Bon Samaritain.
(Note du 10.11. Ajout en post-scriptum d'une note sur le livre Les Penchants criminels de l'Europe démocratique. Cet ajout a conduit - problème technique - à la suppression totale du texte par Blogger.com. J'en avais heureusement une copie, mais il se peut qu'elle diffère, sur quelques questions de forme, du texte précédemment mis en ligne.)
J'ai acheté, autant par curiosité que pour soutenir un éditeur (La fabrique) et un libraire (Actualités, Paris, rue Dauphine) que j'aime bien, le dernier livre de Jacques Rancière, La haine de la démocratie. J'espérais y trouver un affrontement en bonne et due forme avec P. Muray - qui me tracasse beaucoup en ce moment, on l'aura compris -, j'y ai surtout vu des idées qui ne pourront que plaire à M. Chouard, sur le texte duquel j'ai récemment écrit. Comme cet homme est un bourreau de travail, que je peux ici lui mâcher la besogne, et que, bien sûr, ces idées me semblent dignes d'intérêt, je retranscris ici certains passages, avec quelques commentaires. J'ose espérer que l'audience limitée - mais certainement choisie - de ce blog dissuadera La fabrique de m'intenter des poursuites - achetez donc Au mépris des peuples de F.-X. Verschave, L'industrie de l'Holocauste de N. Finkelstein (un procès de plus perdu par le remarquable changeur de religion M. Goldnadel), Le moteur humain de A. Rabinbach...
Bref. La thèse principale de M. Rancière, et bien que je connaisse très peu cet auteur il me semble qu'il l'explore depuis déjà quelque temps, est que la démocratie n'est pas un régime politique stricto sensu, mais à la fois la preuve et le désir qu'aucun régime n'est plus légitime qu'un autre. Qu'il repose sur la naissance, l'argent, la parole de Dieu, un régime politique en effet ne peut faire l'économie de relations égalitaires dans la société, ne serait-ce que pour que les flics comprennent ce qu'on leur dit et pourquoi ils doivent obéir. Mais aussi pour que les scientifiques soient formés et travaillent correctement, pour que le clergé ou les professeurs soient compétents, etc... Même l'inégalité érigée en principe ne peut se passer d'une multitude de relations égalitaires de fait : la démocratie, ce serait d'une part cet impensé des théories inégalitaires et la volonté d'élargir concrètement le champ de l'égalité. M. Rancière confronte cette double théorie aux discours anti-démocratiques contemporains - et antiques, puisqu'il montre éloquemment que certains ponts-aux-ânes actuels ne sont que du sous-Renan, qui lui-même ne faisait que du sous-Platon. Je précise d'ailleurs, et n'y reviendrai pas, que je trouve M. Rancière bien imprécis quant aux intellectuels anti-démocratiques contre lesquels il entend réagir et qu'il se peut qu'il constitue lui-même la pensée qu'il désire combattre. Cela ne change pas grand-chose à que j'ai à écrire aujourd'hui.
Mes interventions sont en italiques, ou en caractères gras quand je souligne une expression dans le corps du texte cité.
Mais laissons la parole à l'auteur.
- p. 32 : "...Renan et (...) sa vision des élites savantes garantes des libertés dans un pays menacé par le despotisme inhérents au catholicisme. (...) Que cette thèse s'accompagne chez Renan d'une nostalgie sensible pour le peuple catholique médiéval, mettant son travail et sa foi au service de la grande œuvre des cathédrales, n'est pas une contradiction. Il faut que les élites soient "protestantes", c'est-à-dire individualistes et éclairées, et le peuple "catholique", c'est-à-dire compact et plus croyant que savant, telle est, de Guizot à Taine ou Renan, le noyau de la pensée des élites du XIXème siècle."
Le lien avec de peu estimables contemporains n'est pas malaisé à retracer. On notera que la vision du catholicisme médiéval attribuée ici (avec raison sans doute) à Renan est bien simpliste - le catholicisme n'est pas que soumission -, et que cette division sociale pourrait être un principe cohérent s'il était exprimé franchement et si les élites étaient à la hauteur de l'image qu'elles se donnent à elles-mêmes.
- p. 34 : une perle parmi d'autres du faisandé Finkielkraut : "le venin de la fraternité". ( L'imparfait du présent, 2002, p. 164).
- pp. 35-36 : "La dénonciation de l'"individualisme démocratique" opère en effet, à peu de frais, le recouvrement de deux thèses : la thèse classique des possédants (les pauvres en veulent toujours plus) et la thèse des élites raffinées : il y a trop d'individus, trop de gens qui prétendent au privilège de l'individualité. Le discours intellectuel dominant rejoint ainsi la pensée des élites censitaires et savantes du XIXème siècle : l'individualité est une bonne chose pour les élites, elle devient un désastre de la civilisation si tous y ont accès."
Bien vu - encore faudrait-il travailler cette notion d'individualité, dont on peut constater chaque jour qu'elle n'a pas que du bon.
- p. 48, après un détour par Platon, à qui il est fait allusion dans la première phrase : "La démocratie n'est pas le bon plaisir des enfants, des esclaves ou des animaux. Elle est le bon plaisir du dieu, celui du hasard, soit d'une nature qui se ruine elle-même comme principe de légitimité. La démesure démocratique n'a rien à voir avec quelque folie consommatrice. Elle est simplement la perte de la mesure selon laquelle la nature donnait sa loi à l'artifice communautaire à travers les relations d'autorité qui structurent le corps social. Le scandale est celui d'un titre à gouverner entièrement disjoint de toute analogie avec ceux qui ordonnent les relations sociales, de toute analogie entre la convention humaine et l'ordre de la nature. C'est celui d'une supériorité fondée sur aucun autre principe que l'absence même de supériorité."
(Je clarifie : J. Rancière montre que Platon, quand il fait la liste des principes de gouvernements - richesse, naissance, âge, capacités... - est obligé d'admettre le hasard parmi ces principes - rappelons que Platon travaille à la fin de l'âge d'or de la démocratie athénienne, précisément fondée sur la pratique du tirage au sort. Cette présence du hasard remettrait à leur juste place - c'est-à-dire arbitraire, conventionnelle - les autres principes prétendument fondés en nature.)
- pp. 49-56 : "Le tirage au sort a depuis lors fait l'objet d'un formidable travail d'oubli [en note, l'auteur recommande sur ce sujet : Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 1996]. Nous opposons tout naturellement la justice de la représentation et la compétence des gouvernants à son arbitraire et aux risques mortels de l'incompétence. Mais le tirage au sort n'a jamais favorisé les incompétents plus que les compétents [cela dépend tout de même de la proportion de "compétents" dans la population...]. S'il est devenu impensable pour nous, c'est que nous sommes habitués à considérer comme toute naturelle une idée qui ne l'était certainement pas pour Platon et qui ne l'était pas davantage pour les constituants français ou américains d'il y a deux siècles : que le premier titre sélectionnant ceux qui sont dignes d'occuper le pouvoir soit le fait de désirer l'exercer.
Platon sait donc que le sort ne se laisse pas si aisément écarter. (...) Il y a à cela deux raisons. (...) La première est que le procédé du tirage au sort est en accord avec le principe du pouvoir des savants sur un point, qui est essentiel : le bon gouvernement, c'est le gouvernement de ceux qui ne désirent pas gouverner. S'il y a une catégorie à exclure de la liste de ceux qui sont aptes à gouverner, c'est en tout cas ceux qui briguent pour obtenir le pouvoir. (...)
[La deuxième raison :]Platon sait parfaitement ce qu'Aristote énoncera dans la Politique : ceux qu'on appelle les "meilleurs" dans les cités sont simplement les plus riches, et l'aristocratie n'est jamais qu'une oligarchie, soit un gouvernement de la richesse. La politique, de fait, commence là où l'on touche à la naissance, où la puissance des bien nés qui se réclamait de quelque dieu fondateur de tribu est déclarée pour ce qu'elle est : la puissance des propriétaires. Et c'est bien ce qu'a mis en lumière la réforme de Clisthène institutrice de la démocratie athénienne. Clisthèse a recomposé les tribus d'Athènes en assemblant artificiellement, par un procédé contre-nature, des dèmes - c'est-à-dire des circonscriptions territoriales - géographiquement séparés. Ce faisant, il a détruit le pouvoir indistinct des aristocrates-propriétaires-héritiers du dieu du lieu. C'est très exactement cette dissociation que le mot de démocratie signifie. Le critique [Il s'agit de Jean-Claude Milner, j'en reparlerai en conclusion] des "penchants criminels" de la démocratie a donc raison sur un point : la démocratie signifie une rupture dans l'ordre de la filiation. (...) La démocratie n'est pas pas l'"illimitation" moderne qui détruirait l'hétérotopie nécessaire à la politique. Elle est au contraire la puissance fondatrice de cette hétérotopie, la limitation première du pouvoir des formes d'autorité qui régissent le corps social. (...)
Si politique veut dire quelque chose, cela veut dire quelque chose qui s'ajoute à tous ces gouvernements de la paternité, de l'âge, de la richesse, de la force ou de la science qui ont cours dans les familles, les tribus, les ateliers ou les écoles et proposent leurs modèles pour l'édification des formes plus larges et plus complexes de communautés humaines. Il y faut quelque chose de plus, un pouvoir qui vienne du ciel, dit Platon. Mais du ciel ne sont jamais venues que deux sortes de gouvernements : le gouvernement des temps mythiques, le règne direct du pasteur divin paissant le troupeau humain, ou des daimones commis par Cronos à la direction des tribus ; et le gouvernement du hasard divin, le tirage au sort des gouvernants, soit la démocratie. Le philosophe veut supprimer le désordre démocratique pour fonder la vraie politique, mais il ne le peut que sur la base de ce désordre lui-même, qui a tranché le lien entre les chefs des tribus de la cité et les daimones serviteurs de Cronos.(...)
L'histoire a connu deux grands titres à gouverner les hommes : l'un qui tient à la filiation humaine ou divine, soit la supériorité dans la naissance ; l'autre qui tient à l'organisation des activités productrices et reproductrices de la société, soit le pouvoir de la richesse. Les sociétés sont habituellement gouvernées par une combinaison de ces deux puissances auxquelles force et science portent, en des proportions diverses, leur renfort. Mais si les anciens doivent gouverner non seulement les jeunes mais aussi les savants et les ignorants, si les savants doivent gouverner non seulement les ignorants mais les riches et les pauvres, s'ils doivent se faire obéir des détenteurs de la force et comprendre des ignorants, il y faut quelque chose de plus, un titre supplémentaire, commun à ceux qui possèdent tous ces titres mais aussi commun à ceux qui les possèdent et à ceux qui ne les possèdent pas. Or le seul qui reste, c'est le titre anarchique, le titre propre à ceux qui n'ont pas plus de titre à gouverner qu'à être gouvernés.
C'est cela d'abord que démocratie veut dire. La démocratie n'est ni un type de constitution, ni une forme de société. Le pouvoir du peuple n'est pas celui de la population réunie, de sa majorité ou des classes laborieuses. Il est simplement le pouvoir propre à ceux qui n'ont pas plus de titre à gouverner qu'à être gouvernés. De ce pouvoir-là on ne peut pas se débarrasser en dénonçant la tyrannie des majorités, la bêtise du gros animal ou la frivolité des individus consommateurs. Car il faut alors se débarrasser de la politique elle-même. Celle-ci n'existe que s'il y a un titre supplémentaire à ceux qui fonctionnent dans l'ordinaire des relations sociales. Le scandale de la démocratie, et du tirage au sort qui en est l'essence, est de révéler que ce titre ne peut être que l'absence de titre, que le gouvernement des sociétés ne peut reposer en dernière essence que sur sa propre contingence. [Il y a du Mauss dans cette dernière idée, j'y reviendrai à l'occasion.] (...)
C'est le paradoxe que Platon rencontre avec le gouvernement du hasard et que, dans sa récusation furieuse ou plaisante de la démocratie, il doit néanmoins prendre en compte en faisant du gouvernant un homme sans propriété que seul un heureux hasard a appelé à cette place. C'est celui que Hobbes, Rousseau et tous les penseurs modernes du contrat et de la souveraineté rencontrent tour à tour à travers les questions du consentement et de la légitimité. L'égalité n'est pas une fiction. Tout supérieur l'éprouve, au contraire, comme la plus banale des réalités. Pas de maître qui ne s'endorme et ne risque ainsi de laisser filer son esclave, pas d'homme qui ne soit capable d'en tuer un autre, pas de force qui s'impose sans avoir à se légitimer, à reconnaître donc, pour que l'inégalité puisse fonctionner, une égalité irréductible. Dès que l'obéissance doit passer pour un principe de légitimité, qu'il doit y avoir des lois qui s'imposent en tant que lois et des institutions qui incarnent le commun de la communauté, le commandement doit supposer une égalité entre celui qui commande et celui qui est commandé. Ceux qui se croient malins et réalistes peuvent toujours dire que l'égalité n'est que le doux rêve angélique des imbéciles et des âmes tendres. Malheureusement pour eux, elle est une réalité sans cesse et partout attestée. Pas de service qui s'exécute, pas de savoir qui se transmette, pas d'autorité qui s'établisse sans que le maître ait, si peu que ce soit, à parler "d'égal à égal" avec celui qu'il commande ou instruit. La société inégalitaire ne peut fonctionner que grâce à une multitude de relations égalitaires. C'est cette intrication de l'égalité dans l'inégalité que le scandale démocratique vient manifester pour en faire le fondement même du pouvoir commun. (...)
[J'aime bien tout ce passage, j'en approuve l'idée principale et même la reconnais comme quelque chose "su-sans-avoir-été-formulé", mais je note tout de même que l'on pourrait en tirer une conclusion que J. Rancière évite d'évoquer : à quoi bon l'égalité constitutionnelle s'il y a égalité de fait, même "si peu que ce soit" ? Ou encore : l'égalité de fait ne peut-elle pas être plus assurée dans certains régimes inégalitaires que dans certains régimes égalitaires ? Ceci appellerait d'autres développements : revenons à cette longue citation et laissons l'auteur conclure :]
Mais ce fondement est en fait aussi bien une contradiction : la politique, c'est le fondement du pouvoir de gouverner dans son absence de fondement. (...) Les plaintes ordinaires sur la démocratie ingouvernable renvoient en dernière instance à ceci : la démocratie n'est ni une société à gouverner, ni un gouvernement de la société, elle est proprement cet ingouvernable sur quoi tout gouvernement doit en définitive se découvrir fondé."
- p. 58 : "Les sociétés, aujourd'hui comme hier, sont organisées par le jeu des oligarchies. Et il n'y a pas à proprement parler de gouvernement démocratique. Les gouvernements s'exercent toujours de la minorité sur la majorité."
- pp. 60-62 : "La représentation n'a jamais été un système inventé pour pallier l'accroissement des populations. Elle n'est pas une forme d'adaptation de la démocratie aux temps modernes et aux vastes espaces. Elle est, de plein droit, une forme oligarchique, une représentation des minorités qui ont titre à s'occuper des affaires communes. (...) L'évidence qui assimile la démocratie à la forme du gouvernement représentatif, issu de l'élection, est toute récente dans l'histoire. La représentation est dans son origine l'exact opposé de la démocratie. Nul ne l'ignore au temps des révolutions américaine et française. Les Pères fondateurs et nombre de leurs émules français y voient justement le moyen pour l'élite d'exercer en fait, au nom du peuple, le pouvoir qu'elle est obligée de lui reconnaître mais qu'il ne saurait exercer sans ruiner le principe même du gouvernement. (...) La "démocratie représentative" peut sembler aujourd'hui un plénoasme. Mais cela a d'abord été un oxymore. [La démonstration historique sur la représentation, qui précède ce passage, n'est pas très convaincante.] (...)
Le suffrage universel n'est en rien une conséquence naturelle de la démocratie. La démocratie n'a pas de conséquence naturelle précisément parce qu'elle est la division de la "nature", le lien rompu entre propriétés naturelles et formes de gouvernement. Le suffrage universel est une forme mixte, née de l'oligarchie, détournée par le combat démocratique et perpétuellement reconquise par l'oligarchie qui propose ses candidats et quelquefois ses décisions au choix du corps électoral sans jamais pouvoir exclure le risque que le corps électoral se comporte comme une population de tirage au sort."
- pp. 79-82 : "Tout Etat est oligarchique. (...) Mais l'oligarchie donne à la démocratie plus ou moins de place, elle est plus ou moins mordue par son activité. En ce sens, les formes constitutionnelles et les pratiques des gouvernements oligarchiques peuvent être dites plus ou moins démocratiques. On prend habituellement l'existence d'un système représentatif comme critère pertinent de la démocratie. Mais ce système est lui-même un compromis instable, une résultante de forces contraires. Il tend vers la démocratie [abus de langage si l'on suit le raisonnement même de l'auteur] dans la mesure où il se rapproche du pouvoir de n'importe qui. De ce point de vue, on peut énumérer les règles définissant le minimum permettant à un système représentatif de se déclarer démocratique. [Suit un catalogue de principes que l'on croirait extraits du texte de Etienne Chouard : non-cumul, réduction des dépenses de campagne, "contrôle de l'ingérence des puissances économiques dans les processus électoraux"...]. De telles règles n'ont rien d'extravagant et, dans le passé, bien des penseurs ou des législateurs, peu portés à l'amour inconsidéré du peuple [Des noms, des noms !], les ont examinées avec attention comme des moyens d'assurer l'équilibre des pouvoirs, de dissocier la représentation de la volonté générale de celle des intérêts particuliers et d'éviter ce qu'ils considéraient comme le pire des gouvernements : le gouvernement de ceux qui aiment le pouvoir et sont adroits à s'en emparer. Il suffit pourtant aujourd'hui de les énumérer pour susciter l'hilarité. A bon droit : ce que nous appellons démocratie est un fonctionnement étatique et gouvernemental exactement inverse. (...) En bref : l'accaparement de la chose publique par une solide alliance de l'oligarchie étatique et de l'oligarchie économique. (...) Les maux dont souffrent nos démocraties sont d'abord les maux liés à l'insatiable appétit des oligarques. [Merci de le rappeler.]
Nous ne vivons pas dans des démocraties. (...) Nous vivons dans des Etats de droits oligarchiques, c'est-à-dire dans des Etats où le pouvoir de l'Etat est limité par la double reconnaissance de la souveraineté populaire et des libertés individuelles. [J. Rancière enchaîne sur un tableau assez sarcastique de ce qui reste de ces "libertés", pour conclure :] Les "droits de l'homme et du citoyen sont [avant tout] les droits de ceux qui leur donnent réalité."
- les pp. 87-88 évoquent le référendum relatif au TCE (sur un ton assez Politis).
- p. 89 : "Si l'on peut établir par comparaisons statistiques que certaines formes de flexibilisation du droit du travail créent à moyen terme plus d'emplois qu'elles n'en suppriment, il est plus difficile de démontrer que la libre circulation de capitaux exigeant une rentabilité toujours plus rapide soit la loi providentielle conduisant l'humanité tout entière vers un avenir meilleur. Il y faut une foi. L'"ignorance" reprochée au peuple est simplement son manque de foi. De fait, la foi historique a simplement changé de camp. Elle semble aujourdhui l'apanage des gouvernants et de leurs experts."
Pour ce qu'il faut peut-être en conclure, je me permets de renvoyer à mon Illumination du 22 août dernier.
- p. 95, Jacques Rancière note que le concept de "populisme" tel qu'il est utilisé à tire-larigot actuellement est "emprunté à l'arsenal léniniste", ce que j'ignorais.
- pp. 105-106, on en arrive à la conclusion : "La démocratie n'est ni cette forme de gouvernement qui permet à l'oligarchie de régner au nom du peuple, ni cette forme de société que règle le pouvoir de la marchandise. Elle est l'action qui sans cesse arrache aux gouvernements oligarchiques le monopole de la vie publique et à la richesse la toute-puissance sur les vies. Elle est la puissance qui doit, aujourd'hui plus que jamais, se battre contre la confusion de ces pouvoirs en une seule et même loi de la domination. (...) La société inégale ne porte en son flanc aucune société égale [ C'est une critique de Marx et de T. Negri.]. La société égale n'est que l'ensemble des relations égalitaires qui se tracent ici et maintenant à travers des actes singuliers et précaires. La démocratie est nue dans son rapport au pouvoir de la richesse comme au pouvoir de la filiation qui vient aujourd'hui le seconder [reproduction à la Bourdieu ; "judaïsme", évangélisme américain...] ou le défier ["islamisme radical"]. Elle n'est fondée dans aucune nature des choses et garantie par aucune forme institutionnelle. Elle n'est portée par aucune nécessité historique et n'en porte aucune. Elle n'est confiée qu'à la constance de ses propres actes [Tiens ! du Badiou...]. La chose a de quoi susciter de la peur, donc de la haine, chez ceux qui sont habitués à exercer le magistère de la pensée. Mais chez ceux qui savent partager avec n'importe qui le pouvoir égal de l'intelligence, elle peut susciter à l'inverse du courage, donc de la joie."
Telles sont certaines des principales idées de ce livre parfois dynamique parfois un rien pompeux et que l'on aimerait plus fouillé historiquement. Il me semble néanmoins que ces idées valaient d'être diffusées dans la faible mesure des moyens d'un bloggeur.
On aura peut-être remarqué que j'ai laissé de côté de nombreux pans de ce texte : c'est qu'ils concernent notamment un livre de Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l'Europe démocratique, qui pose avec virulence le problème du rapport entre la démocratie et les Juifs. Comme cela me rapproche de ce que je veux écrire sur Muray, et que de surcroît j'ai appris que dans un livre à paraître prochainement, Alain Badiou répondait lui aussi à J.-C. Milner, il m'a paru plus approprié de me concentrer ici sur ce qui relevait le plus directement d'une problématique proche de celle de M. Chouard - ce qui ne doit pas signifier que je crois résolue le moins du monde la question de la filiation. Mais qui le croit sérieusement ?
Post-scriptum du 10.11. J'ai lu ce jour le livre de Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l'Europe démocratique. Il contient trop d'abus, et même de malhonnêteté intellectuelle (je peux le prouver), pour que je prenne la peine d'en faire une recension, ce qui est d'autant plus regrettable que l'on y trouve aussi, notamment dans l'annexe "Eclaircissements", d'intéressants aperçus sur la notion de majorité ou sur les différences entre Europe et Etats-Unis, aperçus sur lesquels il se peut que je revienne dans le grand œuvre maintes fois annoncé déjà. J'en ferai alors état, références et révérences à l'appui, cela va de soi.
J'ai acheté, autant par curiosité que pour soutenir un éditeur (La fabrique) et un libraire (Actualités, Paris, rue Dauphine) que j'aime bien, le dernier livre de Jacques Rancière, La haine de la démocratie. J'espérais y trouver un affrontement en bonne et due forme avec P. Muray - qui me tracasse beaucoup en ce moment, on l'aura compris -, j'y ai surtout vu des idées qui ne pourront que plaire à M. Chouard, sur le texte duquel j'ai récemment écrit. Comme cet homme est un bourreau de travail, que je peux ici lui mâcher la besogne, et que, bien sûr, ces idées me semblent dignes d'intérêt, je retranscris ici certains passages, avec quelques commentaires. J'ose espérer que l'audience limitée - mais certainement choisie - de ce blog dissuadera La fabrique de m'intenter des poursuites - achetez donc Au mépris des peuples de F.-X. Verschave, L'industrie de l'Holocauste de N. Finkelstein (un procès de plus perdu par le remarquable changeur de religion M. Goldnadel), Le moteur humain de A. Rabinbach...
Bref. La thèse principale de M. Rancière, et bien que je connaisse très peu cet auteur il me semble qu'il l'explore depuis déjà quelque temps, est que la démocratie n'est pas un régime politique stricto sensu, mais à la fois la preuve et le désir qu'aucun régime n'est plus légitime qu'un autre. Qu'il repose sur la naissance, l'argent, la parole de Dieu, un régime politique en effet ne peut faire l'économie de relations égalitaires dans la société, ne serait-ce que pour que les flics comprennent ce qu'on leur dit et pourquoi ils doivent obéir. Mais aussi pour que les scientifiques soient formés et travaillent correctement, pour que le clergé ou les professeurs soient compétents, etc... Même l'inégalité érigée en principe ne peut se passer d'une multitude de relations égalitaires de fait : la démocratie, ce serait d'une part cet impensé des théories inégalitaires et la volonté d'élargir concrètement le champ de l'égalité. M. Rancière confronte cette double théorie aux discours anti-démocratiques contemporains - et antiques, puisqu'il montre éloquemment que certains ponts-aux-ânes actuels ne sont que du sous-Renan, qui lui-même ne faisait que du sous-Platon. Je précise d'ailleurs, et n'y reviendrai pas, que je trouve M. Rancière bien imprécis quant aux intellectuels anti-démocratiques contre lesquels il entend réagir et qu'il se peut qu'il constitue lui-même la pensée qu'il désire combattre. Cela ne change pas grand-chose à que j'ai à écrire aujourd'hui.
Mes interventions sont en italiques, ou en caractères gras quand je souligne une expression dans le corps du texte cité.
Mais laissons la parole à l'auteur.
- p. 32 : "...Renan et (...) sa vision des élites savantes garantes des libertés dans un pays menacé par le despotisme inhérents au catholicisme. (...) Que cette thèse s'accompagne chez Renan d'une nostalgie sensible pour le peuple catholique médiéval, mettant son travail et sa foi au service de la grande œuvre des cathédrales, n'est pas une contradiction. Il faut que les élites soient "protestantes", c'est-à-dire individualistes et éclairées, et le peuple "catholique", c'est-à-dire compact et plus croyant que savant, telle est, de Guizot à Taine ou Renan, le noyau de la pensée des élites du XIXème siècle."
Le lien avec de peu estimables contemporains n'est pas malaisé à retracer. On notera que la vision du catholicisme médiéval attribuée ici (avec raison sans doute) à Renan est bien simpliste - le catholicisme n'est pas que soumission -, et que cette division sociale pourrait être un principe cohérent s'il était exprimé franchement et si les élites étaient à la hauteur de l'image qu'elles se donnent à elles-mêmes.
- p. 34 : une perle parmi d'autres du faisandé Finkielkraut : "le venin de la fraternité". ( L'imparfait du présent, 2002, p. 164).
- pp. 35-36 : "La dénonciation de l'"individualisme démocratique" opère en effet, à peu de frais, le recouvrement de deux thèses : la thèse classique des possédants (les pauvres en veulent toujours plus) et la thèse des élites raffinées : il y a trop d'individus, trop de gens qui prétendent au privilège de l'individualité. Le discours intellectuel dominant rejoint ainsi la pensée des élites censitaires et savantes du XIXème siècle : l'individualité est une bonne chose pour les élites, elle devient un désastre de la civilisation si tous y ont accès."
Bien vu - encore faudrait-il travailler cette notion d'individualité, dont on peut constater chaque jour qu'elle n'a pas que du bon.
- p. 48, après un détour par Platon, à qui il est fait allusion dans la première phrase : "La démocratie n'est pas le bon plaisir des enfants, des esclaves ou des animaux. Elle est le bon plaisir du dieu, celui du hasard, soit d'une nature qui se ruine elle-même comme principe de légitimité. La démesure démocratique n'a rien à voir avec quelque folie consommatrice. Elle est simplement la perte de la mesure selon laquelle la nature donnait sa loi à l'artifice communautaire à travers les relations d'autorité qui structurent le corps social. Le scandale est celui d'un titre à gouverner entièrement disjoint de toute analogie avec ceux qui ordonnent les relations sociales, de toute analogie entre la convention humaine et l'ordre de la nature. C'est celui d'une supériorité fondée sur aucun autre principe que l'absence même de supériorité."
(Je clarifie : J. Rancière montre que Platon, quand il fait la liste des principes de gouvernements - richesse, naissance, âge, capacités... - est obligé d'admettre le hasard parmi ces principes - rappelons que Platon travaille à la fin de l'âge d'or de la démocratie athénienne, précisément fondée sur la pratique du tirage au sort. Cette présence du hasard remettrait à leur juste place - c'est-à-dire arbitraire, conventionnelle - les autres principes prétendument fondés en nature.)
- pp. 49-56 : "Le tirage au sort a depuis lors fait l'objet d'un formidable travail d'oubli [en note, l'auteur recommande sur ce sujet : Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 1996]. Nous opposons tout naturellement la justice de la représentation et la compétence des gouvernants à son arbitraire et aux risques mortels de l'incompétence. Mais le tirage au sort n'a jamais favorisé les incompétents plus que les compétents [cela dépend tout de même de la proportion de "compétents" dans la population...]. S'il est devenu impensable pour nous, c'est que nous sommes habitués à considérer comme toute naturelle une idée qui ne l'était certainement pas pour Platon et qui ne l'était pas davantage pour les constituants français ou américains d'il y a deux siècles : que le premier titre sélectionnant ceux qui sont dignes d'occuper le pouvoir soit le fait de désirer l'exercer.
Platon sait donc que le sort ne se laisse pas si aisément écarter. (...) Il y a à cela deux raisons. (...) La première est que le procédé du tirage au sort est en accord avec le principe du pouvoir des savants sur un point, qui est essentiel : le bon gouvernement, c'est le gouvernement de ceux qui ne désirent pas gouverner. S'il y a une catégorie à exclure de la liste de ceux qui sont aptes à gouverner, c'est en tout cas ceux qui briguent pour obtenir le pouvoir. (...)
[La deuxième raison :]Platon sait parfaitement ce qu'Aristote énoncera dans la Politique : ceux qu'on appelle les "meilleurs" dans les cités sont simplement les plus riches, et l'aristocratie n'est jamais qu'une oligarchie, soit un gouvernement de la richesse. La politique, de fait, commence là où l'on touche à la naissance, où la puissance des bien nés qui se réclamait de quelque dieu fondateur de tribu est déclarée pour ce qu'elle est : la puissance des propriétaires. Et c'est bien ce qu'a mis en lumière la réforme de Clisthène institutrice de la démocratie athénienne. Clisthèse a recomposé les tribus d'Athènes en assemblant artificiellement, par un procédé contre-nature, des dèmes - c'est-à-dire des circonscriptions territoriales - géographiquement séparés. Ce faisant, il a détruit le pouvoir indistinct des aristocrates-propriétaires-héritiers du dieu du lieu. C'est très exactement cette dissociation que le mot de démocratie signifie. Le critique [Il s'agit de Jean-Claude Milner, j'en reparlerai en conclusion] des "penchants criminels" de la démocratie a donc raison sur un point : la démocratie signifie une rupture dans l'ordre de la filiation. (...) La démocratie n'est pas pas l'"illimitation" moderne qui détruirait l'hétérotopie nécessaire à la politique. Elle est au contraire la puissance fondatrice de cette hétérotopie, la limitation première du pouvoir des formes d'autorité qui régissent le corps social. (...)
Si politique veut dire quelque chose, cela veut dire quelque chose qui s'ajoute à tous ces gouvernements de la paternité, de l'âge, de la richesse, de la force ou de la science qui ont cours dans les familles, les tribus, les ateliers ou les écoles et proposent leurs modèles pour l'édification des formes plus larges et plus complexes de communautés humaines. Il y faut quelque chose de plus, un pouvoir qui vienne du ciel, dit Platon. Mais du ciel ne sont jamais venues que deux sortes de gouvernements : le gouvernement des temps mythiques, le règne direct du pasteur divin paissant le troupeau humain, ou des daimones commis par Cronos à la direction des tribus ; et le gouvernement du hasard divin, le tirage au sort des gouvernants, soit la démocratie. Le philosophe veut supprimer le désordre démocratique pour fonder la vraie politique, mais il ne le peut que sur la base de ce désordre lui-même, qui a tranché le lien entre les chefs des tribus de la cité et les daimones serviteurs de Cronos.(...)
L'histoire a connu deux grands titres à gouverner les hommes : l'un qui tient à la filiation humaine ou divine, soit la supériorité dans la naissance ; l'autre qui tient à l'organisation des activités productrices et reproductrices de la société, soit le pouvoir de la richesse. Les sociétés sont habituellement gouvernées par une combinaison de ces deux puissances auxquelles force et science portent, en des proportions diverses, leur renfort. Mais si les anciens doivent gouverner non seulement les jeunes mais aussi les savants et les ignorants, si les savants doivent gouverner non seulement les ignorants mais les riches et les pauvres, s'ils doivent se faire obéir des détenteurs de la force et comprendre des ignorants, il y faut quelque chose de plus, un titre supplémentaire, commun à ceux qui possèdent tous ces titres mais aussi commun à ceux qui les possèdent et à ceux qui ne les possèdent pas. Or le seul qui reste, c'est le titre anarchique, le titre propre à ceux qui n'ont pas plus de titre à gouverner qu'à être gouvernés.
C'est cela d'abord que démocratie veut dire. La démocratie n'est ni un type de constitution, ni une forme de société. Le pouvoir du peuple n'est pas celui de la population réunie, de sa majorité ou des classes laborieuses. Il est simplement le pouvoir propre à ceux qui n'ont pas plus de titre à gouverner qu'à être gouvernés. De ce pouvoir-là on ne peut pas se débarrasser en dénonçant la tyrannie des majorités, la bêtise du gros animal ou la frivolité des individus consommateurs. Car il faut alors se débarrasser de la politique elle-même. Celle-ci n'existe que s'il y a un titre supplémentaire à ceux qui fonctionnent dans l'ordinaire des relations sociales. Le scandale de la démocratie, et du tirage au sort qui en est l'essence, est de révéler que ce titre ne peut être que l'absence de titre, que le gouvernement des sociétés ne peut reposer en dernière essence que sur sa propre contingence. [Il y a du Mauss dans cette dernière idée, j'y reviendrai à l'occasion.] (...)
C'est le paradoxe que Platon rencontre avec le gouvernement du hasard et que, dans sa récusation furieuse ou plaisante de la démocratie, il doit néanmoins prendre en compte en faisant du gouvernant un homme sans propriété que seul un heureux hasard a appelé à cette place. C'est celui que Hobbes, Rousseau et tous les penseurs modernes du contrat et de la souveraineté rencontrent tour à tour à travers les questions du consentement et de la légitimité. L'égalité n'est pas une fiction. Tout supérieur l'éprouve, au contraire, comme la plus banale des réalités. Pas de maître qui ne s'endorme et ne risque ainsi de laisser filer son esclave, pas d'homme qui ne soit capable d'en tuer un autre, pas de force qui s'impose sans avoir à se légitimer, à reconnaître donc, pour que l'inégalité puisse fonctionner, une égalité irréductible. Dès que l'obéissance doit passer pour un principe de légitimité, qu'il doit y avoir des lois qui s'imposent en tant que lois et des institutions qui incarnent le commun de la communauté, le commandement doit supposer une égalité entre celui qui commande et celui qui est commandé. Ceux qui se croient malins et réalistes peuvent toujours dire que l'égalité n'est que le doux rêve angélique des imbéciles et des âmes tendres. Malheureusement pour eux, elle est une réalité sans cesse et partout attestée. Pas de service qui s'exécute, pas de savoir qui se transmette, pas d'autorité qui s'établisse sans que le maître ait, si peu que ce soit, à parler "d'égal à égal" avec celui qu'il commande ou instruit. La société inégalitaire ne peut fonctionner que grâce à une multitude de relations égalitaires. C'est cette intrication de l'égalité dans l'inégalité que le scandale démocratique vient manifester pour en faire le fondement même du pouvoir commun. (...)
[J'aime bien tout ce passage, j'en approuve l'idée principale et même la reconnais comme quelque chose "su-sans-avoir-été-formulé", mais je note tout de même que l'on pourrait en tirer une conclusion que J. Rancière évite d'évoquer : à quoi bon l'égalité constitutionnelle s'il y a égalité de fait, même "si peu que ce soit" ? Ou encore : l'égalité de fait ne peut-elle pas être plus assurée dans certains régimes inégalitaires que dans certains régimes égalitaires ? Ceci appellerait d'autres développements : revenons à cette longue citation et laissons l'auteur conclure :]
Mais ce fondement est en fait aussi bien une contradiction : la politique, c'est le fondement du pouvoir de gouverner dans son absence de fondement. (...) Les plaintes ordinaires sur la démocratie ingouvernable renvoient en dernière instance à ceci : la démocratie n'est ni une société à gouverner, ni un gouvernement de la société, elle est proprement cet ingouvernable sur quoi tout gouvernement doit en définitive se découvrir fondé."
- p. 58 : "Les sociétés, aujourd'hui comme hier, sont organisées par le jeu des oligarchies. Et il n'y a pas à proprement parler de gouvernement démocratique. Les gouvernements s'exercent toujours de la minorité sur la majorité."
- pp. 60-62 : "La représentation n'a jamais été un système inventé pour pallier l'accroissement des populations. Elle n'est pas une forme d'adaptation de la démocratie aux temps modernes et aux vastes espaces. Elle est, de plein droit, une forme oligarchique, une représentation des minorités qui ont titre à s'occuper des affaires communes. (...) L'évidence qui assimile la démocratie à la forme du gouvernement représentatif, issu de l'élection, est toute récente dans l'histoire. La représentation est dans son origine l'exact opposé de la démocratie. Nul ne l'ignore au temps des révolutions américaine et française. Les Pères fondateurs et nombre de leurs émules français y voient justement le moyen pour l'élite d'exercer en fait, au nom du peuple, le pouvoir qu'elle est obligée de lui reconnaître mais qu'il ne saurait exercer sans ruiner le principe même du gouvernement. (...) La "démocratie représentative" peut sembler aujourd'hui un plénoasme. Mais cela a d'abord été un oxymore. [La démonstration historique sur la représentation, qui précède ce passage, n'est pas très convaincante.] (...)
Le suffrage universel n'est en rien une conséquence naturelle de la démocratie. La démocratie n'a pas de conséquence naturelle précisément parce qu'elle est la division de la "nature", le lien rompu entre propriétés naturelles et formes de gouvernement. Le suffrage universel est une forme mixte, née de l'oligarchie, détournée par le combat démocratique et perpétuellement reconquise par l'oligarchie qui propose ses candidats et quelquefois ses décisions au choix du corps électoral sans jamais pouvoir exclure le risque que le corps électoral se comporte comme une population de tirage au sort."
- pp. 79-82 : "Tout Etat est oligarchique. (...) Mais l'oligarchie donne à la démocratie plus ou moins de place, elle est plus ou moins mordue par son activité. En ce sens, les formes constitutionnelles et les pratiques des gouvernements oligarchiques peuvent être dites plus ou moins démocratiques. On prend habituellement l'existence d'un système représentatif comme critère pertinent de la démocratie. Mais ce système est lui-même un compromis instable, une résultante de forces contraires. Il tend vers la démocratie [abus de langage si l'on suit le raisonnement même de l'auteur] dans la mesure où il se rapproche du pouvoir de n'importe qui. De ce point de vue, on peut énumérer les règles définissant le minimum permettant à un système représentatif de se déclarer démocratique. [Suit un catalogue de principes que l'on croirait extraits du texte de Etienne Chouard : non-cumul, réduction des dépenses de campagne, "contrôle de l'ingérence des puissances économiques dans les processus électoraux"...]. De telles règles n'ont rien d'extravagant et, dans le passé, bien des penseurs ou des législateurs, peu portés à l'amour inconsidéré du peuple [Des noms, des noms !], les ont examinées avec attention comme des moyens d'assurer l'équilibre des pouvoirs, de dissocier la représentation de la volonté générale de celle des intérêts particuliers et d'éviter ce qu'ils considéraient comme le pire des gouvernements : le gouvernement de ceux qui aiment le pouvoir et sont adroits à s'en emparer. Il suffit pourtant aujourd'hui de les énumérer pour susciter l'hilarité. A bon droit : ce que nous appellons démocratie est un fonctionnement étatique et gouvernemental exactement inverse. (...) En bref : l'accaparement de la chose publique par une solide alliance de l'oligarchie étatique et de l'oligarchie économique. (...) Les maux dont souffrent nos démocraties sont d'abord les maux liés à l'insatiable appétit des oligarques. [Merci de le rappeler.]
Nous ne vivons pas dans des démocraties. (...) Nous vivons dans des Etats de droits oligarchiques, c'est-à-dire dans des Etats où le pouvoir de l'Etat est limité par la double reconnaissance de la souveraineté populaire et des libertés individuelles. [J. Rancière enchaîne sur un tableau assez sarcastique de ce qui reste de ces "libertés", pour conclure :] Les "droits de l'homme et du citoyen sont [avant tout] les droits de ceux qui leur donnent réalité."
- les pp. 87-88 évoquent le référendum relatif au TCE (sur un ton assez Politis).
- p. 89 : "Si l'on peut établir par comparaisons statistiques que certaines formes de flexibilisation du droit du travail créent à moyen terme plus d'emplois qu'elles n'en suppriment, il est plus difficile de démontrer que la libre circulation de capitaux exigeant une rentabilité toujours plus rapide soit la loi providentielle conduisant l'humanité tout entière vers un avenir meilleur. Il y faut une foi. L'"ignorance" reprochée au peuple est simplement son manque de foi. De fait, la foi historique a simplement changé de camp. Elle semble aujourdhui l'apanage des gouvernants et de leurs experts."
Pour ce qu'il faut peut-être en conclure, je me permets de renvoyer à mon Illumination du 22 août dernier.
- p. 95, Jacques Rancière note que le concept de "populisme" tel qu'il est utilisé à tire-larigot actuellement est "emprunté à l'arsenal léniniste", ce que j'ignorais.
- pp. 105-106, on en arrive à la conclusion : "La démocratie n'est ni cette forme de gouvernement qui permet à l'oligarchie de régner au nom du peuple, ni cette forme de société que règle le pouvoir de la marchandise. Elle est l'action qui sans cesse arrache aux gouvernements oligarchiques le monopole de la vie publique et à la richesse la toute-puissance sur les vies. Elle est la puissance qui doit, aujourd'hui plus que jamais, se battre contre la confusion de ces pouvoirs en une seule et même loi de la domination. (...) La société inégale ne porte en son flanc aucune société égale [ C'est une critique de Marx et de T. Negri.]. La société égale n'est que l'ensemble des relations égalitaires qui se tracent ici et maintenant à travers des actes singuliers et précaires. La démocratie est nue dans son rapport au pouvoir de la richesse comme au pouvoir de la filiation qui vient aujourd'hui le seconder [reproduction à la Bourdieu ; "judaïsme", évangélisme américain...] ou le défier ["islamisme radical"]. Elle n'est fondée dans aucune nature des choses et garantie par aucune forme institutionnelle. Elle n'est portée par aucune nécessité historique et n'en porte aucune. Elle n'est confiée qu'à la constance de ses propres actes [Tiens ! du Badiou...]. La chose a de quoi susciter de la peur, donc de la haine, chez ceux qui sont habitués à exercer le magistère de la pensée. Mais chez ceux qui savent partager avec n'importe qui le pouvoir égal de l'intelligence, elle peut susciter à l'inverse du courage, donc de la joie."
Telles sont certaines des principales idées de ce livre parfois dynamique parfois un rien pompeux et que l'on aimerait plus fouillé historiquement. Il me semble néanmoins que ces idées valaient d'être diffusées dans la faible mesure des moyens d'un bloggeur.
On aura peut-être remarqué que j'ai laissé de côté de nombreux pans de ce texte : c'est qu'ils concernent notamment un livre de Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l'Europe démocratique, qui pose avec virulence le problème du rapport entre la démocratie et les Juifs. Comme cela me rapproche de ce que je veux écrire sur Muray, et que de surcroît j'ai appris que dans un livre à paraître prochainement, Alain Badiou répondait lui aussi à J.-C. Milner, il m'a paru plus approprié de me concentrer ici sur ce qui relevait le plus directement d'une problématique proche de celle de M. Chouard - ce qui ne doit pas signifier que je crois résolue le moins du monde la question de la filiation. Mais qui le croit sérieusement ?
Post-scriptum du 10.11. J'ai lu ce jour le livre de Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l'Europe démocratique. Il contient trop d'abus, et même de malhonnêteté intellectuelle (je peux le prouver), pour que je prenne la peine d'en faire une recension, ce qui est d'autant plus regrettable que l'on y trouve aussi, notamment dans l'annexe "Eclaircissements", d'intéressants aperçus sur la notion de majorité ou sur les différences entre Europe et Etats-Unis, aperçus sur lesquels il se peut que je revienne dans le grand œuvre maintes fois annoncé déjà. J'en ferai alors état, références et révérences à l'appui, cela va de soi.
Libellés : Badiou, Bourdieu, Chouard, Finkielkraut, marx, Milner, Muray, Negri, Rancière, Renan, Scias
<< Home