Un bon socialiste est un socialiste mort (suicidé).
En 2004 ou début 2005, je rencontre un ami dont la famille compte des membres hauts placés au PS : comme je lui demandais pourquoi, alors que l'illustre Raffarin connaissait de nombreuses difficultés, les socialistes n'étaient pas plus vindicatifs, il me répondit que c'était parce qu'ils ne voulaient pas revenir au pouvoir : ils jugent la France ingouvernable, surtout pour eux, me dit-il.
Sur le coup je n'y ai pas trop cru. Des politiciens qui ne veulent pas du pouvoir... Et puis, question fiabilité des sources, c'était un peu l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours. La conjonction récente de la loi sur la pénalisation de la négation du génocide arménien, de la relecture de quelques textes de Marcel Gauchet et de la découverte de l'opinion, pas complètement nulle mais, pour le coup, très café du commerce, d'un célèbre imbécile sur le sujet, cette conjonction m'a amené à mieux comprendre ce que mon ami voulait dire.
Laissons M. Gauchet planter le décor, d'abord dans un texte de 2000 :
"La marche de l'histoire pose à la droite un problème de définition (...). La dynamique des grands intérêts économiques n'a plus rien à voir avec la conservation sociale ; elle va même directement contre. Au titre de l'ordre, de l'autorité, de la hiérarchie, de la défense antirévolutionnaire, le capitalisme, pour parler vite, avait fait au total bon ménage, jusqu'à une date récente, avec l'héritage des valeurs chrétiennes, l'esprit de tradition, le souci des communautés et des institutions, l'attachement à la lenteur des évolutions. C'est ce compromis historique qui se défait à l'heure de la troisième révolution industrielle et de l'évanouissement du péril communiste, en disloquant l'ancien parti de l'ordre. Sa composante économique et sa composante sociétale se dissocient. Il devient un parti du mouvement économique, et d'un mouvement qui menace la stabilité sociétale dont il était par ailleurs le chantre. La Nation n'est plus qu'un obstacle à contourner, à l'heure de la mondialisation financière et du grand marché européen. Il ne s'agit plus d'exalter l'autorité de l'Etat, mais de la faire reculer, comme il s'agit d'instiller partout la fluidité des contrats au lieu et place de la rigidité des institutions et des statuts. Cet esprit individualiste du droit libéral pénètre et emporte jusqu'au tabernacle de la famille traditionnelle.
Les partis conservateurs, en d'autres termes (...), se sont insensiblement transformés en partis de la "dissolution sociale". Ce qu'il s'agit prioritairement de conserver, le moteur privé du développement des richesses, détruit le reste, dont, éventuellement, une partie de leur électorat. Ils avaient pour eux de rassurer, en incarnant la continuité des temps en face des ruptures et des aventures. Ils sont devenus inquiétants, à l'instar des "rouges" et des "partageux" de jadis. Le libéralisme économique, qui constitue désormais leur seul discours possible, révèle ici ses limites. C'est un discours critique, très puissant en tant qu'instrument de dénonciation des dysfonctionnements de nos machineries administratives, mais qui ne dit rien de la direction globale du mouvement dont il se contente de proposer une formule opératoirement efficace, et qui dit moins encore des motifs substantiels de l'existence en société.
Le parti "organique", au sens d'Auguste Comte, est à gauche, dorénavant. C'est la gauche qui a désormais pour elle l'ordre établi de l'Etat-providence et des régulations du salariat menacé par les aventuriers libéraux. La détraditionnalisation qui a enfermé la droite dans l'économie confère par ailleurs à la gauche un monopole virtuel du discours sur la forme d'ensemble de la société et sur les finalités du collectif. De ce point de vue, elle bénéficie, sur le terrain idéologique, d'un avantage structurel encore plus net que sur le terrain politique. Elle justifie l'acquis, en même temps qu'elle donne sens au mouvement. Les partis sociaux-démocrates représentent aujourd'hui les vrais partis conservateurs. Eventuellement, dans le sens trivial et polémique de la défense d'avantages et de rentes d'un autre âge. Mais surtout dans le sens profond et légitime de la préoccupation de la stabilité sociale, préoccupation qui a sa place nécessaire dans le champ politique." (La démocratie contre elle-même, Gallimard, "Tel", 2002, pp. 299-301)
On comprend au passage pourquoi, alors que L. Jospin réussissait à faire croire que l'économie française était florissante, il ne restait plus à J. Chirac qu'à attaquer sur le front de l'insécurité, le seul où l'on ne trouve pas cette prééminence des valeurs de gauche ou apparentées. Nuançons quelque peu aussi le propos de M. Gauchet en rappelant qu'il y a une forme d'individualisme à droite qui s'est toujours trouvée faire bon ménage avec les attaques contre "la famille traditionnelle", et laissons-le tirer les conclusions de la citation précédente, ce qu'il avait fait dans un texte remontant cette fois à 1990 (je supprime un passage avec lequel je suis en désaccord et qui n'est pas essentiel au propos) :
"Si le libéralisme n'a à promettre aux personnes que davantage de latitude pour leurs initiatives, tout en les assurant implicitement d'une moindre prise sur leur destin collectif, ses chances politiques resteront limitées, a fortiori dans un pays dont toute l'originalité depuis 1789 est d'avoir poussé plus loin que partout ailleurs cette aspiration à l'autorité de tous comme légitime prolongement de la liberté de chacun. Ce pourquoi d'ailleurs aussi l'échec du socialisme y affecte moins la gauche qu'on aurait pu croire. Battue sur le terrain économique, qu'elle avait investi sur la base de son jacobinisme, elle redevient simplement une gauche politique, et elle retrouve avec sa tradition historique un ancrage puissant. Le dialogue de sourds peut continuer longtemps entre une droite libérale forte de ses certitudes sommaires, confortées par le cours des événements, autant qu'aveugle à leurs limites politiques et une gauche "républicaine" (...). L'histoire en un sens a tranché, mais le résultat risque cependant d'en être une confusion prolongée. Sûrement ce blocage aussi irréductible que stérile ne contribue-t-il pas peu, d'ores et déjà, à l'impression d'onirisme ossifié que procure ce qu'on ose à peine encore nommer le débat politique." (ibid., pp. 181-182)
Les amateurs de Muray apprécieront à sa juste valeur cet "onirisme ossifié". Ceux qui ont moins de certitudes que Marcel Gauchet (car il en a trop, mais j'y reviendrai une autre fois) s'autoriseront quelques doutes sur ce que signifie exactement l'expression "battue sur le terrain économique". Là n'est pas aujourd'hui l'important : les bonnes intuitions qui forment le coeur de ces textes montrent que mon ami avait raison, mais péchait par imprécision. Si les socialistes ne veulent pas le pouvoir autant que l'on pourrait s'y attendre de la part de politiciens, c'est simplement parce que, pour une bonne part, en tout cas sur le terrain "sociétal", là où ils sont le plus à l'aise, ce pouvoir, ils l'ont déjà. La loi sur la négation du génocide arménien l'a encore rappelé récemment, de même que, a contrario, la controverse quant au "rôle positif" de la France dans ses territoires occupés. Pourquoi alors se fatiguer, lorsque l'on peut exercer une influence certes pas à tout coup déterminante, mais souvent fort importante, sur le vote de lois qui vous tiennent particulièrement à coeur, ceci sans devoir assumer tous les emmerdements du pouvoir ? Ajoutons que sur le terrain de la politique étrangère, grosso modo le président actuel mène une politique qui convient au PS, ce qui évite aussi les états d'âme à ce propos.
On n'en concluera pas pour autant que "la France est gouvernée à gauche". D'une part j'ai laissé ici de côté les fausses évidences de M. Gauchet et A. Con-Pense-Vil en ce qui concerne l'économie, d'autre part l'insécurité, et tout ce qui autour d'elle a trait aux libertés publiques, appartient en ce moment à la droite. Et bien sûr la conjoncture décrite par M. Gauchet n'est pas éternelle. Il y a d'ailleurs de l'apprenti sorcier dans tout cela.
On n'en concluera pas non plus que, ces jours-ci, MM. Strauss-Kahn et Fabius, Mme Royal, n'ont pas le mors au dent. Mais les ambitions personnelles, pour réelles qu'elles puissent être, ne remplacent pas la situation structurelle qui pousse ou non un parti, léniniste ou mitterrandien, chiraquien ou sarkozyste, à prendre le pouvoir.
N.B. Ce texte fait suite à celui-ci, que j'annonçais il y a un an comme le début d'une série. Ce bilan d'activité étant fort peu brillant, je ne promets plus rien. Promis !
Sur le coup je n'y ai pas trop cru. Des politiciens qui ne veulent pas du pouvoir... Et puis, question fiabilité des sources, c'était un peu l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours. La conjonction récente de la loi sur la pénalisation de la négation du génocide arménien, de la relecture de quelques textes de Marcel Gauchet et de la découverte de l'opinion, pas complètement nulle mais, pour le coup, très café du commerce, d'un célèbre imbécile sur le sujet, cette conjonction m'a amené à mieux comprendre ce que mon ami voulait dire.
Laissons M. Gauchet planter le décor, d'abord dans un texte de 2000 :
"La marche de l'histoire pose à la droite un problème de définition (...). La dynamique des grands intérêts économiques n'a plus rien à voir avec la conservation sociale ; elle va même directement contre. Au titre de l'ordre, de l'autorité, de la hiérarchie, de la défense antirévolutionnaire, le capitalisme, pour parler vite, avait fait au total bon ménage, jusqu'à une date récente, avec l'héritage des valeurs chrétiennes, l'esprit de tradition, le souci des communautés et des institutions, l'attachement à la lenteur des évolutions. C'est ce compromis historique qui se défait à l'heure de la troisième révolution industrielle et de l'évanouissement du péril communiste, en disloquant l'ancien parti de l'ordre. Sa composante économique et sa composante sociétale se dissocient. Il devient un parti du mouvement économique, et d'un mouvement qui menace la stabilité sociétale dont il était par ailleurs le chantre. La Nation n'est plus qu'un obstacle à contourner, à l'heure de la mondialisation financière et du grand marché européen. Il ne s'agit plus d'exalter l'autorité de l'Etat, mais de la faire reculer, comme il s'agit d'instiller partout la fluidité des contrats au lieu et place de la rigidité des institutions et des statuts. Cet esprit individualiste du droit libéral pénètre et emporte jusqu'au tabernacle de la famille traditionnelle.
Les partis conservateurs, en d'autres termes (...), se sont insensiblement transformés en partis de la "dissolution sociale". Ce qu'il s'agit prioritairement de conserver, le moteur privé du développement des richesses, détruit le reste, dont, éventuellement, une partie de leur électorat. Ils avaient pour eux de rassurer, en incarnant la continuité des temps en face des ruptures et des aventures. Ils sont devenus inquiétants, à l'instar des "rouges" et des "partageux" de jadis. Le libéralisme économique, qui constitue désormais leur seul discours possible, révèle ici ses limites. C'est un discours critique, très puissant en tant qu'instrument de dénonciation des dysfonctionnements de nos machineries administratives, mais qui ne dit rien de la direction globale du mouvement dont il se contente de proposer une formule opératoirement efficace, et qui dit moins encore des motifs substantiels de l'existence en société.
Le parti "organique", au sens d'Auguste Comte, est à gauche, dorénavant. C'est la gauche qui a désormais pour elle l'ordre établi de l'Etat-providence et des régulations du salariat menacé par les aventuriers libéraux. La détraditionnalisation qui a enfermé la droite dans l'économie confère par ailleurs à la gauche un monopole virtuel du discours sur la forme d'ensemble de la société et sur les finalités du collectif. De ce point de vue, elle bénéficie, sur le terrain idéologique, d'un avantage structurel encore plus net que sur le terrain politique. Elle justifie l'acquis, en même temps qu'elle donne sens au mouvement. Les partis sociaux-démocrates représentent aujourd'hui les vrais partis conservateurs. Eventuellement, dans le sens trivial et polémique de la défense d'avantages et de rentes d'un autre âge. Mais surtout dans le sens profond et légitime de la préoccupation de la stabilité sociale, préoccupation qui a sa place nécessaire dans le champ politique." (La démocratie contre elle-même, Gallimard, "Tel", 2002, pp. 299-301)
On comprend au passage pourquoi, alors que L. Jospin réussissait à faire croire que l'économie française était florissante, il ne restait plus à J. Chirac qu'à attaquer sur le front de l'insécurité, le seul où l'on ne trouve pas cette prééminence des valeurs de gauche ou apparentées. Nuançons quelque peu aussi le propos de M. Gauchet en rappelant qu'il y a une forme d'individualisme à droite qui s'est toujours trouvée faire bon ménage avec les attaques contre "la famille traditionnelle", et laissons-le tirer les conclusions de la citation précédente, ce qu'il avait fait dans un texte remontant cette fois à 1990 (je supprime un passage avec lequel je suis en désaccord et qui n'est pas essentiel au propos) :
"Si le libéralisme n'a à promettre aux personnes que davantage de latitude pour leurs initiatives, tout en les assurant implicitement d'une moindre prise sur leur destin collectif, ses chances politiques resteront limitées, a fortiori dans un pays dont toute l'originalité depuis 1789 est d'avoir poussé plus loin que partout ailleurs cette aspiration à l'autorité de tous comme légitime prolongement de la liberté de chacun. Ce pourquoi d'ailleurs aussi l'échec du socialisme y affecte moins la gauche qu'on aurait pu croire. Battue sur le terrain économique, qu'elle avait investi sur la base de son jacobinisme, elle redevient simplement une gauche politique, et elle retrouve avec sa tradition historique un ancrage puissant. Le dialogue de sourds peut continuer longtemps entre une droite libérale forte de ses certitudes sommaires, confortées par le cours des événements, autant qu'aveugle à leurs limites politiques et une gauche "républicaine" (...). L'histoire en un sens a tranché, mais le résultat risque cependant d'en être une confusion prolongée. Sûrement ce blocage aussi irréductible que stérile ne contribue-t-il pas peu, d'ores et déjà, à l'impression d'onirisme ossifié que procure ce qu'on ose à peine encore nommer le débat politique." (ibid., pp. 181-182)
Les amateurs de Muray apprécieront à sa juste valeur cet "onirisme ossifié". Ceux qui ont moins de certitudes que Marcel Gauchet (car il en a trop, mais j'y reviendrai une autre fois) s'autoriseront quelques doutes sur ce que signifie exactement l'expression "battue sur le terrain économique". Là n'est pas aujourd'hui l'important : les bonnes intuitions qui forment le coeur de ces textes montrent que mon ami avait raison, mais péchait par imprécision. Si les socialistes ne veulent pas le pouvoir autant que l'on pourrait s'y attendre de la part de politiciens, c'est simplement parce que, pour une bonne part, en tout cas sur le terrain "sociétal", là où ils sont le plus à l'aise, ce pouvoir, ils l'ont déjà. La loi sur la négation du génocide arménien l'a encore rappelé récemment, de même que, a contrario, la controverse quant au "rôle positif" de la France dans ses territoires occupés. Pourquoi alors se fatiguer, lorsque l'on peut exercer une influence certes pas à tout coup déterminante, mais souvent fort importante, sur le vote de lois qui vous tiennent particulièrement à coeur, ceci sans devoir assumer tous les emmerdements du pouvoir ? Ajoutons que sur le terrain de la politique étrangère, grosso modo le président actuel mène une politique qui convient au PS, ce qui évite aussi les états d'âme à ce propos.
On n'en concluera pas pour autant que "la France est gouvernée à gauche". D'une part j'ai laissé ici de côté les fausses évidences de M. Gauchet et A. Con-Pense-Vil en ce qui concerne l'économie, d'autre part l'insécurité, et tout ce qui autour d'elle a trait aux libertés publiques, appartient en ce moment à la droite. Et bien sûr la conjoncture décrite par M. Gauchet n'est pas éternelle. Il y a d'ailleurs de l'apprenti sorcier dans tout cela.
On n'en concluera pas non plus que, ces jours-ci, MM. Strauss-Kahn et Fabius, Mme Royal, n'ont pas le mors au dent. Mais les ambitions personnelles, pour réelles qu'elles puissent être, ne remplacent pas la situation structurelle qui pousse ou non un parti, léniniste ou mitterrandien, chiraquien ou sarkozyste, à prendre le pouvoir.
N.B. Ce texte fait suite à celui-ci, que j'annonçais il y a un an comme le début d'une série. Ce bilan d'activité étant fort peu brillant, je ne promets plus rien. Promis !
Libellés : Chirac, Comte, Comte-Sponville, Gauchet, Jospin, Kesher, Muray, Raffarin, Royal, Socialisme
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