L'inconnue - l'homme qui ne s'arrêta pas d'écrire.
(Ajout le lendemain matin, en fin de texte.)
"Je vois avec satisfaction les meilleurs et les plus ardents de notre siècle donner de plus en plus la première place à la métaphysique et au style, mes deux grands problèmes de toujours. Je ne suis pas en retard..."
"C'est l'inconnue. On baise trop, ça ne vient pas. On ne baise plus, ça vient encore moins."
- Dans ses superbes Lettres de prison (Le Dilettante, 1993, ici pp. 92 et 87), écrites à Roland Cailleux entre 1945 et 1952, Rebatet expose ses vues sur l'art, la création, principalement littéraire, et raconte ses heurs et malheurs dans la rédaction des Deux étendards, poursuivie vaille que vaille à Fresnes. Certains des passages les plus intéressants montrent l'auteur se débattre avec la matière érotique de son roman (c'est le sens de la seconde citation que vous venez de lire : le rapport entre la vie sexuelle réelle et ce que l'on arrive à en (d)écrire). Et s'il vaut mieux s'attaquer à ces lettres en connaissant les Étendards, il serait dommage que je ne vous fasse pas profiter de passages tels que celui-ci (qui, donc, évoque l'érotisme en littérature) :
"Cruelles et éternelles antinomies de la vérité, du style dans son détail, et de l'harmonie générale. Ce que je crois pouvoir porter à mon actif c'est : une tendance naturelle à traiter les gestes, sans pour cela les escamoter, et à placer le lyrisme dans le retentissement intérieur de ces gestes (ceci étant la caractéristique dominante de ce livre depuis son début), - une amélioration certaine des dialogues, sans que j'aie prétendu résoudre, tant s'en faut, cette question d'une phénoménale difficulté (refus de l'infect dialogue coulant, type L'invitée [Beauvoir], nécessité d'allier un minimum de stylisation à une certaine aisance, tout en disant ce qu'on a à dire. Dans l'état actuel des choses, j'ai maintes pages imbuvables, des débagoulages inadmissibles. Mais pour certains épisodes assez délicats, je crois être parvenu récemment à un tour plus elliptique), - à l'actif encore, quelques touches vraies et vives, qui font vibrer un ensemble plus ou moins vaseux. Mon ambition serait de reprendre tout cet ensemble, avec du recul, et de le faire traverser par une ligne mélodique presque continue. Mais si j'y arrivais, ne serait-ce pas au détriment des heurts, des crudités, des dissonances qui font plus ou moins vivre le tout ?
Combien de vues irréalisables dans tout ça ! Ce que je voudrais au moins, et ce qui doit être faisable, ce serait d'éliminer de cet énorme manuscrit ce qui y appartient encore le plus visiblement et le plus fâcheusement, quant à la langue, au XIXe siècle. J'entends par là l'énorme tranche romanesque qui va du Balzac de second ordre aux Mauriac et consorts, tout ce qui chez nous et souvent chez les plus prétendus « modernes », ressortit aux Michelet, Flaubert (je n'aime pas qu'on l'attaque bêtement, mais qu'il est donc terriblement XIXe !), aux naturalistes, au Gide des Nourritures, avec son biblisme poisseux, sa surenchère de pasteur branlé qui cherche à se déguiser en berger grec. Comme type de livre extraordinairement XIXe, je citerai, parmi les derniers, Au château d'Argol de Gracq. (...) L'admiration technique que j'ai pour Marcel Aymé, pour Sartre tient en partie à ce qu'ils sont presque entièrement débarrassés de ces vêtements trop portés, de même que Montherlant quand il est bon. Mais enfin, ni les uns ni les autres ne sont encore au premier rang. Si l'on fait de Céline une exception inclassable - ce que le bougre est bien ! -, si l'on considère Gide, qui nous a rappris à tous le français, comme un peu trop froid et rétracté, n'en revient-on pas à dire que le seul écrivain de premier rang qui soit entièrement de notre époque, d'une nouveauté absolue de langue, de son, de couleur, c'est encore Proust ? Dirais-je que mon idéal serait un Gide plus charnu, plus spontané ? Le mot « idéal » est ridicule. Le seul idéal, c'est de pouvoir être relu, cinquante, cent ans plus tard, comme Stendhal, sans qu'une seule formule sentant la mode puisse ennuyer chez un lecteur de bon goût. Hélas ! je suis littérairement d'un sang bien trop épais pour me permettre de caresser un tel espoir. Je m'estimerai encore bien heureux si je parviens à raboter tous ces « vides abominables », « infernale irritation », « glissades de l'esprit » et autres omnibus qui poussent comme chiendent sur une action avant tout intérieure. D'autre part, il ne faut pas, en voulant éviter ça, tomber dans le biscornu. - Ah ! mon vieux, c'est un foutu métier." (pp. 108-111 ; écrit en 1946.)
(Un trait typiquement flaubertien pour finir...) - A lire cette synthèse, on se prend à repenser à ce qu'écrivait Nabe en 1985, et que je citais récemment : "Le XXe siècle s'est achevé après cinquante ans d'existence. On ne sait plus quoi faire des cinquante ans qui nous restent. Nous sommes les passagers lâchés d'une loco supersonique. Comment rivaliser ? Comment être plus modernes que nos arrières-grands-pères ?". Une des voies poursuivies fut celle de la surenchère « moderne » et « technique », comme dit Rebatet, avec le Nouveau Roman notamment. Une autre, qui n'a pas fini de nous hanter, puisque nous vivons toujours avec ce manque, avec ce XXe "passé plus vite qu'une balle boche", ainsi que l'écrit encore Nabe, est la voie XIXe : haut de gamme chez Gracq, bas de gamme chez Marc Lévy, mais toujours XIXe.
(On pense à Muray et au XIXe siècle à travers les âges : mais le XIXe de Muray est une combinaison de progressisme et d'occultisme, alors que Rebatet a plus ici en tête des mièvreries romantiques et manichéennes. Il y a bien sûr des liens entre ces divers thèmes, notamment à travers la figure de Michelet, et il suffit de penser aux conneries d'amour éternel et de réincarnation que l'on trouve chez Lévy ou Musso pour s'en faire une idée. Si toutefois on commence à parler de quelqu'un comme Gracq, il faut sans doute être plus précis sur ces points que je n'en suis moi-même capable.)
Sans préjudice d'autres livres - car il ne s'agit pas ici de réécrire l'histoire littéraire française à partir de Rebatet et Nabe, mais de contribuer à les situer dans cette histoire -, il est évident que Les deux étendards, et la place qui y est donnée « à la métaphysique et au style » (et à l'érotisme, cela va ensemble), ouvraient d'autres directions, et que c'est notamment leur volonté de ne pas être trop « moderne » qui fait que, contrairement à ce que redoutait leur auteur, ils peuvent être lus « cinquante ans plus tard, sans qu'une formule sentant la mode puisse ennuyer un lecteur de bon goût ».
"Le XXe siècle a eu lieu" : c'est ce qu'Alain Badiou cherche à démontrer dans les différentes études du Siècle (Seuil, 2005). Je ne saurais dire aujourd'hui ce que valent ces études. Mais il faut bien qu'il ait eu lieu, et que quelque chose vienne après, pour que nous ne soyons pas autant envahis par des Lévy et Musso (et des Gracq ?). Les Étendards ont contribué à ce que ce siècle ait lieu, à ce qu'il ne passe pas trop vite, à ce que nous y comprenions quelque chose, toutes formules à peu près équivalentes ; et quoi que l'on pense des qualités et des défauts de Nabe, il me semble indéniable qu'il est de ceux qui y travaillent. Ce pourquoi d'ailleurs peut-être beaucoup de ses lecteurs sont moins admiratifs de son oeuvre en tant que telle qu'ils ne lui sont reconnaissants d'exister et de les guider. - Mais je n'ai pas encore lu L'homme qui s'arrêta d'écrire...
P.S. : Le XXe siècle, bien sûr, c'est aussi les guerres, Hitler, la Shoah, etc. L'optique d'Alain Badiou est d'ailleurs, autant qu'il m'en souvienne : le XXe siècle a existé malgré cela. Sans doute serait-il plus juste de dire qu'il a existé avec cela : un des intérêts de l'histoire de M. Lucien Rebatet est justement de se trouver à la croisée de ces chemins, et d'avoir ainsi contribué de diverses manières, plus ou moins glorieuses, à cette existence du XXe siècle.
De ce point de vue, on regrettera que dans l'édition récente et de bonne tenue des critiques cinématographiques de Rebatet durant la guerre (Pardès),
on se soit cru obligé de censurer certaines tirades antisémites de l'auteur. Je comprends bien, hélas, qu'un éditeur à la surface financière modérée ne veuille pas prendre le risque d'un procès coûteux pour publier des propos que lui-même sans doute désapprouve, mais il faut prendre conscience du manque que cela induit : l'antisémitisme de Rebatet fait partie non seulement de son oeuvre, mais de l'histoire de la littérature française - d'autant qu'il faut bien dire que ce thème le met singulièrement en verve et qu'il y atteint, c'est ainsi, certains des sommets de son expression. (Ajoutons que le pauvre gars qui un jour voudra rééditer ces textes in extenso aura vraiment le mauvais rôle et passera pour un antisémite forcené.) Si donc l'on veut comprendre ce siècle, et le « dépasser », il faut je crois d'abord en passer par là.
P.S. 2 : je continue par ailleurs tranquillement la lecture des Décombres. Livre essentiel sur la Drôle de guerre s'il en fût ! - Concernant l'antisémitisme, je n'ai pas encore trouvé de texte qui vaille de poursuivre l'étude entamée il y a quelques mois sur ce thème. Affaire à suivre...
P.S. 3 (ajouté le lendemain matin) : on peut lire avec profit l'interview de Nabe sur ses rapports avec le monde de l'édition. Ayant fini hier, après la rédaction de ce texte, les Lettres de prison, lesquelles s'achèvent sur le désespérant constat d'une conspiration du silence contre les Étendards lors de leur publication, il m'était difficile de ne pas regretter, tout absurde que cela puisse être d'un certain point de vue, que Rebatet n'ait pu le distribuer directement à ceux qui en voulaient...
Une citation d'ordre particulier et général à ce propos :
"Ce qui me crispe le plus, c'est l'hypocrisie d'une quantité de personnages (le Camus, les chrétiens de gauche, les gens de Combat) qui pérorent à longueur de temps sur la Liberté, pendant qu'ils multiplient les manoeuvres pour m'étouffer, ce qui n'est du reste qu'un tout petit aspect de leurs occupations ordinaires. Le libéralisme, qui fut un accident historique, est mort sans doute en 1914, certainement depuis 1939. Si l'on avait l'honnêteté de le reconnaître, je n'élèverais pas la moindre protestation. Mais, dans mon bord, naguère, nous réclamions l'autorité, la censure et le reste au nom de l'ordre. Aujourd'hui, on censure, on interdit, on emprisonne au nom de la liberté. Je ne vous cache pas que ce baratin m'aigrit l'estomac." (pp. 268-69)
- Faut-il vraiment commenter ?
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