"Si mettre en scène est un regard, monter est un battement de coeur..."
Ce qui suit n'est qu'un rapprochement de deux textes, l'un récent, l'autre remontant plus d'un an.
Je reproduis une citation de Louis Dumont extraite du premier :
"J'appelle opposition hiérarchique l'opposition entre un ensemble (et plus particulièrement un tout) et un élément de cet ensemble (ou de ce tout) ; l'élément n'est pas nécessairement simple, ce peut être un sous-ensemble. Cette opposition s'analyse logiquement en deux aspects partiels contradictoires : d'une part l'élément est identique à l'ensemble en tant qu'il en fait partie (un vertébré est un animal), de l'autre il y a différence ou plus strictement contrariété (un vertébré n'est pas - seulement - un animal, un animal n'est pas - nécessairement - un vertébré). Cette double relation, d'identité et de contrariété, est plus stricte dans le cas d'un tout véritable que dans celui d'un ensemble plus ou moins arbitraire. Elle constitue un scandale logique, ce qui d'une part explique sa défaveur, de l'autre fait son intérêt : toute relation d'un élément à l'ensemble dont il fait partie introduit la hiérarchie et est logiquement irrecevable. Essentiellement la hiérarchie est englobement du contraire. Des relations hiérarchiques sont présentes dans notre propre idéologie (...), mais elles ne se donnent pas comme telles. Il en est ainsi sans doute toutes les fois qu'une valeur est concrètement affirmée : elle subordonne son contraire, mais on se garde de le dire. D'une façon générale, une idéologie hostile à la hiérarchie doit évidemment comporter tout un réseau de dispositifs pour neutraliser ou remplacer la relation en cause."
Adjoignons-lui ces propos de Jacques Rancière, extraits du second texte :
"C'est le paradoxe que Platon rencontre avec le gouvernement du hasard et que, dans sa récusation furieuse ou plaisante de la démocratie, il doit néanmoins prendre en compte en faisant du gouvernant un homme sans propriété que seul un heureux hasard a appelé à cette place. C'est celui que Hobbes, Rousseau et tous les penseurs modernes du contrat et de la souveraineté rencontrent tour à tour à travers les questions du consentement et de la légitimité. L'égalité n'est pas une fiction. Tout supérieur l'éprouve, au contraire, comme la plus banale des réalités. Pas de maître qui ne s'endorme et ne risque ainsi de laisser filer son esclave, pas d'homme qui ne soit capable d'en tuer un autre, pas de force qui s'impose sans avoir à se légitimer, à reconnaître donc, pour que l'inégalité puisse fonctionner, une égalité irréductible. Dès que l'obéissance doit passer pour un principe de légitimité, qu'il doit y avoir des lois qui s'imposent en tant que lois et des institutions qui incarnent le commun de la communauté, le commandement doit supposer une égalité entre celui qui commande et celui qui est commandé. Ceux qui se croient malins et réalistes peuvent toujours dire que l'égalité n'est que le doux rêve angélique des imbéciles et des âmes tendres. Malheureusement pour eux, elle est une réalité sans cesse et partout attestée. Pas de service qui s'exécute, pas de savoir qui se transmette, pas d'autorité qui s'établisse sans que le maître ait, si peu que ce soit, à parler "d'égal à égal" avec celui qu'il commande ou instruit. La société inégalitaire ne peut fonctionner que grâce à une multitude de relations égalitaires. C'est cette intrication de l'égalité dans l'inégalité que le scandale démocratique vient manifester pour en faire le fondement même du pouvoir commun. Ce n'est pas seulement, comme on le dit volontiers, que l'égalité de la loi soit là pour corriger ou atténuer l'inégalité de nature. C'est que la "nature" elle-même se dédouble, que l'inégalité de nature ne s'exerce qu'à présupposer une égalité de nature qui la seconde et la contredit : impossible sinon que les élèves comprennent les maîtres et que les ignorants obéissent au gouvernement des savants. On dira qu'il y a des soldats et des policiers pour cela. Mais il faut encore que ceux-ci comprennent les ordres des savants et l'intérêt qu'il y a à leur obéir, et ainsi de suite." (La haine de la démocratie, pp. 55-56. Les quatre dernières phrases, à partir de : "Ce n'est pas seulement, comme on le dit volontiers..." ne figuraient pas dans ma précédente citation de ce texte.)
Il se peut, c'est que lui reprochait par exemple Alain Brossat, que J. Rancière veuille trop tirer de cette idée et lui prête plus de vertus politiques qu'elle n'en dispose de fait. Ce n'est pas aujourd'hui la question. Je pense que l'on voit nettement à quel point cette analyse s'inscrit dans le cadre théorique de Dumont, elle forme l'exemple symétrique à celui que Dumont donnait. Si notre idéologie égalitaire nie et même se subordonne, ce qui est un comble - un "scandale logique", les multiples hiérarchies présentes dans notre société comme dans ses valeurs, de même, l'idéologie inégalitaire, celle qui accepte la hiérarchie, englobe son contraire : "Il en est ainsi sans doute toutes les fois qu'une valeur est concrètement affirmée : elle subordonne son contraire, mais on se garde de le dire", et dans le cas de la valeur de la hiérarchie, c'est ce que montre Jacques Rancière.
Il importe de signaler que Dumont au moins ne se situe pas dans une logique marxiste du dévoilement, laquelle poussée jusqu'à sa caricature tend à supposer qu'il suffit de montrer d'où viennent les problèmes pour qu'ils soient résolus ou en voie de l'être. Il se contente de tenter de montrer les limites de l'idéologie égalitaire, ou de toute idéologie d'ailleurs, afin que l'on ne perde pas de vue que tout système viable est un composé aux proportions variables de hiérarchie et d'égalité. Dans le contexte d'hégémonie marxiste au sein des milieux intellectuels à l'époque où il écrivait, Dumont mettait l'accent sur l'importance de la hiérarchie. Venu du marxisme mais écrivant dans un tout autre contexte (quoique : Marx et "l'Economie"... passons), J. Rancière met l'accent sur l'importance de l'égalité.
Les succès électoraux de Nicolas Sarkozy, l'efficacité de certains discours de Henri Guaino, proviennent entre autres d'une compréhension plus fine (éphémère ?) de cet inceste permanent entre hiérarchie et égalité que ce dont sont actuellement capables les gens de gauche. Un bon socialiste est un socialiste mort !
Je reproduis une citation de Louis Dumont extraite du premier :
"J'appelle opposition hiérarchique l'opposition entre un ensemble (et plus particulièrement un tout) et un élément de cet ensemble (ou de ce tout) ; l'élément n'est pas nécessairement simple, ce peut être un sous-ensemble. Cette opposition s'analyse logiquement en deux aspects partiels contradictoires : d'une part l'élément est identique à l'ensemble en tant qu'il en fait partie (un vertébré est un animal), de l'autre il y a différence ou plus strictement contrariété (un vertébré n'est pas - seulement - un animal, un animal n'est pas - nécessairement - un vertébré). Cette double relation, d'identité et de contrariété, est plus stricte dans le cas d'un tout véritable que dans celui d'un ensemble plus ou moins arbitraire. Elle constitue un scandale logique, ce qui d'une part explique sa défaveur, de l'autre fait son intérêt : toute relation d'un élément à l'ensemble dont il fait partie introduit la hiérarchie et est logiquement irrecevable. Essentiellement la hiérarchie est englobement du contraire. Des relations hiérarchiques sont présentes dans notre propre idéologie (...), mais elles ne se donnent pas comme telles. Il en est ainsi sans doute toutes les fois qu'une valeur est concrètement affirmée : elle subordonne son contraire, mais on se garde de le dire. D'une façon générale, une idéologie hostile à la hiérarchie doit évidemment comporter tout un réseau de dispositifs pour neutraliser ou remplacer la relation en cause."
Adjoignons-lui ces propos de Jacques Rancière, extraits du second texte :
"C'est le paradoxe que Platon rencontre avec le gouvernement du hasard et que, dans sa récusation furieuse ou plaisante de la démocratie, il doit néanmoins prendre en compte en faisant du gouvernant un homme sans propriété que seul un heureux hasard a appelé à cette place. C'est celui que Hobbes, Rousseau et tous les penseurs modernes du contrat et de la souveraineté rencontrent tour à tour à travers les questions du consentement et de la légitimité. L'égalité n'est pas une fiction. Tout supérieur l'éprouve, au contraire, comme la plus banale des réalités. Pas de maître qui ne s'endorme et ne risque ainsi de laisser filer son esclave, pas d'homme qui ne soit capable d'en tuer un autre, pas de force qui s'impose sans avoir à se légitimer, à reconnaître donc, pour que l'inégalité puisse fonctionner, une égalité irréductible. Dès que l'obéissance doit passer pour un principe de légitimité, qu'il doit y avoir des lois qui s'imposent en tant que lois et des institutions qui incarnent le commun de la communauté, le commandement doit supposer une égalité entre celui qui commande et celui qui est commandé. Ceux qui se croient malins et réalistes peuvent toujours dire que l'égalité n'est que le doux rêve angélique des imbéciles et des âmes tendres. Malheureusement pour eux, elle est une réalité sans cesse et partout attestée. Pas de service qui s'exécute, pas de savoir qui se transmette, pas d'autorité qui s'établisse sans que le maître ait, si peu que ce soit, à parler "d'égal à égal" avec celui qu'il commande ou instruit. La société inégalitaire ne peut fonctionner que grâce à une multitude de relations égalitaires. C'est cette intrication de l'égalité dans l'inégalité que le scandale démocratique vient manifester pour en faire le fondement même du pouvoir commun. Ce n'est pas seulement, comme on le dit volontiers, que l'égalité de la loi soit là pour corriger ou atténuer l'inégalité de nature. C'est que la "nature" elle-même se dédouble, que l'inégalité de nature ne s'exerce qu'à présupposer une égalité de nature qui la seconde et la contredit : impossible sinon que les élèves comprennent les maîtres et que les ignorants obéissent au gouvernement des savants. On dira qu'il y a des soldats et des policiers pour cela. Mais il faut encore que ceux-ci comprennent les ordres des savants et l'intérêt qu'il y a à leur obéir, et ainsi de suite." (La haine de la démocratie, pp. 55-56. Les quatre dernières phrases, à partir de : "Ce n'est pas seulement, comme on le dit volontiers..." ne figuraient pas dans ma précédente citation de ce texte.)
Il se peut, c'est que lui reprochait par exemple Alain Brossat, que J. Rancière veuille trop tirer de cette idée et lui prête plus de vertus politiques qu'elle n'en dispose de fait. Ce n'est pas aujourd'hui la question. Je pense que l'on voit nettement à quel point cette analyse s'inscrit dans le cadre théorique de Dumont, elle forme l'exemple symétrique à celui que Dumont donnait. Si notre idéologie égalitaire nie et même se subordonne, ce qui est un comble - un "scandale logique", les multiples hiérarchies présentes dans notre société comme dans ses valeurs, de même, l'idéologie inégalitaire, celle qui accepte la hiérarchie, englobe son contraire : "Il en est ainsi sans doute toutes les fois qu'une valeur est concrètement affirmée : elle subordonne son contraire, mais on se garde de le dire", et dans le cas de la valeur de la hiérarchie, c'est ce que montre Jacques Rancière.
Il importe de signaler que Dumont au moins ne se situe pas dans une logique marxiste du dévoilement, laquelle poussée jusqu'à sa caricature tend à supposer qu'il suffit de montrer d'où viennent les problèmes pour qu'ils soient résolus ou en voie de l'être. Il se contente de tenter de montrer les limites de l'idéologie égalitaire, ou de toute idéologie d'ailleurs, afin que l'on ne perde pas de vue que tout système viable est un composé aux proportions variables de hiérarchie et d'égalité. Dans le contexte d'hégémonie marxiste au sein des milieux intellectuels à l'époque où il écrivait, Dumont mettait l'accent sur l'importance de la hiérarchie. Venu du marxisme mais écrivant dans un tout autre contexte (quoique : Marx et "l'Economie"... passons), J. Rancière met l'accent sur l'importance de l'égalité.
Les succès électoraux de Nicolas Sarkozy, l'efficacité de certains discours de Henri Guaino, proviennent entre autres d'une compréhension plus fine (éphémère ?) de cet inceste permanent entre hiérarchie et égalité que ce dont sont actuellement capables les gens de gauche. Un bon socialiste est un socialiste mort !
Libellés : Brossat, Dumont, Godard, Guaino, marxisme, Platon, Rancière, Sarkozy, Socialisme
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