(Je n'ai pas trouvé de titre.)
Avouons-le, en lisant les citations reproduites hier par M. Radical, et notamment celle de M. Muhammad Yunus sur l'esclavage salarié, on a cru un instant que ce haut lieu du réformisme social-démocrate lucide, adulte, mature-mais-néanmoins-finement-sarcastique, etc., s'était subitement converti au voyerisme.
A la lecture des commentaires (7 à l'heure où j'écris), et notamment celui de M. Radical lui-même, on s'aperçoit vite que ce n'était qu'illusion : avant, c'était dur aussi, il ne faut pas idéaliser le passé, et puis quand on n'est pas salarié on trime aussi, faut pas croire, etc. etc.
Bordel de pourceaux ! Le point n'est pas là. Tant qu'on ergote sur la pénibilité de la vie ou l'efficacité du système par rapport à son confort de consommateur, c'est qu'on n'a pas compris le problème - problème que l'on peut scinder en deux questions, la première englobant la deuxième :
- la question du sens - à quoi sert ce que je fais, ce que chacun fait, ce que tous nous faisons ?
- la question du salariat : est-il possible que je puisse garder à ma vie un sens si je vends ma force de travail ? Le contrat individuel entre patron et salarié (que le patronat qualifie sans rire de « libre », ce qui faisait déjà hurler le fort peu socialiste Max Weber) est-il compatible avec une organisation de la société fondée sur un sens (seul ce qui a un sens est réel) ?
On présente toujours les choses ainsi : je cède une part, plus ou moins considérable, de ma journée à quelqu'un, en échange, une fois « ma journée finie» (intéressante synecdoque), je peux faire ce que je veux, je suis libre (jusqu'au lendemain ou jusqu'à la fin du week-end, ce qui, sans être dupe sur les illusions de la liberté infinie, pose quand même de sévères restrictions).
Mais, même si les développements du système de l'esclavage ces dernières années, avec appels à la réactivité de l'employé d'un côté et crèches d'entreprise de l'autre, je veux dire, même si la volonté, en échange de quelques contreparties matérielles, de garder ses esclaves sous la main presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre - et que bien sûr les esclaves en question (notamment les femmes, esclaves comme les autres) s'en réjouissent -, même si ces développements peuvent à bon droit faire regretter les aspects positifs du système du salariat dans l'après-guerre, ils ne suffisent pas à répondre à la question de la possibilité de concilier le système individualiste du salariat et un sens global à la société.
De ce point de vue, pourquoi ne pas accorder du crédit aux patrons, qui après tout connaissent bien le système ? Lorsqu'ils déclarent, grosso modo, que la récré est finie, qu'il faut bosser encore et toujours plus, que c'est comme ça que ça marche et pas autrement, le fait qu'ils plaident pour leur chapelle ne signifie pas qu'ils aient tort. Au contraire, outre qu'une propagande cynique peut moins abrutir celui qui la profère qu'un discours de compensation narcissique ne peut troubler la vision de celui qui l'énonce pour se donner une bonne image de lui-même ("je suis salarié mais libre, en fait"), ils nous disent la vérité du système, qui n'est pas du tout fait pour la liberté, et qui n'a pu donner cette impression que de façon exceptionnelle.
Les patrons ont raison : les « Trente Glorieuses » n'ont été qu'une exception. Dans le système de l'idéologie individualiste (au sens de Dumont), il est fort possible que le doublet salariat (pour le confort et l'individualisme) / patrie (pour le sens global) soit la construction la plus cohérente possible, prenant aussi bien en compte les aspirations des individus que les restes de holisme qui ne peuvent pas ne pas les traverser (langue commune, passé commun, traditions, etc.). Mais ce doublet, reposant in fine sur une base individualiste (toujours au sens de Dumont, qui dans cette phrase inclut sans problème les connotations péjoratives que l'on a à l'esprit en critiquant, ça ne mange pas de pain, l'individualisme contemporain, les gens ne sont pas gentils, c'est triste), ce doublet ne peut fonctionner qu'en période de prospérité (ou de sensation de prospérité, d'ailleurs - à de nombreux points de vue la vie est moins dure matériellement en 2008 qu'en 1968) : dès qu'il y a crise, on se rabat sur le « tout-pour-ma-gueule » et le « après-moi-le-déluge ».
De surcroît, si les aspects dissolvants de l'individualisme peuvent, dans certaines circonstances favorables (n'oublions pas, pour les « Trente Glorieuses », l'impact de la deuxième guerre mondiale, la volonté de solidarité - programme du CNR, etc.) être relativement contenus, la fraction la plus représentative de l'individualisme, à savoir les patrons, est bien plus difficile à maîtriser (demandez à de Gaulle), et n'a que faire des mythes de la « patrie ». Ici, la vulgate marxiste du « capital cosmopolite » est toujours aussi valable : dès qu'il y a eu quelques ratés dans le système (mouvements politiques des années 60 d'un côté, choc pétrolier de l'autre), on eut vite fait de chercher des solutions pour son compte en banque sans se soucier trop de celui de ses compatriotes - et la mondialisation reprit son cours (j'ai dû écrire ça il y a longtemps, il suffit de lire un peu le Manifeste communiste pour voir que capitalisme = mondialisation. Ici encore, une période comme les « Trente Glorieuses » n'est qu'une exception, avec une heureuse conjoncture (encouragée par les politiques ceci dit) sur le poids de la demande intérieure dans l'économie, avec les effets que l'on sait (ce qui ne préjuge pas de l'avenir). De ce point de vue nos amis patrons sont culottés de présenter la fin de la récréation comme un fait inévitable, alors qu'ils en sont parmi les principaux responsables. Dieu le leur rendra.
Ajoutons pour en remettre une dernière couche que les « Trente Glorieuses » aboutirent finalement à Mai 68. On peut prendre ce mouvement par tous les bouts, l'aimer, le honnir ou s'en moquer, on ne sortira pas du fait que les gens qui vivaient à une époque que rétrospectivement nous considérons presque comme un paradis perdu, avouèrent alors sans détours qu'ils se faisaient chier. Si cela put délirer sec ("On déconne rose dans l'espoir" - Céline), cela ne fut pas, au moins, un appel au retour à un esclavage soft et intériorisé, comme on peut l'entendre trop souvent, finalement, dans les critiques de la mondialisation ou de la «flexibilité ».
Après, ne tombons pas non plus dans des excès inverses et épiques, ne méprisons pas « les travaux et les jours », les besoins de quiétude et de repos de « l'homme moyen » (notion musilienne sur laquelle je reviendrai). Et ne croyons pas avoir trouvé de solution. Il se peut que l'évolution globale amène tour à tour des périodes de crise, comme actuellement, et des périodes plus calmes, comme dans les années 60, nécessairement instables, mais qui permettent au système de faire une pause indispensable. Jusqu'à... nul ne sait quoi. Mais il fallait montrer que problématiser la pratique du salariat n'a pas d'intérêt si on le fait du point de vue du confort, et encore moins bien sûr (commentaire n°5 chez M. Radical) du point de vue du consommateur. Dans la pratique, nous sommes sans doute loin d'en avoir fini avec l'idéologie individualiste, mais ce n'est pas une raison pour en garder les présupposés les plus caricaturaux au moment même où l'on s'efforce de réfléchir à l'un de ses piliers (le salariat). Sinon, comme M. Radical, on bat en retraite à la première objection venue.
Et puis, certains non-salariés, quand bien même ils se la jouent, ont plus de gueule que tous les esclaves salariés du monde :
(Et eux fument sans se poser de questions...)
Libellés : Céline, de Gaulle, Dumont, Esclavage, Guillermo, Mai 68, marx, marxisme, Musil, Pieter Hugo, Voyer, Weber, Yunus