A tiroirs et dans le bon sens.
Dans une brève et percutante préface à un ouvrage de Philippe de Lara, Le rite et la raison. Wittgenstein anthropologue (Ellipses, 2005), Vincent Descombes synthétise ce que doivent être la mission et la pratique de l'anthropologie.
Je rappelle les filiations en jeu : Mauss - neveu de Durkheim, dont il sera question ici de façon allusive (à propos du "sacré" et de l'"efferverscence") -, fut le professeur de Louis Dumont, lequel exerça une influence considérable sur V. Descombes. En retour, celui-ci lui fit découvrir les Remarques sur le "Rameau d'or" de Frazer, quelques pénétrantes réflexions de Wittgenstein sur le sens de l'anthropologie, réflexions fort critiques à propos de ce classique du genre, remontant au début du XXè siècle, qu'est, donc, le Rameau d'or de Sir James Frazer. Enfin, pour mémoire, Evans-Pritchard est un ethnologue britannique fort réputé, et, pour la petite histoire, fut un ami de L. Dumont.
Les notes entre crochets sont de V. Descombes, à l'exception relative de ce qui concerne Goethe - dans un passage d'ailleurs un peu trop allusif pour moi, mais que j'ai préféré ne pas couper. Je me suis contenté de souligner quelques passages particulièrement frappants.
Je signale enfin que l'on peut trouver quelques éclaircissements sur l'idée de "comparaison radicale" ici même.
"Louis Dumont avait été très intéressé de retrouver dans Wittgenstein une formule qui rejoignait la leçon la plus décisive à ses yeux de son maître Marcel Mauss en ce qui concerne le but scientifique de l'anthropologie Cette leçon, il l'avait recueillie ainsi : "l'explication sociologique [autre nom du travail descriptif de l'anthropologie sociale] est terminée quand on a vu qu'est-ce que les gens croient et pensent, et qui sont les gens qui croient et pensent cela." Autrement dit, il n'y a pas véritablement à expliquer pourquoi les gens ont des croyances qui peuvent nous surprendre, mais seulement à atteindre les deux objectifs indiqués : d'abord, identifier ces croyances en les exprimant dans des termes que nous puissions comprendre, ce qui veut dire qu'il faut pour cela les traduire dans un idiome qui fasse sens pour nous ; ensuite, caractériser les sujets de cette croyance du point de vue sociologique, préciser à quelle occasion ou dans quelle situation de la vie sociale les gens expriment justement ces croyances. Il suffit, disait Dumont, de souligner que l'explication sociologique ainsi définie comporte l'étape d'une traduction pour ajouter quelque chose que Mauss avait laissé implicite : il n'y a pas d'autre explication sociologique que celle d'une "comparaison radicale". En effet, la compréhension sera le fruit de la mise en correspondance de deux idiomes : d'un côté, celui des sujets à décrire, de l'autre, celui dans lequel le savant doit donner la description. La dualité première qui est au fondement de l'anthropologie sociale n'est donc pas celle de deux mentalités (primitive et civilisée, prélogique et logique), ce n'est pas non plus celle des deux régimes de la vie sociale (le sacré et le profane, l'effervescence et la routine quotidienne). Au principe du "point de vue anthropologique", il y a le contraste entre ce que nous disons quand nous sommes chez nous et ce que nous comprenons que disent chez eux nos interlocuteurs justement quand ils sont chez eux.
Dumont a mis en exergue à la préface de la réédition de son premier travail monographique une citation de Wittgenstein. (...) Dumont l'avait lui-même traduit ainsi : "Je crois [contre Frazer] que l'entreprise d'une explication est condamnée d'avance, car il suffit d'assembler correctement ce que l'on sait, sans rien y ajouter : la satisfaction que l'on rechercherait dans une explication se livre d'elle-même."
Autrement dit, si l'on éprouve encore le besoin de chercher une explication, cela suffit à signaler que l'assemblage des données recueillies sur le terrain est mal fait. Si les faits connus avaient été correctement assemblées, chacun à sa place et avec son poids relatif dans la configuration d'ensemble, la description donnée ferait sens par elle-même. Il n'y aurait pas d'incongruités apparentes à éliminer, pas d'anomalies à interpréter. La visée explicative procède d'un écart, que l'on croit constater, entre ce que les gens font et disent et ce qu'ils devraient faire et dire s'ils étaient "rationnels", autrement dit s'ils étaient conformes à un modèle théorique que l'enquêteur a apporté avec lui sur le terrain et qu'il y applique le plus souvent sans s'en aviser. (On pense ici à ce que dit Wittgenstein de Frazer incapable de concevoir une autre manière de vivre et de penser que celle des Anglais de son temps.)
Par son élimination de l'explication interprétative au profit de la description bien faite, celle qui fait comprendre, Wittgenstein peut être rapproché de Mauss. Par sa référence au schéma morphologique de Goethe [en note, V. Descombes reproduit sans commentaires cette citation : "Et ainsi le choeur indique une loi secrète."], qui prend chez lui le visage de la "présentation synoptique" (übersichtliche Darstellung) pour laquelle nous devons trouver des formes "intermédiaires", des moyens d'assurer une transition intellectuelle entre deux extrêmes, Wittgenstein se montre partisan d'une anthropologie de la comparaison radicale. Enfin, il rencontre un principe central de l'ethnographie selon Evans-Pritchard par son insistance sur le contexte. Il faut, écrit Wittgenstein, décrire chaque manière d'agir dans son milieu environnant (Umgebung). A ce sujet, Philippe de Lara montre fort bien comment les remarques d'Evans-Pritchard, loin d'être des observations de détail, ont une portée considérable et entrent en consonance avec celles du philosophe sur les conditions d'une compréhension d'une humanité par une autre. Le résultat auquel arrive Evans-Pritchard est que, comme le dit de Lara, "les Azandé sont différents et intelligibles." Toutefois, on donnerait une formulation unilatérale - c'est-à-dire contraire au principe comparatif - de la dualité en question si l'on opposait de façon tranchée l'action efficace à l'action rituelle ou la croyance rationnelle à la croyance mystique. Du point de vue comparatif, ce sont là de fausses dualités, car elles ne font appel qu'à un seul terme conceptuel : l'opposition de l'efficace et du rituel est en réalité celle de l'efficace et d'un inefficace qui se voudrait efficace, mais qui ne parvient pas à l'être ; l'opposition du rationnel et du mystique est en réalité celle du rationnel et de quelque chose d'irrationnel qui veut passer pour du rationnel. De telles oppositions paraissent nécessaires à l'étude des croyances lorsque cette étude tend à se concentrer sur un article de croyance isolé en oubliant de replacer cette croyance dans un système, ce que Evans-Pritchard appelle "l'idiome de leurs croyances" (et c'est l'étape de la traduction qui nous fait savoir ce que les gens pensent et croient). Et, surtout, de replacer les gens qui manifestent de telles croyances dans une "situation" qui, à leurs yeux, appellent telle ou telle forme de pensée (et c'est l'étape de la contextualisation sociologique qui nous apprend qui sont les gens qui pensent et croient cela.)" (p. 7-10)
Tout n'est pas perdu !
Je rappelle les filiations en jeu : Mauss - neveu de Durkheim, dont il sera question ici de façon allusive (à propos du "sacré" et de l'"efferverscence") -, fut le professeur de Louis Dumont, lequel exerça une influence considérable sur V. Descombes. En retour, celui-ci lui fit découvrir les Remarques sur le "Rameau d'or" de Frazer, quelques pénétrantes réflexions de Wittgenstein sur le sens de l'anthropologie, réflexions fort critiques à propos de ce classique du genre, remontant au début du XXè siècle, qu'est, donc, le Rameau d'or de Sir James Frazer. Enfin, pour mémoire, Evans-Pritchard est un ethnologue britannique fort réputé, et, pour la petite histoire, fut un ami de L. Dumont.
Les notes entre crochets sont de V. Descombes, à l'exception relative de ce qui concerne Goethe - dans un passage d'ailleurs un peu trop allusif pour moi, mais que j'ai préféré ne pas couper. Je me suis contenté de souligner quelques passages particulièrement frappants.
Je signale enfin que l'on peut trouver quelques éclaircissements sur l'idée de "comparaison radicale" ici même.
"Louis Dumont avait été très intéressé de retrouver dans Wittgenstein une formule qui rejoignait la leçon la plus décisive à ses yeux de son maître Marcel Mauss en ce qui concerne le but scientifique de l'anthropologie Cette leçon, il l'avait recueillie ainsi : "l'explication sociologique [autre nom du travail descriptif de l'anthropologie sociale] est terminée quand on a vu qu'est-ce que les gens croient et pensent, et qui sont les gens qui croient et pensent cela." Autrement dit, il n'y a pas véritablement à expliquer pourquoi les gens ont des croyances qui peuvent nous surprendre, mais seulement à atteindre les deux objectifs indiqués : d'abord, identifier ces croyances en les exprimant dans des termes que nous puissions comprendre, ce qui veut dire qu'il faut pour cela les traduire dans un idiome qui fasse sens pour nous ; ensuite, caractériser les sujets de cette croyance du point de vue sociologique, préciser à quelle occasion ou dans quelle situation de la vie sociale les gens expriment justement ces croyances. Il suffit, disait Dumont, de souligner que l'explication sociologique ainsi définie comporte l'étape d'une traduction pour ajouter quelque chose que Mauss avait laissé implicite : il n'y a pas d'autre explication sociologique que celle d'une "comparaison radicale". En effet, la compréhension sera le fruit de la mise en correspondance de deux idiomes : d'un côté, celui des sujets à décrire, de l'autre, celui dans lequel le savant doit donner la description. La dualité première qui est au fondement de l'anthropologie sociale n'est donc pas celle de deux mentalités (primitive et civilisée, prélogique et logique), ce n'est pas non plus celle des deux régimes de la vie sociale (le sacré et le profane, l'effervescence et la routine quotidienne). Au principe du "point de vue anthropologique", il y a le contraste entre ce que nous disons quand nous sommes chez nous et ce que nous comprenons que disent chez eux nos interlocuteurs justement quand ils sont chez eux.
Dumont a mis en exergue à la préface de la réédition de son premier travail monographique une citation de Wittgenstein. (...) Dumont l'avait lui-même traduit ainsi : "Je crois [contre Frazer] que l'entreprise d'une explication est condamnée d'avance, car il suffit d'assembler correctement ce que l'on sait, sans rien y ajouter : la satisfaction que l'on rechercherait dans une explication se livre d'elle-même."
Autrement dit, si l'on éprouve encore le besoin de chercher une explication, cela suffit à signaler que l'assemblage des données recueillies sur le terrain est mal fait. Si les faits connus avaient été correctement assemblées, chacun à sa place et avec son poids relatif dans la configuration d'ensemble, la description donnée ferait sens par elle-même. Il n'y aurait pas d'incongruités apparentes à éliminer, pas d'anomalies à interpréter. La visée explicative procède d'un écart, que l'on croit constater, entre ce que les gens font et disent et ce qu'ils devraient faire et dire s'ils étaient "rationnels", autrement dit s'ils étaient conformes à un modèle théorique que l'enquêteur a apporté avec lui sur le terrain et qu'il y applique le plus souvent sans s'en aviser. (On pense ici à ce que dit Wittgenstein de Frazer incapable de concevoir une autre manière de vivre et de penser que celle des Anglais de son temps.)
Par son élimination de l'explication interprétative au profit de la description bien faite, celle qui fait comprendre, Wittgenstein peut être rapproché de Mauss. Par sa référence au schéma morphologique de Goethe [en note, V. Descombes reproduit sans commentaires cette citation : "Et ainsi le choeur indique une loi secrète."], qui prend chez lui le visage de la "présentation synoptique" (übersichtliche Darstellung) pour laquelle nous devons trouver des formes "intermédiaires", des moyens d'assurer une transition intellectuelle entre deux extrêmes, Wittgenstein se montre partisan d'une anthropologie de la comparaison radicale. Enfin, il rencontre un principe central de l'ethnographie selon Evans-Pritchard par son insistance sur le contexte. Il faut, écrit Wittgenstein, décrire chaque manière d'agir dans son milieu environnant (Umgebung). A ce sujet, Philippe de Lara montre fort bien comment les remarques d'Evans-Pritchard, loin d'être des observations de détail, ont une portée considérable et entrent en consonance avec celles du philosophe sur les conditions d'une compréhension d'une humanité par une autre. Le résultat auquel arrive Evans-Pritchard est que, comme le dit de Lara, "les Azandé sont différents et intelligibles." Toutefois, on donnerait une formulation unilatérale - c'est-à-dire contraire au principe comparatif - de la dualité en question si l'on opposait de façon tranchée l'action efficace à l'action rituelle ou la croyance rationnelle à la croyance mystique. Du point de vue comparatif, ce sont là de fausses dualités, car elles ne font appel qu'à un seul terme conceptuel : l'opposition de l'efficace et du rituel est en réalité celle de l'efficace et d'un inefficace qui se voudrait efficace, mais qui ne parvient pas à l'être ; l'opposition du rationnel et du mystique est en réalité celle du rationnel et de quelque chose d'irrationnel qui veut passer pour du rationnel. De telles oppositions paraissent nécessaires à l'étude des croyances lorsque cette étude tend à se concentrer sur un article de croyance isolé en oubliant de replacer cette croyance dans un système, ce que Evans-Pritchard appelle "l'idiome de leurs croyances" (et c'est l'étape de la traduction qui nous fait savoir ce que les gens pensent et croient). Et, surtout, de replacer les gens qui manifestent de telles croyances dans une "situation" qui, à leurs yeux, appellent telle ou telle forme de pensée (et c'est l'étape de la contextualisation sociologique qui nous apprend qui sont les gens qui pensent et croient cela.)" (p. 7-10)
Tout n'est pas perdu !
Libellés : Descombes, Dumont, Evans-Pritchard, Frazer, Goethe, Lara, Mauss, Wittgenstein
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