"Tu es vieux ? A mort !"
Dernière incursion je pense dans le livre de J. Clair sur le surréalisme. Comme je vous ai déjà prévenu à deux reprises que tout ne m’y semblait pas aussi rigoureux que nécessaire, je me contente aujourd’hui de juxtaposer quelques extraits du livre, sans les commenter ou éventuellement les amender. Les rapprochements que vous pouvez faire avec des figures contemporaines sont évidents, mais vous êtes aussi capables j’espère de ne pas confondre rapprochements et identifications (ou amalgames, comme ont dit maintenant).
Les nazis : "Leurs dirigeants, si durs dans l’action, sont des têtes faibles, qui font volontiers appel, pour ces invocations du passé qui nous parle au nom d’un futur qui vient, aux devins, aux astrologues, aux spirites. D’un côté, on a recours à Albert Speer, technicien hors pair, pour l’urbanisme et pour l’armement, mais de l’autre à Alfred Rosenberg et à sa théosophique et raciste Thule Gesellschaft. D’un côté à von Braun pour la conquête spatiale, mais de l’autre à l’astrologue Hörbiger et à sa Glazial-Kosmogonie. Himmler se croit le chef du futur SS Staat pour autant qu’il se croit la réincarnation sur terre d’Henri Ier l’Oiseleur. (…)
Tout aussi effrayantes sont, de l’autre côté, les théories fantasmagoriques de la biologie et de la génétique soviétiques. Lyssenko, après Mitchourine, impose la théorie d’un bios modelable à volonté, selon le milieu et l’hérédité prétendue des caractères acquis, dans le même où la collectivisation forcée fait mourir de faim des millions de paysans."
"L’idéologie surréaliste n’avait cessé de souhaiter la mort d’une Amérique à ses yeux matérialiste et stérile et le triomphe d’un Orient dépositaire des valeurs de l’esprit. (…) Aragon, en 1925 :
« Nous aurons raison de tout. Et d’abord, nous ruinerons cette civilisation qui vous est chère, où vous êtes moulés comme des fossiles dans le schiste. Monde occidental, tu es condamné à mort. Nous sommes les défaitistes de l’Europe… Que l’Orient, votre terreur, enfin à notre voix réponde. Nous réveillerons partout les germes de la confusion et du malaise. Toutes les barricades sont bonnes, toutes les entraves à vos bonheurs maudits… »
Ne manque pas même à la péroraison sa dimension oraculaire :
« Et que les trafiquants de drogue se jettent sur nos pays terrifiés. Que l’Amérique au loin croule de ses buildings blancs… » (…)
Dans la Lettre aux écoles du Bouddha, écrite par Antonin Artaud, c’est encore l’appel forcené à « un mysticisme d’un nouveau genre », capable de sauver l’Occident du matérialisme : « L’Europe logique écrase l’esprit sans fin (…). Comme vous, nous repoussons le progrès : venez, jetez bas nos maisons. » Et toujours, dans un texte collectif signé par le groupe entier : « C’est notre rejet de toute loi consentie, notre espoir en des forces neuves, souterraines et capables de bousculer l’Histoire, qui nous fait tourner les yeux vers l’Asie… C’est au tour des Mongols de camper sur nos places », etc.
« Bien avant qu’un intellectuel nazi n’ait annoncé “Quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver”, écrivait Hannah Arendt dès 1949, les poètes avaient proclamé leur dégoût pour “cette saleté de culture” et poétiquement invité “Barbares, Scythes, Nègres, Indiens, ô vous tous, à la piétiner.” »"
"On commence de reconnaître, serait-ce à regret, qu’en bons disciples de Marinetti, les représentants de l’avant-garde soviétique, ceux qu’on appelait, dans une novlangue orwellienne, les « Kom-Fut », les Futuristes-Communistes, écrivains et poètes, dans les années qui suivirent immédiatement la guerre civile, menèrent campagne contre tout ce qui était vieux, dépassé et bourgeois. Le plus célèbre, Maïakovski, dans son poème « 150 000 000 », écrit en 1919-1920, c’est-à-dire au moment même où Breton fonde le surréalisme, célèbre la vengeance des masses en mouvement au moyen de « la baïonnette [du] browning et [de] la bombe » :
Les poètes
qui s’appliquent à geindre vers le ciel,
oubliez-les
[…]
Tu es vieux ? A mort !
Et les crânes feront des cendriers
Quand la vieillesse sera balayée
par un sauvage saccage
nous entonnerons le monde
d’un nouveau mythe.
Le fondateur du Suprématisme, Malévitch, écrira de même :
« Ma philosophie : détruire tous les cinquante ans villes et villages anciens, bannir la nature des limites de l’art, supprimer l’amour et la sincérité dans l’art, mais en aucun cas ne tarir la source vivante de l’homme, la guerre. »"
Toutes les coupures à l’intérieur des textes cités sont de J. Clair. On pourrait répondre à Malévitch que cette source vivante a précisément peu de chances d’être tarie, et qu’il est plus prudent (j’emploie le mot aussi au sens de vertu prudentielle) de la canaliser aux meilleures fins possibles, plutôt que de l’exalter. Mais j’ai dit que je ne commentais pas…
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