jeudi 19 juillet 2007

"Comme cela leur revient de droit." Bonnes vacances !

Rien de tel sans doute que de se trouver dans le grand Nord pour goûter à sa juste valeur cette description du vieux quartier musulman ("Stamboul") de Constantinople en 1890 par Pierre Loti (Voyages, "Bouquins", p. 326) :


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"Le même jour, vers quatre heures du soir, Stamboul par la pluie. Un orage depuis ce matin assombrissait l'air, et l'averse tombe décidément, torrentielle.

Sortant de la Sublime-Porte, je me réfugie, pour m'y abriter jusqu'à la fin de la journée, dans le labyrinthe du Grand-Bazar (car Stamboul, suivant l'usage d'Orient, a son "bazar", qui est comme une ville dans la ville, que des murailles entourent, et qui, le soir, ferme ses épaisses portes).

Il y fait sombre et triste, aujourd'hui, sous ce ciel plein d'eau et sous ces toitures de bois qui couvrent toutes les petites rues, laissant des gouttières suinter ; à travers une espèce de buée, de brouillard crépusculaire, on voit briller les étoffes dorées, les milliers de bibelots accrochés aux échoppes - et fourmiller les foules ; femmes tout de blanc voilées, hommes coiffés de bonnets rouges. Dieu merci ! il n'a guère changé encore, ce bazar. Dans des recoins connus, je retrouve les mêmes obscurs petits cafés, qui sont revêtus de leurs vieux carreaux de faïence persane aux étranges fleurs, et où servent depuis des années les mêmes vieilles petites tasses. On peut y faire les mêmes rêves qu'autrefois, en regardant, par la porte ouverte, la foule turque s'agiter dans le demi-jour fantastique des avenues. Du fond de ces retraites d'ombre, où l'on fume le tabac blond qui grise, tout ce mouvement, tout ce bruit semble, dans le lointain, comme un immense brouhaha de fantômes.


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Voici cependant, hélas ! quelques essais nouveaux de boutiques à l'européenne, avec des devantures vitrées. Et voici même quelques bandes d'étrangers ahuris - touristes des agences, évidemment - qui passent en se serrant les coudes, promenés à toute vapeur par des guides effrontés. (Plus convaincus sont les touristes anglais : malgré leurs airs de marcher en pays conquis, je crois que décidément je les préfère aux Français gouailleurs, qui se plaignent des rues mal pavées, qui ne voient du bazar que les quelques articles de Paris étalés çà et là, et inclinent à penser que tous ces vieux marchands à turban, accroupis dans des niches, font venir leurs tapis du Bon Marché ou du Louvre.) Et ils partiront tous ayant vu Constantinople ; et ils crieront même à la mauvaise foi musulmane, parce qu'ils auront été volés, pillés (comme cela leur revient de droit) par la plèbe des guides et des interprètes - qui sont grecs, arméniens, juifs, maltais, tout ce qu'on voudra, mais jamais turcs. Les Turcs du peuple se font bateliers, ou manoeuvres, ou portefaix, mais ne se plient point au métier servile d'exploiteurs d'étrangers.

Je m'attarde à marchander de vieux bibelots d'argenterie - tandis que dehors le jour baisse et la pluie tombe toujours. De plus en plus désolé, ce bazar qui se vide, les affaires finies : le long des ruelles couvertes, si vieilles, les boutiques se ferment ; les marchands s'en vont comme les acheteurs, et l'obscurité grise descend dans ce labyrinthe, qui, la nuit, ne sera plus qu'un désert noir."


De Profundis !

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