons néanmoins un petit point rapide, qu'il reste à ce comptoir une trace de cet événement, à toutes fins utiles, au moins pour pouvoir, le cas échéant, y revenir.

Ma première réaction à l'annonce de sa mort a été... l'absence de réaction. Est-il vraiment mort, quel a été son rôle exact dans ce qui s'est passé le 11 septembre : trop de questions me sont instantanément venues à l'esprit pour qu'une quelconque émotion ait pu se manifester.

Quelques jours après, ayant lu ou écouté ce qu'ont pu en dire ou écrire mes points de repère habituels (parmi lesquels il faut citer Laurent James), j'aurais tendance à dévier le débat. Admettons que Oussama Ben Laden ait été ce qu'on nous dit qu'il a été, ce qu'une part de moi souhaite qu'il ait été, il n'en reste pas moins qu'il n'y a pas de Ben Laden occidental, et que c'est surtout ça qui pose problème, c'est surtout ça qui est un signe de mort spirituelle. Non que je réclame des attentats avec tout plein de morts made in France ou le retour d'Action Directe, et la question du reste n'est pas celle de la facture. Non plus d'ailleurs que je « veuille » un leader charismatique ; à titre personnel en tout cas je m'en passe très bien.

(Je serais plutôt, vous le savez, dans l'optique du « premier venu » définie par Paulhan. Le drame étant qu'à notre époque on cherche plus à être le premier arrivé que le premier venu... Ceci dit, Soral a parfois ce côté premier venu, c'est un de ses aspects positifs.)

La question, disais-je, est celle d'une réelle altérité à l'intérieur de nous-même.

J'avais commencé à réfléchir à tout ça en partant de l'incroyable phrase de mon trou du cul fétiche : "Une remarque : Ben Laden, figure d'antéchrist, est mort le jour de la béatification de Jean-Paul II, figure de sainteté. Victoire du Bien sur le Mal." Me rappelant que le manichéisme est une hérésie, je m'amusai de constater que Rioufol, en plus d'être un con, était un hérétique, ce qui est malheureusement le cas de pas mal de chrétiens aujourd'hui. Je repensai à cette longue citation de Chesterton reproduite dans un texte auquel je vous ai renvoyé récemment, et dont revoici un extrait (avec quelques coupures) :

"Quand on venait à réfléchir sur soi-même, une perspective et un vide s'ouvraient assez grands pour accueillir n'importe quelle somme d'abnégation morose et d'amère vérité. Là, le gentleman réaliste pouvait se laisser aller au désespoir - aussi longtemps qu'il ne désespérait que de lui. Il y avait un terrain de jeux ouvert pour l'heureux pessimiste. Il pouvait dire tout ce qui lui plaisir contre lui-même, à condition de ne pas blasphémer contre le but original de son être ; se traiter de sot à sa guise et même de damné sot ; mais il ne devait pas dire que les sots ne valent pas la peine d'être sauvés. Il n'avait pas le droit de dire qu'un homme, parce qu'il est homme, peut être sans valeur. Ici encore, le christianisme a surmonté la difficulté de concilier deux contraires en les gardant tous deux et en les gardant tous deux en toute leur violence (the difficulty of combining furious opposites, by keeping them both, and keeping them both furious). L'Église a été positive sur les deux points. On ne peut guère s'estimer trop peu. On ne peut guère trop estimer son âme. (...)

Célébrant le bien, saint François pouvait se montrer optimiste plus vibrant que Walt Whitman. Dénonçant le mal, saint Jérôme pouvait peindre un monde plus noir que celui de Schopenhauer. Les deux passions étaient libres parce que toutes deux étaient maintenues à leur place. (...)


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Ainsi, les doubles accusations des sécularistes (...) jettent sur la foi une lumière réelle. Il est vrai que l'Église historique a exalté à la fois le célibat et la famille ; qu'elle a été à la fois farouchement pour la procréation d'enfants et farouchement pour la non-procréation d'enfants. Elle a maintenu ces deux positions côte à côté comme deux couleurs vives, rouge et blanc, comme le rouge et le blanc de l'écu de saint Georges. Elle a toujours manifesté une saine horreur du rose. Elle hait ce mélange de deux couleurs, faible expédient auquel recourent les philosophes. Elle hait cette évolution du noir au blanc qui donne le gris sale. En fait, toute la thèse de l'Église sur la virginité tient à ceci que le blanc est une couleur ; et non pas seulement l'absence d'une couleur. Tout ce que j'allègue ici est que le christianisme s'est presque toujours efforcé de conserver les deux couleurs, ensemble mais pures (to keep two colours coexistent but pure)."


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Autrement dit : notre monde est à la fois rose et « gris sale » - c'est dire s'il est beau, c'est dire si nous avons de la merde dans les yeux, c'est dire surtout, si l'on suit Chesterton, qu'il n'a plus la variété des extrêmes qui a pu faire sa richesse. Continuons à essayer de formuler cela en termes de couleurs. La plupart de ceux qui essayent de sortir de cette grisaille bisexuelle politiquement correcte le font par le manichéisme : ils connotent positivement qui le noir, qui le blanc, et négativement l'autre extrême du spectre des couleurs. Mais si le blanc est une couleur, comme l'affirme Chesterton, le noir aussi, et c'est le fait que nous n'arrivions pas nous-même à produire ces couleurs qui me semble le plus préoccupant. Oussama Ben Laden était-il une sorte de Léon Bloy travaillant au même but avec des armes différentes, je l'ignore, mais même si c'était le cas cela poserait problème que ce nouveau Léon Bloy vienne de si loin - ceci sans forme paradoxale d'esprit cocardier, mais de façon, aussi, pragmatique : si Bloy était déjà ignoré ou méprisé de ses contemporains, au moins ceux qui le connaissaient le comprenaient-ils à peu près bien, ils ne se demandaient pas s'il était ou non un agent de la CIA…

Si l'on veut, et pour réduire l'échelle de ce problème : Nabe ne peut pas tout faire, ne peut pas à la fois être l'ange et le démon de notre monde. Il faudrait d'autres Nabe, je ne veux pas dire des clones, je veux dire qu'il faut que nous retrouvions des couleurs, ou des pôles. La question étant : sommes-nous encore capables de les produire ? Je me suis parfois fait la réflexion que si Nabe était né deux ou trois ans plus tard, ou s'il avait été moins précoce (ce qui, sans flagornerie, est difficile à imaginer, tant le fait qu'il ait été un talent aussi précoce fait partie intégrante de son identité), il aurait été perdu, les années 80 l'auraient bouffé comme elles en ont bouffé tant d'autres.

- On me dira : et votre Voyer, et Hécatombe ? Oui, il y eut Hécatombe, mais personne ou presque ne s'en rendit compte. C'est déjà beau qu'un livre comme ça ait pu exister. - Il y a peut-être d'admirables écrivains dont l'oeuvre va bientôt nous exploser à la gueule, Dieu sait que je ne demande que ça, c'est même un des objets de cette note, mais si j'en reste à Nabe et le prend comme repère, c'est parce qu'il parvient à se faire au moins un peu entendre.

Reprenons un angle de vue plus large. "Sommes-nous encore capables de les produire ?", viens-je de demander. "Je suis intégralement pour le conflit des civilisations : l’Occident doit crever comme une vieille baudruche luciférienne, et je clame qu’il n’y a qu’un moyen d’y parvenir : l’alliance entre les religions de la Tradition !", « répond » Laurent James dans le texte que j'ai évoqué plus haut : une sorte d'internationalisme des Traditions doit répondre à la mondialisation. C'est une manière de résoudre le problème tel que je l'ai posé. Nous retrouvons là par ailleurs non sans doute une ligne de fracture réelle, mais une différence d'approche dont L. J. et moi avions déjà discuté il y a quelques mois. Il est possible que je sois complètement dépassé en ayant du mal à signer l'arrêt de mort spirituel de l'Occident, il est possible que cela ne date pas d'hier que celui-ci se soit mis dans l'incapacité de secréter ses propres anticorps. Et certes, si l'on prend les écrivains protestataires, il n'y a guère que Genet qui dans le dernier demi-siècle ait pu avoir quelque écho réel, ce ne sont pas les voix d'un Artaud ou d'un Gilbert-Lecomte, si déchirantes qu'elles aient pu être, qui ont changé grand-chose à cette évolution gris-rose de notre monde. Tout cela est tout à fait possible, je peux avoir plusieurs trains de retard. Mais tant que je n'arrive pas à en être tout à fait sûr, je ne vois pas pourquoi je jetterais l'hypothèse d'un certain réveil spirituel de l'Occident à la poubelle. Si d'ailleurs alliance des religions de la Tradition il doit y avoir, il faut bien qu'il reste un peu de Tradition en nos contrées - et la question alors se déplacerait sur celle-ci : comment faire comprendre cette Tradition à nos concitoyens, ce qui revient à peu près à dire : quels points, je ne dirais même pas nécessairement, communs, mais de contact, peut-on trouver entre la Tradition et nos valeurs actuelles, au moins officielles ? C'est un travail de traduction, au sens que Dumont ou Descombes peuvent donner à ce mot, et pour lequel il faut des traducteurs. Rien n'empêche qu'ils se trouvent des deux côtés de la rive et construisent ensemble le pont...


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samedi 14 mai 2011

Struggle for life.

"L'idée d'établir, comme garantie de la paix sociale, des syndicats uniques, apolitiques et obligatoires, repose sur une vérité méconnue, mais claire pour quiconque réfléchit : c'est que les intérêts transigent toujours et que les passions seules ne transigent pas. C'est une vérité d'expérience, et en même temps presque démontrable, car pour peu que l'adversaire ait quelque force une transaction même peu satisfaisante coûte toujours moins qu'une lutte même victorieuse. Il faut [donc] croire que les conflits où l'intérêt seul est en cause sont rares : car de tout temps on a vu les hommes lutter plus souvent que transiger, et depuis l'époque où Eschyle montrait par quel mécanisme infaillible la démesure est punie, jusqu'à nos jours, les choses, à cet égard, n'ont pas changé. La doctrine du libéralisme économique a tout déformé en ne considérant dans le domaine de l'économie que des conflits d'intérêts ; et le marxisme a prolongé cette erreur du libéralisme, avec beaucoup d'autres, par son vocabulaire et ses mots d'ordre, bien que toutes les analyses concrètes de Marx fassent apparaître les luttes économiques comme des luttes de passion, à savoir volonté de puissance et volonté de libération. Quiconque trouverait le secret de limiter les préoccupations humaines à l'intérêt seul établirait du même coup la paix totale, paix entre les nations, paix entre les classes, paix entre tous les hommes. Il supprimerait en même temps, à vrai dire, toute vertu, tout art, toute pensée. On peut estimer, et pour moi j'estime, que ce serait acheter la paix trop cher, et qu'on aboutirait ainsi à une paix moins désirable que n'importe quelle guerre. Mais nous ne nous trouvons pas, nous ne nous trouverons pas devant un pareil choix. Le problème n'est pas de supprimer les passions, mais de les orienter de manière à éviter, si possible, les catastrophes."

(S. Weil, A propos du syndicalisme « unique, apolitique, obligatoire », 1938, Oeuvres, Gallimard, coll. « Quarto », p. 187)

Tout ceci, je me permets de le signaler, n'étant pas sans me rappeler par certains aspects ce que j'ai écrit en janvier dernier pour clarifier la polémique (qui continue...) entre A. Soral et M.-É. Nabe. Je reviendrai plus spécifiquement sur ce dernier, bientôt j'espère.

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mardi 10 mai 2011

"Une odeur de cadavre" (Mon point dans ton cul...)

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"Une des choses les plus dangereuses : l'idéalisme. Toujours l'idéalisme sans clarté, qui est un besoin de mouvement diffus de l'âme et qui est excité avec des noms : Goethe, Shakespeare, la patrie, la santé du peuple, etc. Une censure raisonnable ne devrait pas soumettre les écrits immoraux, mais les écrits moraux, à une surveillance stricte. Parler de ses idéaux est un privilège qui ne devrait pas être reconnu à n'importe quelle mère de cinq enfants. Tout ce qui est nécessaire n'est pas un idéal. Patriotisme, rigueur, honnêteté, vertu sont dans l'ensemble nécessaires, mais ils doivent être durs et muets comme une pierre, sans quoi ils répandent une odeur de cadavre. A mon avis, la vertu d'un écrivain comme Hesse est un cadavre de cette sorte, et la vertu vivante n'est pas moins compliquée et incompréhensible qu'une perversité."

(Robert Musil, cité par Jacques Bouveresse, La connaissance de l'écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie, Agone, 2008, p. 137)


"On peut remarquer, à ce propos, qu'un des reproches principaux que Karl Kraus adresse à la presse est précisément d'avoir tué l'imagination, et, du même coup, la sensibilité, ce qui a rendu possibles des catastrophes, qui pouvaient sembler à première vue inconcevables, comme celles de la première Guerre mondiale, pour ne rien dire de celles qui ont suivi. Kraus qualifie les meurtriers de l'imagination de meurtriers de l'humanité elle-même." (J. Bouveresse, ibid., p. 166)

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samedi 7 mai 2011

Ripeness is all.

- l'essentiel, c'est notre maturation. Dans sa préface à la petite édition « Folio » de Hamlet et du Roi Lear, en 1978, Yves Bonnefoy oppose ces deux pièces. La première enregistrerait la faille créée par la modernité dans le monde médiéval, la seconde, écrite quelques années après, se situerait encore, dans un univers holiste, ou chercherait les moyens d'y revenir. Mais laissons la parole au poète-traducteur-préfacier (je ne signale pas mes quelques coupures, qui parfois suppriment des nuances non négligeables mais peuvent gêner quelque peu la compréhension de ce texte pour ceux qui n'ont pas ces pièces bien en tête) :

"Loin de signifier comme dans Hamlet que l'intérêt de Shakespeare se porte sur les problèmes de la modernité comme telle, ce personnage d'un fils [Edmond, le bâtard qui va être un des ressorts de la tragédie] indique dans Le Roi Lear que l'ordre ancien y demeure incontesté, le cadre de référence qui va décider de l'action, la vérité qui s'y réaffirmera au-delà d'un moment de crise. Et c'est évidemment pour cette raison que passe au premier plan de la pièce une figure qui manque dans Hamlet, où Laërte ni Fortinbras n'accèdent jamais à la qualité spirituelle : celle de l'enfant - fille ou garçon, car c'est aussi bien Cordélia, la troisième fille de Lear, qu'Edgar, le fils aîné de Gloucester - dont la pureté et la détermination savent déjouer les entreprises des traîtres. En fait, plus encore que Cordélia, que sa vertu un peu froide et sèche garde en deçà de ces paroles violentes, contradictoires, mêlées d'amour et de haine, où le drame se noue et se dénouera, l'agent de cette rédemption du groupe en péril, c'est Edgar qui, à l'instant où il pourrait succomber au désespoir, ou s'abandonner au cynisme - n'est-il pas accusé à tort, agressé par son propre frère, méjugé, bien légèrement, par son père ? -, fait la preuve au contraire des ressources de compassion, de lucidité, de compréhension résolue des abîmes les plus obscurs de l'âme des autres êtres, qui peuvent exister chez qui que ce soit, et même de bien bonne heure dans une vie et sans particulière préparation. Atteint de façon totalement imprévue par ce qui semble la malignité à l'état pur, ce tout jeune homme la veille encore riche, choyé, assuré de sa place future parmi les plus puissants du royaume, choisit de plonger, d'un coup, au fond de l'adversité, prenant les dehors du mendiant et la parole du fou pour briser d'emblée le cadre trop étroit de son propre drame, et porter le questionnement au plan de toutes les injustices, de toutes les misères, de toutes les déraisons qui affligent la société. Il comprend d'instinct - et c'est bien là le signe que cette société est encore vivante - qu'il ne pourra trouver son salut qu'en travaillant à celui des autres, chacun ayant à se délivrer de son égoïsme, de sa démesure, de son orgueil, pour que le vrai échange reprenne.

Ceci étant, le héros du Roi Lear reste quand même celui qui donne son nom à la pièce, le vieux roi, puisqu'à l'encontre d'Edmond, marqué dès sa naissance par la faute qui s'y attache, ou à la différence d'Edgar, qui naît à son devenir par le crime de quelqu'un d'autre, Lear est précipité dans ses maux par un acte libre, ce qui fait de son châtiment, de sa folie, de sa découverte progressive de faits et de vérités qu'il méconnaissait autrefois, une suite d'événements d'autant plus probante et touchante. Le commencement de Lear, ce n'est pas quelque chose de pourri dans le royaume, comme il en était pour Hamlet, c'est un mal mystérieux de l'âme, en l'occurrence l'orgueil. Il s'admire, il se préfère, il ne s'intéresse à autrui que pour autant que celui-ci s'intéresse à lui, il est ainsi aveugle à l'être propre des autres, il ne les aime donc pas, malgré ce qu'il peut penser : dès lors tout est prêt en lui pour l'acte catastrophique qui, méconnaissant la valeur, spoliant les justes, va semer partout le désordre et donner sa chance au démon, qui attendait dans le fils adultérin. Lear, encore plus que Gloucester [père de ce fils adultérin, Edmond], qui n'a commis que le péché de luxure, a revécu, a réactivé la faute originelle des hommes, et à ce titre il représente plus qu'aucun autre dans l'oeuvre notre condition la plus radicale, qui est l'imperfection mais aussi la lutte, la volonté de se ressaisir. Quand, à partir de valeurs qu'il n'avait jamais déniées mais comprenait mal et vivait peu, il apprend à reconnaître que ses certitudes de grand seigneur étaient trompeuses, son amour une illusion, et ce qu'est le vrai amour, ce que serait le bonheur, on se sent d'autant plus ému que son aveuglement du début est le nôtre à tous, plus ou moins… Toutefois, même à ce premier plan où il reste d'un bout à l'autre de l'oeuvre, Lear ne peut ni ne doit nous retenir à ce qu'il est, à sa figure particulière, puisque son progrès spirituel, c'est justement d'avoir retrouvé le chemin d'autrui, et de s'oublier désormais dans la plénitude de cet échange. C'est à l'époque moderne, celle d'Hamlet, que l'individu, séparé de tout et de tous, incapable d'enfreindre sa solitude, et tentant de remédier à ces manques par la multiplication de ses désirs, de ses rêves, de ses pensées, va prendre peu à peu ce relief extraordinaire qui finira par être le romantisme. En bref, derrière ce personnage si remarquable, mais dont les dimensions inusuelles signifient surtout l'ampleur des périls qui nous guettent, l'ampleur aussi des ressources que nous avons, le vrai objet de l'attention de Shakespeare, la vraie présence qui naît et risque de succomber mais triomphe, c'est cette vie de l'esprit dont témoignent Lear mais aussi Edgar, et dans une certaine mesure Gloucester encore et même Albany : et que désigne le mot ripeness.

Ripeness, la maturation, l'acceptation de la mort comme dans Hamlet, mais non plus cette fois parce qu'elle serait le signe par excellence de l'indifférence du monde, de l'insuffisance du sens, - non, comme l'occasion de s'élever à une compréhension vraiment intérieure des lois réelles de l'être, de se délivrer des illusions, des poursuites vaines, de s'ouvrir à une pensée de la Présence qui, reflétée dans le geste, assurera à l'individu sa place vivante dans l'évidence du Tout. On ne peut comprendre Le Roi Lear que si on sait faire passer cette catégorie au premier plan ; que si, même dans ce contexte où les forces nocturnes semblent si fortes, où la promesse chrétienne n'a pas retenti encore - mais ses structures sont déjà là, Shakespeare écrivant, on les dirait du coup un indice de changement, une raison d'espérer -, on voit qu'elle est le fil qui rassemble tout. La brutalité des hommes des dieux et des hommes, la fragilité de la vie, n'y sont rien contre une évidence de solidarité instinctive qui rassemble et qui réconforte. Et remarquons aussi que rien de ce genre n'apparaissait dans Hamlet où tout du rapport des êtres est cynique, dur et sans joie. Ce n'est pas l'univers de Lear, tout sanglant qu'il soit, qui contient le plus de ténèbres. Cette « tragédie » est, face à Hamlet, un acte de foi. Dans ce champ de l'erreur, du crime, des morts atrocement injustes où manque même l'idée du Ciel où l'on se retrouve, « le centre tient », le sens survit et même s'approfondit, assurant des valeurs, suscitant des dévouements, permettant la rectitude, la dignité, et un rapport à soi-même qu'on peut dire plénier sinon heureux."

Il est de fait qu'une des sources de l'émotion que procure la lecture de Lear est cette découverte progressive par des personnages de plus en plus nombreux de la possibilité du Bien. Et non seulement de sa possibilité, mais de la contagion, certes non universelle mais néanmoins réelle, de cette découverte : si l'on prouve le mouvement en marchant, les personnages qui dès le départ restent du côté du Bien - Cordélia, Edgar, et Kent, non évoqué par Y. Bonnefoy -, en attestant de la persistance du Bien permettent graduellement à d'autres (certes pas à tous, on n'est pas dans un conte de fées, et Cordélia y perdra « bêtement » la vie) d'ouvrir les yeux sur cette persistante existence du Bien, de modifier du coup leur comportement, ce qui influe sur le comportement d'autres personnages, et ainsi de suite.

Reste bien sûr, de ce fait, un problème plus général :

"La question la plus importante de tout le théâtre de Shakespeare, c'est la signification qu'a pu prendre pour ce dernier, en termes de possibilités effectives, pour l'avenir de l'esprit, l'opposition tout à fait fondamentale qu'il a maintenant formulée [entre l'état d'esprit de ces personnages et celui de Hamlet]. Quand il écrit Le Roi Lear, et parle de ripeness, s'agit-il, autrement dit, de la simple reconstitution d'un mode d'être passé, que notre condition présente voue à l'échec, rend peut-être même impensable, au moins à partir d'un certain point : la seule issue pour l'homme d'au-delà de la fin du sacré restant [l'état d'esprit d'] Hamlet, l'intellectuel élisabéthain ? Ou faut-il, prenant acte de l'émotion et de la lucidité qui caractérisent la pièce, comme si son auteur savait vraiment, tout de même, de quoi au juste il parlait, nous demander si Shakespeare ne croit pas, d'une façon ou d'un autre, à la valeur encore actuelle de la « maturation » d'Edgar ou de Lear : l'ordre, le système d'évidences et de valeurs qui en est la condition nécessaire n'ayant peut-être pas aussi complètement disparu à ses yeux, malgré la crise des temps nouveaux, qu'il ne le paraissait à son personnage le plus célèbre, mais nullement, peut-être, le plus représentatif ? Une question essentielle, oui certes, puisqu'elle détermine le sens dernier du rapport d'une grande oeuvre de poésie et de son moment historique. Et dont la réponse est à chercher, n'en doutons pas, dans les autres pièces de Shakespeare, en particulier celles de la fin, celles qui sont au-delà, chronologiquement, d'Hamlet et des grandes tragédies.

On y verrait - c'est mon hypothèse - qu'en dépit de l'écroulement de « l'admirable édifice » que le Moyen Age chrétien avait bâti, ce poète d'un temps plus rude a pensé que restait en place, dans la nature et en nous, un ordre encore, universel, profond, celui de la vie qui, comprise, reconnue dans ses formes simples, aimée, acceptée, peut faire refleurir de son unité notre condition d'exilés du monde de la Promesse. On y verrait aussi qu'il a compris que la fonction de la poésie changeait avec cette prise de conscience : elle ne sera plus désormais la simple formulation d'une vérité déjà manifeste, déjà expérimentée jusqu'au fond par d'autres que le poète, elle aura à se souvenir, à espérer, à chercher par elle-même, à faire apparaître ce qui se cache dans les formes du quotidien, sous les dissociations, les aliénations, de la science ou de la culture : et ce sera donc une intervention, une responsabilité vacante que l'on assume, la « réinvention » que dira à son tour Rimbaud. Grandes pensées, qui font la richesse sans fin du Conte d'hiver, ce drame en réalité solaire qui se superpose à Hamlet, trait pour trait, comme la photographie développée, zones d'ombres devenues claires, le fait à son négatif. Grandes perspectives aussi, dont rêve avec bonheur La Tempête, double lumineux du Roi Lear. Et grandes occasions, bien sûr, pour un esprit résolu, ce qui explique, rétrospectivement, la qualité depuis ses débuts si exceptionnelle de la poésie de Shakespeare, première en Occident à mesurer l'ampleur d'un désastre, et première aussi, et surtout, à chercher à le réparer."

- est-il « réparable », that is the question ! On notera qu'une vingtaine d'années après ce texte, dans sa préface à son édition, toujours en « Folio », de ladite Tempête, Yves Bonnefoy semble trouver cette pièce moins « lumineuse », émet en tout cas d'importantes réserves sur le personnage de Prospero. On rappellera surtout, de manière plus générale, l'évolution de la poésie depuis Rimbaud, avec ses « esprits résolus » devenus vite fous à force de vouloir prendre sur ceux cette « responsabilité vacante » (Artaud, Gilbert-Lecomte…), jusqu'à la disparition, sinon de la poésie en tant que telle, du moins de la poésie comme force à l'oeuvre dans la littérature, comme force perçue par ceux qui s'intéressent à la littérature. Les bardes peuvent être pénibles, mais quand le seul barde qui nous reste, c'est Rioufol… - Tout cela est bien connu, mais pas moins triste : si, dans l'ordre des lettres, la modernité commence à l'époque de Shakespeare, si la thèse d'Yves Bonnefoy va dans le sens de ce que j'ai toujours écrit ici, à savoir que fait partie intégrante de la définition de la modernité un regret de ce qui l'a précédée, cela n'empêche pas le fossé entre ce que nous espérons pouvoir restaurer de l'unité du monde et la réalité de plus en plus bordélique et apocalyptique de ce monde, de se creuser un peu plus chaque jour que « Dieu fait ».



P.S. : étant maintenant équipé de statistiques, où j'apprends qui a la bonté de diriger ses lecteurs vers mon comptoir, je constate que Lucien Suel, l'heureux « père » de Mauricette, a ouvert un autre blog après avoir mis un terme à l'expérience Mauricette. Longue vie donc à ce nouveau site, et merci pour le lien !

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