mardi 20 février 2018

Après tout, notre mollesse politique ne serait-elle pas due à une croyance persistante et fausse à la possibilité actuelle de l'art ?



Je reproduis sans commentaire (sur la question de l’artifice, j’aimerais bien ! mais ce qui suit est déjà assez long) ce texte dans lequel Jean Clair compare Marcel Duchamp au personnage principal du livre de Huysmans, A rebours, des Esseintes. Vous pourrez me semble-t-il constater sur pièces à quel point des individus esseulés peuvent anticiper par l’exemple, un exemple éventuellement pour eux douloureux, des évolutions plus globales - que d’ailleurs, je pense à Baudelaire, qui va être cité dans ce texte, ils n’approuveraient pas nécessairement. 

"Pour tromper ce taedium vitae qui imprègne une civilisation tardive, une Spätkultur, une civilisation d’après la mort de l’art, surchargée de mémoire et envahie de chefs-d’oeuvre, historiciste et sceptique, mais une civilisation où les signes d’un nouvel empire qui est le monde de la science se multiplient et inquiètent le regard par leurs configurations insolites, l’artiste se retire, il se fait amateur, critique, collectionneur. Duchamp, auprès des Arensberg comme auprès de Katherine Dreier, ses premiers mécènes, sera d’abord un collectionneur, et un expert, puis il deviendra le premier conservateur de la Société Anonyme, choisissant les oeuvres, rédigeant les notices, conseillant les achats. En bien de ces points, il ressemble au héros de Huysmans qui, pour échapper déjà à la condition de raté, s’était mué en dilettante, en collectionneur, en bibliophile, en décorateur, en consommateur de sensations rares et inédites.

« Il avait fouillé des bibliothèques, épuisé des cartons, s’était congestionné l’intellect  à écumer la surface de ces fatras, et tout cela par désoeuvrement, sans conclusion cherchée, sans but utile. » Le portrait de ce chercheur miné par l’acedia fin de siècle pourrait être celui de Duchamp à la bibliothèque Sainte Geneviève, feuilletant les vieux traités de perspective de Nicéron, d’Abraham Bosse ou du père Kirchner, ou les nouveaux traités de mathématiques de Jouffret et d’Henri Poincaré, à la recherche d’une impossible synthèse. C’est celui de des Esseintes, en proie à sa névrose fin de siècle et s’astreignant à ce qui ressemble finalement, ici comme là, chez Duchamp comme chez le héros de Huysmans, à de très modernes exercices spirituels, les ersatz d’une création devenue décidément impossible. 



Dilettantisme esthétique du collectionneur et curiosité oisive du curieux. Mais aussi dilettantisme érotique de celui qui recherche les aventures. Dilettantisme de Duchamp-don Juan, cet amateur de jeunes filles dans les bals donnés par la bonne société new-yorkaise dont Henri-Pierre Roché, dans Victor, tracera le portrait, comme des Esseintes collectionne les aventures sexuelles. 

Tous deux en effet sont célibataires, et tous deux sont misogynes. Tous deux sont héritiers de Baudelaire :  « La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable. » Celui qui affirme que « La Nature a fait son temps et que le moment est venu où il s’agit de la remplacer par l’artifice » et celui qui écrit : « On n’a que : pour femelle la pissotière et on en vit », ou bien encore qui raille les « abominables fourrures abdominales », sont à l’évidence de même souche. 

L’artifice doit se substituer à l’art parce que l’art est déjà mort. De même le cynisme en matière de sexualité doit-il remplacer l’amour parce que le temps est venu de substituer à la Nature, donc à la Femme qui en est la complice, le génie artificieux de l’homme. Les incursions de Duchamp dans l’inversion et dans le travestisme à travers son alter ego féminin Rrose Sélavy font écho aux curiosités singulières de des Esseintes, à sa fascination pour l’athlétique et monstrueuse Urania ou pour l’éphèbe à « la marche balancée »."

Ici, un appel de note : "Certains épisodes érotiques de la vie de jeune homme de Duchamp à New York, tels qu’ils ont été consignés par Roché dans ses Carnets, révèlent une nature féminine assez prononcée. Ainsi de la partie fine du 18 avril 1917 entre Duchamp, Roché et Louise Norton."

Je m’arrête finalement ici, la suite demain.