L'égalité des sexes n'aura jamais lieu.
Oui, quelques remarques - sans aucun rapport avec le titre, que j'ai mis pour faire plaisir à l'auteur de ces lignes - à propos du dernier numéro de Causeur, pardon, d'Éléments (ça commence à se ressembler un peu).
- Ce n'est pas que je veuille à proprement parler faire une recension de ce numéro, que je n'ai d'ailleurs pas encore lu in extenso : j'aimerais autant adresser certaines remarques à cette valeureuse revue que la prendre comme point de départ de quelques réflexions générales.
D'abord, je tiens à citer cette réponse de Pierre Manent, dans l'entretien qu'il accorde à Éléments au sujet de son livre, avec lequel je vous bassine depuis quelques mois, Situation de la France, lorsque son interlocuteur parle du « spectre de la guerre civile » :
"On s'habitue un peu trop à évoquer cette éventualité. Préférerions-nous nous laisser glisser vers la catastrophe plutôt que de faire tous les efforts pour la prévenir ? Je nous trouve d'ailleurs trop indulgents pour nos gouvernements successifs. Leurs défaillances dans la protection des Français sont pourtant graves et répétées. J'ai peur que nous consentions à des massacres périodiques plutôt que de réclamer du gouvernement qu'il soit à la hauteur des enjeux." Ce qui est proche de ce que je vous disais la dernière fois. Statistiquement, on a individuellement peu de chances, surtout si l'on n'habite pas à Paris ou dans une grande ville, de se faire canarder ou exploser par des djihadistes, il est donc plus commode pour les paresseux que nous sommes de se parer d'un discours fataliste que de consacrer du temps à cette tache il est vrai peu aisée et sans garantie de réussite, "prévenir la catastrophe". Notre trop grande indulgence à l'égard des gouvernants est peut-être d'abord complaisance à l'égard de notre propre veulerie. - Je suis par ailleurs bien sûr d'accord avec P. Manent sur l'ardeur mise par certains (j'apprends que Ivan s'en-va-t'en-guerre-pour-les-autres Rioufol va sortir un livre appelé La guerre civile qui vient : "vient" en anglais c'est le même mot que jouir, Ivan en asperge déjà son caleçon en soie) à prophétiser une guerre civile (je rappelle que je n'en nie pas la potentialité, ni même l'actualité).
(Par ailleurs, contrairement à ce que dit I. Rioufol, ce ne sont pas les islamistes qui sont les premiers à vouloir la guerre civile, mais ceux qui ont encouragé les islamistes à s'implanter en France, ou qui ont laissé des musulmans, dont certains salafistes, etc., s'implanter en France. Au jugement dernier Julien Dray sera plus condamné que Tariq Ramadan.)
- De ce point de vue, l'idée directrice du numéro d'Éléments, comme quoi "L'avenir n'est écrit nulle part", me semble relever d'un sain état d'esprit. Je suis plus sceptique sur la manière d'« ouverture à gauche » qui permet certes à la revue, à travers des interviews de Michel Onfray et Jacques Sapir, d'élargir son audience et d'essayer de contribuer à la création d'un front anti-libéral, anti-capitaliste, anti-Forme capital, anti-UMPS, etc., mais dont je ne suis pas certain que, menée ainsi, elle soit politiquement productive ni intellectuellement intéressante. D'abord parce que les interviews en question, entre un M. Onfray toujours aussi préoccupé par l'image qu'il donne et un J. Sapir désespérément matérialiste, se lisent avec ennui. Ensuite et surtout parce qu'il y a un côté à la fois faux cul et approximatif dans cette approche. Il y a une thèse d'ensemble, un fil directeur dans Éléments, j'y souscris sans peine : par rapport et par opposition au refus de toute limite qui est celui du capitalisme, il faut retrouver un sens des limites, de la mesure, de la finitude. Que l'on retrouve cette idée dans à peu près tous les articles, dont les sujets sont pourtant censés être variés, donne à penser que l'idée en question ouvre tout de même un peu trop de portes théoriques pour être tout à fait honnête, mais, plus profondément, renvoie à son aspect essentiellement négatif, au moins dans la façon dont elle est communément exprimée dans la revue.
Ici comme souvent à ce comptoir, je m'efforce de tenir ensemble des positions que l'on estime souvent contradictoires, faute de les considérer avec suffisamment de rigueur. En l'occurrence, je ne pense pas du tout qu'Alain de Benoist soit un dangereux fasciste qui s'avance et s'enfonce comme un coin dans la contestation dite de gauche, masqué par la protection de l'étendue de sa culture intellectuelle et une forme de neutralité humaniste. Mais, à l'inverse, je lui reproche d'avancé masqué par le flou qu'il entretient sur ses propres positions. Le stratège ici nuit au penseur - à moins qu'il ne permette au penseur de moins penser, je ne sais pas. Il en est d'Éléments comme de n'importe quelle revue politique, ou de n'importe quel programme politique : on ne peut pas être simplement « anti ». On est « anti » à partir de certaines valeurs, les valeurs étant des définitions, et par conséquent, à un moment où un autre, des affirmations, ce qui n'a pas de rapport direct avec la structure grammaticale de leurs formulations ("Tu ne tueras point" implique quelque chose d'affirmatif sur la vie). Or, la thèse anti-capitaliste que tous les participants à Éléments reprennent à leur compte n'est pas suffisante en tant que telle. Outre que le capitalisme ne s'est pas toujours aussi nettement manifesté que dans la période actuelle par son caractère illimité, il faut aussi dire pourquoi on se doit ou se devrait de faire l'éloge de la finitude. La finitude de certains païens, les sceptiques à la Marc-Aurèle par exemple, n'est pas du tout la même chose que la finitude résultant du péché originel : surtout, la conception des limites que ces deux types de finitude entraînent ne sont pas faites pour se rejoindre. Pour le dire rapidement, la finitude chrétienne a quelque chose d'une prise d'élan vers l'infini, elle est une forme paradoxale d'incitation à repousser ses limites à partir d'une modestie première, ce qui n'a pas grand-chose de commun avec un certain sens païen de la mesure, de la clôture, du refus de l'excès (Heil Chesterton, apologétique chrétien, je cite mes sources, je n'ai pas trouvé mieux sur le sujet).
On peut répondre que, par rapport aux innombrables dégâts provoqués par le capitalisme actuel, ces distinctions doivent passer à l'arrière-plan et qu'une sorte d'union des hommes de bonne volonté non capitalistes est plus urgente que de s'attarder sur des questions qui semblent quelque peu secondaires aux individus plus ou moins « sortis de la religion » d'aujourd'hui (A. de Benoist a souvent cité Marcel Gauchet). Sans compter que faire entrer l'Islam (et donc certains musulmans français en qui l'on voit des alliés potentiels) dans ces cadres est pour le moins incommode. Tout cela se tient, je peux aisément admettre l'intérêt politique des malentendus constructifs. Il manque néanmoins ici une articulation logique. On ne peut décrire le capitalisme seulement par les dégâts illimités qu'il commet : si pour une raison, technologique par exemple, il en commettait moins et se mettait à tourner plus rond, deviendrait-il moralement plus admissible ? Il n'y a pas à douter que beaucoup des lecteurs « de gauche » et « de droite » d'Éléments le penseraient, ou à tout le moins n'auraient guère de raisons théoriques de ne pas le penser.
Ceci - ou ce type de raisonnement - est valable aussi pour la vision qu'Alain Soral nous propose de la France des années 50 et du début des années 60 : que la période ait pu être pour beaucoup agréable à vivre, je veux bien, mais elle a conduit aux années 70. Après tout, une bonne part des revendications émises par les jeunes de Mai 68 revenait à demander à leurs parents le droit de se comporter comme eux, mais plus tôt et avec moins d'hypocrisie (ou de sagesse, c'est selon). Et comme l'État - et l'État gaullien si cher à Alain Soral - leur avait donné la possibilité technique, grâce à la pilule, et légale, en légalisant la contraception, de baiser dans tous les sens comme leurs aînés, mais avec moins de risques de gamins, donc moins de mariages plus ou moins forcés, moins de contraintes, moins de divorces aussi (ceci avant que le mariage ne revienne à la mode), d'une part on comprend que ces jeunes aient manifesté leur impatience, d'autre part on ne voit pas ce que leurs parents - qui traînaient de surcroît le poids de la défaite de 40 et de tout ce qui s'ensuivit, mais ceci est peut-être une autre histoire - pouvaient bien leur répondre. - D'ailleurs, ils ne répondirent finalement pas grand-chose.
(Mai 68 eût-il eu lieu sans la pilule - la pilule qui fait déborder le vase… -, c'est une vraie question. Il est d'autant plus aisé de clamer la légitimité de la baise universelle lorsqu'on n'a plus à se poser la question des conséquences du coït - ceci avant que le Sida, ou ce qui en tient lieu, ne vienne rappeler à l'espèce humaine (et d'abord aux représentants les plus bestiaux de cette espèce, comme dirait Manny Pacquiao) que le sexe est le sexe et autre chose que le sexe… Dans cette optique le pourtant catholique de Gaulle se serait suicidé avec cette pilule - comme d'autres se suicident en avalant une pilule à l'arsenic… Qui vit en agent double meurt en agent double ?)
- Tant que j'y suis à dire du mal du Général, je remarquerai une autre inconséquence chez ce catholique proclamé, sa difficulté bien connue à pardonner à ses adversaires vaincus. Pardonner n'est pas plus aisé à un catholique qu'à un autre, mais il est censé avoir plus à coeur de surmonter ce genre de difficulté. Passons pour ce jour.
(Le sexe n'est que le sexe, c'est vrai pour les animaux… et les homosexuels ? Oui, mais dans le sens inverse de ce qu'ont compris les gens aux propos de Manny Pacquiao : le sexe homosexuel est déconnecté de la possibilité de la reproduction, c'est précisément en quoi il lui manque l'ambivalence de l'union normale, qui se débat si j'ose dire avec l'aspect animal de la chose (encore une histoire de finitude, soit dit en passant). Si M. Pacquiao choque, ce n'est pas parce qu'il n'aime pas les pédés, c'est parce que, à travers sa comparaison avec les animaux, il touche du doigt ce fait que dans notre univers de contraception presque 100% efficace, de déconnexion du sexe d'avec la reproduction (qui deviendra peut-être, du coup, un jour, un univers sans sexe, d'ailleurs, puisque l'espèce se reproduira sans s'unir…), nous baisons tous plus ou moins comme des pédés… et que nous n'aimons pas qu'un boxeur philippin nous y fasse inconsciemment penser.)
Bon, j'étais parti pour un petit détour par de Gaulle et Soral, et je me suis laissé entraîner… Revenons à notre idée principale du jour, telle que la lecture d'Éléments me l'a suggérée : il importe, autant bien sûr que faire se peut, de ne pas confondre un moment historique, ou une conjoncture par définition momentanée, avec une vérité logique. Je pourrais d'ailleurs le formuler à partir des questions écologiques : être anticapitaliste parce que notre planète souffre des dommages que l'économie capitaliste, dans son fonctionnement actuel, lui cause, c'est une position sentimentale et d'un point de vue conceptuel insuffisante. Car là encore, si le système parvient, grâce à quelques innovations technologiques lucratives, à être plus « respectueux de l'environnement », à partir de quel angle de vue pourra-t-on alors critiquer le capitalisme ?
En clair : si le capitalisme est une monstruosité anthropologique et morale en tant que tel, il n'est pas réformable. Tout au plus peut-on souhaiter qu'il soit contenu dans ses effets les plus destructeurs, tant qu'il ne cède pas la place à un système, non pas plus humain, mais humain. Si le capitalisme est une monstruosité parce qu'il a des effets monstrueux, il se peut qu'il soit réformable. A la lecture d'Éléments - ou, en tout cas, des thèmes les plus ressassés par les auteurs des articles des deux derniers numéros -, on ne voit pas à partir de quelles notions morales absolues le capitalisme est jugé. Et ceci n'est pas qu'une objection de théoricien en chambre, tant le système capitaliste a pu être capable - et certes ce n'est pas en ce moment sa qualité la plus visible… - de battre en retraite, même sur des points importants, et même en protestant vertement, aussi longtemps que l'essentiel était préservé : la structure capitaliste des esprits - laquelle, sous le nom de mondialisation, gagne encore et toujours du terrain.
P.S. aux lecteurs de Jean-Pierre Voyer, et notamment de sa correspondance avec Serge Latouche (cité dans ce numéro d'Éléments - à toutes fins utiles, je signale que l'idée que "l'économie n'existe pas" est de J.-P. Voyer…) dans Hécatombe. Au cours de cette controverse, J.-P. Voyer insiste sur le caractère intrinsèquement dégueulasse de la condition de salarié, ou, c'est justement la même chose, d'esclave salarié. Ce à quoi S. Latouche lui répond qu'en tant que professeur plutôt bien payé et qui travaille sur ce qui l'intéresse il ne voit pas en quoi il est un esclave. Avec Mme El Khomri (la France, colonie marocaine…), il est probable que beaucoup d'esclaves salariés vont mieux comprendre en quoi ils sont esclaves, mais il faut insister là-dessus : l'esclavage était déjà là. Plus supportable, il est vrai, mais déjà là. Le système était déjà dégueulasse, avec Mme El Khomri il sera, si l'on peut dire, mieux dégueulasse. Jean-Pierre Voyer avait raison il y a trente ans, Serge Latouche avait tort il y a trente ans. La vérité ne varie pas.
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