mercredi 21 février 2018

"Toute féminine, toute moderne…"



Cette illustration a plus de significations que son « simple » rapport à ce qui suit. J’essaierai d’approfondir cela bientôt. Mais reprenons le texte de Jean Clair sur Huysmans et Duchamp (avec une allusion peut-être confuse à Villiers, notons-le ici) là où nous l’avions laissé hier : 

"Face à un Éros qui se dérobe autant que se dérobe l’Art, demeure le jeu, quand même serait-il d’une infinie désespérance. L’artifice sera toujours supérieur à la Nature. Et la machine, pour le célibataire, a des charmes que la femme n’a pas. 



Oubliée des généalogies que Michel Carrouges à tracées dans son essai, la locomotive à vapeur qui fascine des Esseintes apparaît ainsi comme un prototype des « accouchements de viscères et de machines » que Duchamp combinera dans sa Mariée. Parce qu’elle est artificielle comme le sera l’Ève future (seulement deux ans plus tard), elle est supérieure à la beauté naturelle. La perfection indépassable de l’hélice d’avion que Duchamp remarque au cours d’une visite au Salon de la locomotion aérienne au Grand Palais en 1912, croise la réflexion du héros de Huysmans : « La beauté de la femme est de l’avis de tous la plus originale et la plus parfaite », l’homme en revanche a fabriqué « un être animé et factice qui la vaut amplement au point de vue de la beauté plastique ».

Ces êtres nouveaux, ce sont, au regard blasé de des Esseintes, les deux locomotives adoptées sur des lignes de chemin de fer du Nord. « L’une, la Crampton, est une adorable blonde, à la voix aiguë, à la grande taille frêle, emprisonnée dans un étincelant corset de cuivre (…) dont l’extraordinaire grâce épouvante lorsque, raidissant ses muscles d’acier (…), elle met en branle l’immense rosace de sa fine roue (…). L’autre, l’Engerth, une monumentale et sombre brune aux cris sourds et rauques, aux reins trapus, étranglés dans une cuirasse en fonte (…). » [Les coupures sont de J. Clair.]

L’anthropomorphisme de la machine date de son apparition, du premier métier à tisser, la « Jenny », du nom de la fille de son inventeur, jusqu’à La bête humaine de Zola. 




Mais Huysmans est le premier à lui donner cet attrait érotique qui fait que la métaphore Femme/Machine anticipe de trente ans la description que fera Duchamp, pièce par pièce, organe par organe, du moteur de la Mariée en 1912. 

Une autre « machine célibataire » de des Esseintes est un orgue à liqueurs. Elle contient un élément que tout connaisseur du Grand Verre reconnaîtra, une bouteille de Bénédictine dont Huysmans décrit à loisir la forme pansue et « trapue, d’un vert sombre ». L’attention du héros s’attarde amoureusement sur elle, rêvant à des « cornues » et à des « alambics » préparés pour d’« incontestables magistères » et fasciné par « l’extraordinaire désaccord établi entre le contenant et le contenu, entre le contour liturgique du flacon et son âme, toute féminine, toute moderne… »"


Que de perspectives ouvertes ici… J’essaie d’y revenir au plus vite. Bonne soirée !