mercredi 10 mai 2006

Le beurre et l'argent du beurre (Benjamin Constant au pays des pédés - Mon "désespoir collectif" dans ton cul).

Ajouts le 16.05.et le 01.06




"Je ne dis pas pour cela qu'on quitte Sodome,
Je permets par-ci, par-là,
Qu'on puisse foutre son homme !
Mais je tiens qu'il est brutal
D'en faire son capital
Comme l'on fait à Rome."

(Charles Collé.)



Suite à la lecture cursive d'un récent (2003) document de propagande,

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on a jugé utile de préciser quelques aspects de la notion de communautarisme, auparavant abordée surtout sous l'angle polémique. Ceux qui ont les idées claires sur le sujet s'abstiendront tout aussi bien de lire cette étude. Le document a moins été choisi pour ses qualités et ses défauts propres que pour son caractère exemplaire et pour les généralisations qu'il inspire.

Il y a des contradictions dynamiques, fécondes - que l'on appelle, parfois abusivement, "dialectiques" - et des contradictions statiques, ou paralysantes : des impasses. Je me propose de montrer que le communautarisme gay repose sur un grand nombre de ces impasses, impasses dans lesquelles qui plus est il s'efforce d'égarer la société dans son ensemble.

Précisons une bonne fois pour toutes que tout n'est pas mauvais dans ce dictionnaire, que l'on y apprend beaucoup de choses - j'en utiliserai d'ailleurs quelques-unes. Si certains articles ne sont pas loin du délire (Outing, Philosophie...), c'est un ensemble que je vais juger, avec les risques d'imprécision que cela comporte.

Il y a une première contradiction à la base du projet : les auteurs s'appuient souvent sur les travaux de Michel Foucault, lequel a montré, et je serai plutôt enclin à l'accepter, que l'"homosexuel" est un concept récent (XIXè siècle). Auparavant l'on séparait beaucoup plus la personne et ses actes, ce qui ne signifie pas qu'il n'y avait pas d'individus aux penchants uniquement homosexuels, d'hommes efféminés, ni d'actes cruels commis à leur encontre. Mais à partir du XIXè se constituerait un "type" homosexuel, on se mettrait à rechercher dans la personne les racines de son homosexualité, on relierait ce qu'elle fait à des traits de caractère et réciproquement, etc. - par conséquent, en toute rigueur, un dictionnaire de l'homophobie ne devrait concerner que les deux derniers siècles (et il y aurait déjà du boulot). Elargir la notion d'homophobie à toute l'histoire est un abus de langage, que l'on peut admettre s'il s'agit de ne pas devoir intituler le livre "Dictionnaire des pratiques et pensées négatives à l'égard des comportements et des individus homosexuels", mais qui bien sûr tend à accréditer l'idée que l'homophobie est éternelle, et à assimiler abusivement des condamnations portées sur des actes à des condamnations portées sur des catégories de personnes (cf. par exemple l'article Paul). Ce glissement est plus ou moins remarquable et gênant selon les auteurs et les articles.

Mais soyons bonne pomme, considérons qu'il ne s'agit en somme que d'une commodité de langage due aux conditions historiques de l'émergence du vocabulaire relatif à l'homosexualité, et attaquons tout de suite la première vraie contradiction, très clairement (d)énoncée par Louis Dumont dès 1978 :

"On parle beaucoup de "différence", de la réhabilitation de ceux qui sont "différents" d'une façon ou de l'autre, de la reconnaissance de l'Autre. Ceci peut signifier deux choses. Dans la mesure où c'est affaire de "libération", de droits et de chances égaux, de l'égalité de traitement des femmes, ou des homosexuels, etc. - et telle semble être la portée principale des revendications présentées au nom de telles catégories -, il n'y a pas de problème théorique. Il faut seulement faire remarquer que, dans un traitement égalitaire de ce genre, la différence est laissée de côté, négligée ou subordonnée, et non "reconnue". (...)

Mais il se peut qu'il y ait davantage dans ces demandes. On a l'impression qu'elles présentent aussi un autre sens plus subtil, la reconnaissance de l'autre en tant qu'autre. Ici je soutiens qu'une telle reconnaissance ne peut être qu'hiérarchique (...). Ici, reconnaître est la même chose qu'évaluer ou intégrer (...). Un tel énoncé fait injure à nos stéréotypes et à nos préjugés, car rien n'est plus éloigné de notre sens commun que la formule de saint Thomas d'Aquin : "On voit que l'ordre consiste principalement en inégalité (ou différence : disparitate)." Et cependant c'est seulement par une perversion ou un appauvrissement de la notion d'ordre que nous pouvons croire à l'inverse que l'égalité peut par elle-même constituer un ordre. (...)

Je soutiens ceci : si les avocats de la différence réclament pour elle à la fois l'égalité et la reconnaissance, ils réclament l'impossible. On pense au slogan "séparés mais égaux" qui marqua aux Etats-Unis la transition de l'esclavage au racisme." (Essais sur l'individualisme, Seuil, 1978, pp. 259-260).

Cette dernière formule est bien sûr trop lapidaire, puisqu'il y avait du racisme durant l'esclavage, mais là n'est pas le problème, que j'espère on discerne bien : soit on se bat pour un accès égal aux métiers, aux salaires (je laisse de côté la famille, l'homoparentalité, qui est un autre problème), et dans ce cas on le fait en montrant que l'homosexualité ne compte pour rien, soit on veut être reconnu en tant qu'homosexuel, on veut être compté et compter en tant qu'homosexuel, et dans ce cas on ne peut faire l'économie de jugements à sa propre encontre, et donc, aussi, de jugements négatifs.

On peut le formuler autrement. Dans un premier cas ce que l'on disqualifie habituellement sous le nom de "communautarisme homosexuel" serait un stade associatif intermédiaire entre les individus et l'Etat, le type de "corporations" dont Durkheim appelait de ses vœux le retour dans la préface de la deuxième édition de sa Division du travail social. On verrait un bon exemple de leur efficacité dans un élément apporté par ce dictionnaire, hélas sans chiffres à l'appui : ce serait dans les communautés les moins structurées que le Sida ferait le plus de ravages, et vice-versa. Il est certes du ressort ultime des individus de savoir s'ils veulent se "protéger" lors de leurs relations sexuelles, mais il est aussi évident que pour décider de cela il faut encore qu'ils disposent des éléments nécessaires d'information.

Dans le second cas, on retombe dans les brillantes analyses d'un Muray sur le ressentiment des mouvements communautaristes, les petits égocentrismes étalés sur la place publique, la culpabilisation des autres à partir de choix individuels et privés, etc. Ce qui permet, sans vouloir tomber dans le manichéisme, de dissocier deux critiques du communautarisme, que j'appellerai le versant Taguieff et le versant Muray. Les auteurs du dictionnaire, qui ne se privent pas de confondre les deux versants, ont beau jeu de rappeler aux zélateurs de la République à quel point l'indifférence aux différences (quel langage !) peut masquer des politiques oppressives. Ils ne peuvent en revanche éviter d'étaler à longueur de page leur mesquinerie. (D'une façon générale, et c'est pourquoi je préfère l'approche de l'écrivain à celle du "politologue", il ne s'agit pas tant, dans ces histoires, de protéger notre belle République-si-magnifique-et-si-française, que de barrer la route à des psychologies de groupes décadentes et culpabilisantes.)


Tout cela, grosso modo, les auteurs qui ont participé à ce dictionnaire, les mouvements gays dans leur ensemble, en ont conscience, même si, je viens de le signaler, il leur arrive de biaiser sur ces questions. Aussi voit-on ici se développer une autre stratégie, absente du tableau dressé par Dumont, stratégie d'une ampleur dont je n'avais pour ma part pas conscience.

Toujours sous les auspices de Michel Foucault (notamment), il s'agit maintenant de montrer que l'homosexualité est un vain mot, que l'hétérosexualité aussi, que tout cela est une question d'hétérosexisme [cf. P.-S.]..., bref, il s'agit de dissoudre l'homophobie en dissolvant les identités sexuelles. Cette optique, qui n'est pas tout à fait nouvelle, mais qui est maintenant centrale à en juger par ce dictionnaire, est plus offensive que la précédente, mais elle n'échappe pas me semble-t-il à une contradiction du même type.

Tâchons d'abord d'être clair. Les auteurs prennent appui sur la variété des approches des pratiques homosexuelles selon les sociétés et les périodes historiques, pour en conclure que finalement tout cela, toute cette question d'identité sexuelle est affaire de culture, d'apprentissage, de formation - de dressage, de coercition, etc. (cf. l'article Hétérosexisme). Je ne discuterai pas cette théorie, qui n'est pas notre sujet, je vais même l'admettre pour les besoins du raisonnement. On serait d'abord tenté de répondre que ce n'est peut-être pas la peine de réclamer à corps et à cris des légitimations juridiques (Pacs, mariage, droit de fonder une famille...) si dans le même temps on cherche à montrer que ces légitimations ne reposent que sur un ordre symbolique qui lui-même ne repose sur rien. Dénoncer ce double jeu, comme l'a brillamment fait Muray, est certes salubre, mais ne suffit pas tout à fait, car à cela on peut rétorquer, d'une part que sur ces problèmes les mouvements homosexuels sont justement partagés, d'autre part et surtout qu'il ne s'agit précisément que de donner la même convention juridique à tout le monde. Admettons encore.

Mais on retombe alors dans une impasse. Car cette théorie repose sur une mauvaise compréhension, ou une compréhension alternative, comme le courant, d'une convention dans son rapport avec "la nature". Laissons le Robert nous dire ce qu'il en est d'une convention (je retiens le plus important) :

1/ Accord de deux ou plusieurs personnes portant sur un fait précis. Convention expresse, tacite.
2/ (XVIIIè) Ce qui résulte d'un accord réciproque, d'un consensus, d'une règle acceptée (et non de la nature). / Ce qui est admis par un accord tacite. / Principe choisi par décision volontaire pour la commodité d'une description systématique (d'où le conventionnalisme).
3/ LOC. ADV (1762) DE CONVENTION : qui est admis par convention. Conforme aux conventions sociales ; peu sincère.

(Il n'est pas sans intérêt pour la suite de notre propos que le Robert lie certains usages du mot au XVIIIè siècle.)

Si l'on tient à appeler conventionnels à la fois les rapports sexuels, les unions amoureuses, et plus encore les unions sanctionnées par la loi, on ne peut le faire en toute rigueur qu'au sens 1 : deux personnes font accord sur un "fait précis" - coucher ensemble, vivre ensemble, se marier. On voit tout de suite qu'à part pour le fait même de la signature du contrat de mariage le terme de convention n'est alors pas idiomatique.

Si l'on veut utiliser le sens 2 - la convention par opposition à la nature -, il faut limiter son application au mariage - mais on enfonce alors une porte ouverte. Personne n'a jamais prétendu que le mariage était chose naturelle (les animaux ne passent pas devant le maire ou le curé) : tout au plus a-t-on pu vouloir établir que le mariage était le régime juridique le mieux adapté à ce que l'on pensait être les pulsions naturelles. Définition elle-même vague et qui varia selon les époques : on peut entendre par cela la simple activité de reproduction, ou au contraire le fait que naturellement un individu ne doit éprouver des désirs que pour un seul autre toute sa vie durant. Du harem au divorce en passant par l'adultère condamné-mais-en-fait-toléré et le libertinage (hétérosexuel, bisexuel...) institutionnalisé, nombreuses sont les variations possibles entre ces deux pôles - qui bien sûr ouvrent toutes voies à l'emploi du sens 3.

Par conséquent, on ne peut réunir tout ce que les auteurs du dictionnaire se plaisent à dénoncer comme "convention" sous un seul sens de ce terme ; de plus, même une répartition des pratiques considérées entre différents sens ne semble pas satisfaisante. On est d'emblée renvoyée à la variété des types historiques et à des notions plus fortes, comme la coutume et la culture.

Ce que je veux donc dire, c'est que même si on démontrait que tout ce qui est sexualité et pratiques juridiques autour de celles-ci relèvent de la culture et non pas de la nature (ce que j'ai admis mais qui n'est pas prouvé), on ne serait pas plus avancé, car précisément la sexualité n'est pas banale affaire juridique, et la culture bien autre chose que la convention. On me répondra que c'est moi qui part du terme de convention, que les auteurs du dictionnaire parlent aussi de culture : le problème est que justement ils traitent de la culture, en dernière instance, comme si elle était une convention aussi aisée à changer qu'une loi sur la revalorisation à la hausse de l'indemnité de fonction des députés. Reprenons, avec les termes d'un Dumont : la sexualité hiérarchise, elle établit ce qui est désirable et ce qui ne l'est pas, et si cela n'a peut-être aucun rapport avec toute forme de caractère, cela engage la personne - comme disait Brassens, évidemment épinglé dans ce dictionnaire, "la bandaison papa, ça ne se commande pas" ; sociale, culturelle ou conventionnelle, la sexualité aboutit tout de même à l'instinctif. C'est évident ? Sauf que l'on retrouve cette évidence après avoir postulé qu'elle n'en était pas une.

Ce qui signifie que sortir son Bourdieu (article Hétérosexisme, encore une fois) pour tenter de montrer que les hétérosexuels sont finalement les plus malheureux, "victimes individuelles" de d'une idéologie "lourde" et "coûteuse" revient à souligner par antiphrase à quel point sa théorie du "dominé qui intériorise sa domination" peut dans certains contextes être difficile à soutenir : qu'est-ce qu'un dominé qui ne se sent pas dominé, ou pas beaucoup, et qui ne souffre pas, ou fort peu, de la domination qui s'exerce sur lui ? La lecture de cet article est d'ailleurs à conseiller à quiconque me croirait exagérément sévère avec ce dictionnaire, tant le portrait qui y est dressé de l'hétérosexuel moyen, dont j'ignorais quant à moi qu'il passe son temps à affirmer, de façon "exigeante et épuisante à la longue", son hétérosexualité contre toutes les tentations (de féminisation, homosexuelles, on ne sait pas trop) dont il est l'objet, tant ce portrait vaut le détour. Mais bref : c'est toute la démarche du dictionnaire, ce sont presque toutes les entrées dont j'ai pris connaissance qui viennent s'échouer sur ce point : dans un domaine comme la sexualité, il ne sert de rien de critiquer l'établissement d'une norme - la majorité non seulement définit la norme, mais elle la renouvelle à chaque coït hétérosexuel que Dieu fait, la majorité est 150% durkheimienne. On est bien sûr tout à fait libre de trouver cette norme débile, de vivre une vie bisexuelle épanouie et heureuse, ce n'est pas ici que l'on se permettra un jugement sur un comportement individuel aussi inoffensif. Mais de là à prescrire ce remède à la société entière...

En résumé : soit l'on accepte la contradiction dénoncée par Muray notamment, comme quoi on ne peut pas à la fois dauber sur le mariage et réclamer de pouvoir se marier, soit on s'expose à l'impasse de dénoncer une "imposture" dont pas grand-monde ne semble avoir grand-chose à faire. Précisons d'ailleurs - moi aussi je peux dégainer mon Bourdieu - que même cette attitude est imprégnée de beurre symbolique : nous autres chercheurs et auteurs de ce dictionnaire avons compris, contrairement à vous pauvres cons d'hétérosexuels, que tout cela est culture et pas nature. Ach, si cela leur permet de mieux jouir... Qui ne voit pourtant que le ressentiment est le grand vainqueur dans toutes ces manœuvres ? Il n'y a pas alors de quoi s'étonner que certains parlent de "désespoir collectif" au sujet de l'ambiance actuelle.


Ce dictionnaire m'a tout de même appris quelque chose, à savoir le rôle joué par les utilitaristes anglo-saxons, au premier rang desquels Jeremy Bentham (on retrouve le XVIIIè siècle). Le raisonnement utilitariste peut se résumer ainsi : un couple homosexuel consentant qui ne lèse pas un tiers ne peut être condamné d'aucun point de vue. D'où, d'après le dictionnaire (et même si en l'espèce les écrits de Bentham sur le sujet ne furent publiés que tardivement), une plus grande tolérance à l'égard des homosexuels dans les pays marqués par la tradition utilitariste. Le lecteur habitué de ce café du commerce ne me soupçonne pas j'espère de condamner une évolution des mœurs qui a permis à des hommes et des femmes de mieux vivre, ou à tout le moins de ne plus être trop embêtés du fait de leurs préférences sexuelles, sous le prétexte que cette évolution a pu être encouragée en théorie comme en pratique par les honnis utilitaristes.

Il reste que ce fait peut me semble-t-il être rapproché de l'acharnement du Dictionnaire de l'homophobie à s'attaquer à toute forme de règle, à tout dissoudre dans tout (rappelons-nous de Maistre, le protestantisme comme "dissolvant universel", expression que j'avais appliquée au capitalisme), à tout déconstruire blabla. Les promoteurs de l'enculage généralisé, au sens figuré, ont aussi soutenu l'enculage au sens propre - les enculés au sens propre se mettent à soutenir une idéologie homologue à celle des enculés au sens figuré. (Liberté d'enculer pour tous !) Toutes choses égales par ailleurs, et sans oublier le petit tour de passe-passe logique auquel je viens de me livrer, les résultats de cette idéologie dans le monde ne plaident pas en faveur de son application à la sexualité.


Ceci posé, il se peut que l'on attende de moi, après tous ces développements, des "prises de position" sur ces fameux sujets de société. Allons-y donc : si le mariage est un compromis "entre le désir de satisfaction sexuelle des individus" et "les nécessités vitales de perpétuation" de l'espèce (Muray), il est évident que le mariage homosexuel n'a rien d'un mariage, et qu'il peut même dévaloriser (quel langage (bis) ! ) l'institution du mariage. A chacun alors de voir à quel point il y est attaché. Dans le cas de l'homoparentalité, je ne vois pas en revanche en quoi elle pose problème, ce n'est de toute façon pas une sinécure d'avoir des parents (encore faudrait-il être sûr que cette revendication est vraiment si importante pour les personnes concernées). Quant à la pénalisation des insultes homophobes... Pour ce qu'elle participe à un mouvement d'ensemble de censure de tout et rien, et parce que toute ma démonstration tend vers l'idée que, bon gré mal gré, il faut bien admettre qu'en tant que différence l'homosexualité sera toujours jugée, il est évident que je trouve les "avancées législatives" en ce domaine aussi ridicules qu'absurdes, si ce n'est contre-productives. Mais sans doute l'ai-je déjà assez répété. Il me semble pourtant, pour un homosexuel, plus amusant de clouer le bec avec verve à quelqu'un qui l'insulte que d'aller pleurer auprès de l'état parce qu'on l'a traité de pédé.

Peut-on enfin élargir certaines des considérations faites ici à l'ensemble des mouvements communautaristes ? Il faut bien sûr être prudent, d'une part en raison de l'organisation plus ou moins développée de ces mouvements - Juifs et homosexuels ont une longueur d'avance, les Noirs commencent à vouloir les rattraper, les Arabes semblent en retard, prions avec Allah pour qu'ils le restent, etc. - d'autre part bien sûr du fait de leur spécificité propre. D'une façon générale, l'analyse de Dumont me semble toujours valable et féconde. L'équivalent de ce que nous avons essayé d'y ajouter en réaction aux nouvelles stratégies des mouvements homosexuels serait à chercher dans la relecture de l'histoire de France dans une seule optique : la longue oppression des Juifs, pourtant tous si gentils et admirables (le cas Dreyfus en ce moment), la longue oppression des Noirs, pourtant tous si gentils et admirables, la longue oppression des femmes, pourtant toutes si gentilles et admirables... On a parfois le sentiment - mon désespoir collectif, bis... - que les Français n'ont cherché pendant toute leur histoire qu'à opprimer, opprimer, opprimer... La France ne s'est pas fondée sur l'oppression des Juifs, des Arabes, des Noirs, des femmes, des homosexuels, il lui est arrivé de les opprimer, sans scrupules et pour son profit, et dans certains cas il lui arrive de continuer à le faire, sans scrupules et pour son profit. Ach, faisons confiance à la communauté des historiens pour trier le bon grain de l'ivraie.

En guise de conclusion, je vous donne une autre phrase de Dumont, qui à la vérité ne fait que répéter, en s'appuyant sur un passage de Durkheim dans la Division, ce que j'ai déjà écrit souvent. Mais sa formulation est claire et percutante, qui ramène certaines des plaintes communautaristes à un problème plus large :

"Cette tendance individualiste que l'on voit s'imposer, se généraliser et se vulgariser du XVIIIè siècle au romantisme et au-delà, accompagne en fait le développement moderne de la division sociale du travail, de ce que Durkheim a appelé la solidarité organique. L'idéal de l'autonomie de chacun s'impose à des hommes qui dépendent les uns des autres sur le plan matériel bien davantage que tous leurs devanciers. Plus paradoxalement encore, ces hommes finissent par réifier leur croyance et s'imaginer que la société tout entière fonctionne en fait comme ils ont pensé que le domaine politique créé par eux doit fonctionner. [En note : "Typique à cet égard est la disparition de la division (sociale) du travail dans la "société" communiste de Marx."] Erreur que le monde moderne, et la France et l'Allemagne en particulier, ont payée fort cher." (Homo hierarchicus, Gallimard, 1966, rééd. 1979, p. 25).

De profundis !




P.-S. Quelques points de détail, qui n'ont pas trouvé place dans le corps du texte, peuvent mériter d'être explorés ici.

L'article Communautarisme à lui seul mériterait une analyse. Retenons-en cette brillante formule auto-justificatrice et fort discutable : "Se battre pour soi, c'est immédiatement se battre au-delà de soi." Par l'opération du Saint-Esprit sans doute. Précisons aussi rapport à cet article qu'il est inexact que P. Muray "ne manque pas une occasion de faire de la Gay Pride la fable d'un système politique dévirilisé." : il met en regard la société de plus en plus maternelle dans laquelle nous vivons avec certaines manifestations comme la Gay pride. A moins donc, ce qui serait un comble ici, d'assimiler féminité et maternité, on ne saurait considérer comme sérieux cet aperçu sur les livres de Muray. Je conseille de toute façon aux curieux la lecture de cette entrée, parce qu'elle pue le ressentiment et offre ainsi une parfaite illustration à ce que j'entends par ce terme (entre autres : la ramener sur sa propre souffrance, parler au nom des autres et des souffrances qu'on leur prête dans un langage de mélo moderne, culpabiliser qui ne compatit pas assez à ces souffrances, etc.) et parce que c'est un point nodal qui y est discuté par l'avocat de la cause.

La grande pauvreté conceptuelle de l'introduction de Louis-Georges Tin n'empêche pas non plus qu'on la lise. On y apprendra ainsi que l'anthropologie est homophobe, ou du moins que les utilisations de l'anthropologie dans les "débats de sociétés" sont nécessairement homophobes (cf. aussi l'entrée Anthropologie - pauvre Lévi-Strauss...), et que donc il ne faut pas les prendre en compte. Je me suis plié docilement à cette injonction démocratique. Il faut aussi souligner que la formule lancée au début de cette introduction, selon laquelle "le XXè siècle a sans doute été la période la plus violemment homophobe de l'histoire", est peut-être impressionnante et vraie d'un point de vue statistique, mais doit tout de même être replacée dans le contexte d'un siècle singulièrement peu économe en vies humaines.

J'en profite : il est fait beaucoup usage dans ce livre de la notion, elle aussi empruntée à Foucault, d'"impensé". Il importe de ne pas se laisser impresionner par ce genre de manœuvres (mon nain pansé dans...). Que ce terme substantivé ne soit pas dans le Robert est déjà un indice du flou qui l'accompagne. On peut penser qu'il désigne soit un simple oubli, soit quelque chose mis volontairement de côté, éventuellement oublié par la suite, soit, peut-être, un déséquilibre caché dans une démonstration, déséquilibre qui la rendrait sans objet. Ce dernier sens, ou un sens approchant, est souvent celui que les auteurs ont en tête, mais il leur faut alors être plus précis dans leurs raisonnements (l'article Anthropologie, justement), faute de quoi on a l'impression d'en rester aux autres sens - si l'ethnologie ne parle pas beaucoup d'homosexualité, c'est peut-être tout simplement parce qu'elle a des sujets plus importants à explorer.

"A la fois ouvrage de savoir et de combat", ce dictionnaire consacre trois colonnes à Christine Boutin, cela donnerait presque envie de la défendre, tant cela pue la vengeance personnelle. Ressentiment, ressentiment...

Et égoïsme : je veux bien que les intellectuels célèbres laissent plus de traces écrites, donc d'archives aisément disponibles, que le pékin moyen, mais on est tout de même frappé ici par la sur-représentation des normaliens, aussi bien parmi les rédacteurs que parmi les exemples qu'ils choisissent.

Un fait devrait nous alarmer : si tant de gens se mettent à se battre contre l'homophobie, c'est qu'elle est moins dangereuse qu'auparavant, c'est qu'ils ne risquent pas grand-chose. Il est plus facile de se prendre pour Genet que d'avoir été Genet. Ce qui me fait penser que je ne vous ai pas parlé de ce charmant petit opuscule (et de son admirable première phrase : "Etre homosexuel, c'est être victime d'homophobie. C'est cela avant tout autre chose - ce n'est peut-être même que cela.") :

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ni de son préfacier, constamment cité par les auteurs du dictionnaire, l'inénarrable Eric Fassin :

Genoux Laurel


Pardon ! Le voilà :

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L'arriviste de nos jours ressemble jusqu'à la fadeur bonnasse à M. Tout-le-monde. Faut-il en conclure que tout le monde est devenu arriviste ? Cela nous promettrait bien du plaisir.


Je n'ai pas pris la peine de définir encore la notion d'hétérosexisme. Il est sûr qu'"il n'est pas facile de définir une notion nouvelle sur laquelle n'existe pas de consensus, une notion qui est avant tout un outil de critique sociale, dont la portée et les vertus, si tant est qu'il y en ait, sont encore à venir [précautions louables, si ce n'est drôles, mais qui n'empêchent pas les auteurs d'user de ce concept à tour de bras]. Quoi qu'il en soit, l'hétérosexisme peut être défini comme un principe de vision et de division du monde social, qui articule la promotion exclusive de l'hétérosexualité à l'exclusion quasi promue de l'homosexualité [admirons ce quasi.] Il repose sur l'illusion téléologique selon laquelle l'homme serait fait pour la femme, et surtout, la femme pour l'homme, intime conviction qui se voudrait le modèle nécessaire et l'horizon ultime [ce qui veut dire ?] de toute société humaine. Dès lors, en attribuant à l'hétérosexualité le monopole de la sexualité légitime, cette sociodicée remarquable [pour qui ? pourquoi ?] a pour effet, sinon pour but, de proposer par avance une justification idéologique des stigmatisations et discriminations que subissent les personnes homosexuelles." (L.-G. Tin encore). Il n'est pas besoin d'être féru de logique pour voir que cette définition "a pour effet, sinon pour but", de constituer sur mesure un objet critiqué à partir des concepts mis en œuvre pour la définition elle-même - la poule et l'œuf. Durkheim vous déblaierait ça vite fait. Encore Constant : mes désirs pris pour des réalités, une fausse distinction du fait et de la valeur servant à substituer celle-ci à celui-là (j'y reviendrai d'ici quelque temps).

J'en profite d'ailleurs pour dissiper une éventuelle ambiguïté. L'auteur de l'article Différence des sexes accuse Durkheim de ne concéder que du bout des lèvres une place à l'évolution des rapports des femmes au monde du travail, à leur entrée dans des carrières qui leur étaient jusqu'ici interdites. Je n'ai pu vérifier à quel point c'était vrai. Il reste que si Durkheim pouvait être ravi en tant que personne de certaines pesanteurs de la société par rapport à certaines évolutions, voire même peut-être à exagérer l'importance de celles-là, il n'était justement pas du genre, en tant que sociologue, à considérer ces pesanteurs comme le dernier mot de la réalité. ("Si la famille a, à ce point, varié [au fil de l'Histoire], il n'y a pas lieu de croire que ces variations doivent désormais cesser, et, par conséquent, on doit et on peut essayer de prévoir dans quelles sens elles se feront." (1895 ; Textes 3, Minuit, 1975, p. 91)

Bref. Finissons sur une dernière note plus favorable : l'entrée Chanson est délectable, aussi bien dans les saillies homophiles ("Amy, le cul fut de tout temps / Le plaisir des honnestes gens / Et de Rome et de Grèce ; / Tous nos docteurs l'ont deffendu, / Mais un auteur plus entendu / Dit qu'il est pour l'individu / Et le con pour l'espèce.") que dans les couplets homophobes ("Un homme à l'autre se marie, / Et la femme à l'autre s'allie, / Bouillans ensemble les ordures / De leurs deux semblables natures.") Bravo d'ailleurs aux libertins du début du XVIIè siècle, Théophile, Dassoucy, Cyrano de Bergerac, etc., des gens qui ne manquaient ni de courage ni d'humour, eux - bravo surtout à la gouaille française...






Ajout le 16.05.

Obnubilé par l'importance de mes marjolles, j'ai oublié de prendre en compte l'existence de techniques de reproduction ex nihilo, lesquelles évidemment, si leur accès est permis aux couples homosexuels, ruineraient à échéance mon argument sur le mariage homosexuel - et peut-être le concept même de mariage, je ne sais pas. Il est difficile de rêver à ces évolutions sans être pris de vertige. D'ici là, vive mes marjolles.

Via Rezo et cherchant à en savoir plus sur Peter Handke (et, en général, la Serbie, qui s'est fait bombarder à une époque où je n'existais pas), je découvre le site d'un nommé Claude Guillon, spécialiste auto-proclamé ès-sodomie, sur laquelle il a écrit un livre. Nonobstant la curiosité de voir quelqu'un faire référence au système spectaculaire-marchand (credo debordien) et l'éloge de la sodomie hétérosexuelle, je ne vous en aurais pas parlé si une expression dans un de ses textes ne m'avait frappé. A propos d'hommes qui sont réticents à accompagner leurs conjointes dans leurs fantasmes de leur fouiller le fondement à l'aide d'objets appropriés - d'après M. Guillon c'est une pratique en expansion -, il lance : "Il va falloir qu'ils suivent." On ne peut pas avoir la paix trente secondes, non ? Ces gars-là (il s'agit d'une interview publiée dans Libération, pas de hasard) ne peuvent pas avoir leurs goûts sans les imposer aux autres. Va-t-il falloir se sentir coupable, ou ringard, ou macho ou je ne sais pas, parce qu'on ne saute pas de joie à l'idée de se faire encaldosser par un godemiché ?

Encore une fois et je m'arrête : les gens font ce qu'ils veulent et aiment ce qu'ils aiment, le disent ou l'écrivent si ça leur chante - mais quel démon les pousse à vouloir que les autres fassent comme eux ? La joie du Duce ? Un reste d'instinct grégaire ? Foutue époque (par-derrière).





(Le soir.)
Ach, on va dire que je suis obsédé par les trous du cul, mais en voilà un beau :

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Il s'agit de Louis-Georges Tin, le coordinateur du Dictionnaire de l'homophobie. Vous pouvez consulter une biographie tout empreinte de stalinisme baveux, ou un exposé de ses motivations en tant que leader du Conseil Représentatif des associations noires. Eh oui, on peut attendre sous peu un dictionnaire de la négrophobie, puisque notre homme semble avoir délaissé quelque temps la cause des pédés pour celle des noirs - un tel altruisme laisse rêveur. Le parvenu multi-fonctions est arrivé ! Nulle surprise que ce qu'il écrive soit aussi nul, quelqu'un qui dépense autant d'énergie pour se pousser du coude n'a plus guère que le temps de recycler deux trois conneries apprises sur les bancs de l'Ecole Normale Supérieure.

Tout certes n'est pas à jeter (cf. Dumont) dans ce que ce monsieur raconte à l'Observatoire du communautarisme, mais on ne peut qu'être écœuré par sa jouissive insistance sur les particularismes. Que l'universel l'encule ! - Voilà quelqu'un qui doit avoir de l'entregent. Le bras long à n'en pas douter. A côté, Eric Fassin, qui ne s'occupe que des pédés, c'est vraiment de la petite bière dans l'arrivisme. Quant à Cukierman, il peut prendre sa retraite.



(Le 01.06)
Grâce à mon ami P., j'ai identifié Claude Guillon : il est le co-auteur du fameux (et interdit en France) Suicide, mode d'emploi, qui comme son nom l'indique contient (entre autres choses) des conseils pour ne pas se rater. Le pire est que je l'ai chez moi au cas où - mais comme l'humeur n'est pas trop mauvaise en ce moment, je ne l'ai pas ouvert depuis longtemps, au point d'oublier le nom de ses auteurs. Bref, le réflexe prescripteur que j'ai dénoncé plus haut est d'autant plus étonnant - et révélateur - que cette mentalité directive était me semble-t-il absente de Suicide, mode d'emploi, qui avait plutôt pour but d'éviter aux suicidaires de finir catatoniques, légumes en fauteuil roulant à la charge de leurs proches. Le diable est vieux, comme disait l'autre.

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