lundi 20 novembre 2006

Valeur de la richesse, pauvreté de la valeur.

Dans le colloque de Cerisy Violence et vérité. Autour de René Girard (juin 1983, Grasset, 1985, pp. 267-274), on découvre notamment une intéressante communication de Georges-Hubert de Radkowski, dont je retranscris certains passages. Les incises [entre crochets et en italiques] sont de moi.

- "Si la science économique cessait de considérer cette question de la richesse soit comme inexistante, soit comme allant de soi - puisque, pour elle, autant il y a de valeur produite et/ou possédée, autant il y a de richesse jouie, celle-ci étant donc fonction univoque et directe de celle-là -, alors et alors seulement elle découvrirait les paradoxes auxquels on est acculé dès qu'on entreprend de définir la richesse au moyen de la valeur. (...)

Le concept de valeur implique et présuppose toujours l'égalité, l'identité ; tandis que celui de richesse, au contraire, présuppose l'inégalité, la différence. Donc (...) il ne peut y avoir deux valeur qui soient inégales, différentes entre elles ; ni deux, ou plusieurs richesses qui soient égales, identiques l'une à l'autre. (...)

Il ne peut y avoir des valeurs hors de l'échange effectif ou, du moins, virtuel. Ceci entraîne comme conséquence qu'il n'existe aucun fondement de la valeur, ni du côté du travail, comme l'affirmaient les classiques [et Marx à sa manière et à leur suite], ni du côté de l'"utilité", comme le croyaient les néo-classiques ; et comme corollaire, que la distinction traditionnelle entre la valeur d'usage (qui serait préalable à l'échange) et la valeur d'échange est trompeuse et superfétatoire : entia non sunt multiplicanda, en suivant "le principe du rasoir" d'Occam. [Les entités ne doivent pas être multipliées par delà ce qui est nécessaire.]

Emergeant dans et par l'échange, produite au sens fort et premier du terme par lui, toute valeur est purement arbitraire : c'est lui, l'échange, qui décide de la valeur, qui arbitre "sans appel" s'il y a et combien il y a de valeurs."

- G.-H. de Radkowski montre ensuite que si on peut échanger X a contre Y b, alors X a = Y b, point barre. Il en déduit que la notion d'échange inégal est une "contradiction dans les termes" - ce qui peut être cohérent avec ce qui précède, mais n'avance pas beaucoup, car si l'un des partenaires de l'échange n'est pas content de cet échange mais se sent forcé par les circonstances de l'accepter, cela ressemble fort à ce que l'on entend habituellement par échange inégal. Comme le dit Max Weber à l'intention de gens comme Mme Laurence Parisot, ce n'est pas parce que deux personnes sont d'accord pour signer un contrat qu'elles sont toutes deux libres de le faire, l'une d'elles peut ne pas avoir le choix de ne pas le signer. G.-H. de Radkwoski ne nie d'ailleurs aucunement que dans la plupart des échanges il y a un gagnant et un perdant, il affirme nettement que l'échange est toujours un rapport de forces. Mais comme ces rapports de force "à deux" s'inscrivent désormais le plus souvent dans des rapports de force collectifs, la fixation de la valeur n'est pas totalement arbitraire (si voulez vendre votre vieille Peugeot 600.000 euros, vous trouverez difficilement preneur) - il reste très intéressant qu'elle ne repose sur rien de naturel et de quantifiable - pas même sur les "besoins" :

- "Que, par ailleurs, on ne m'assène pas l'argument des prétendus "besoins" d'où proviendrait ce que les économistes néo-classiques nomment "utilité" des biens qui les doterait d'une valeur objective "en soi". Les besoins, ça n'existe pas." - Radkowski renvoie ici à son livre les Jeux du désir." (PUF, 1980).

- "La possibilité même de la richesse, le "destin" de la richesse se joue sur cette différence : "avoir plus que..." ; en possédant, exclure de cette possession les autres ; en s'appropriant, les désapproprier effectivement ou virtuellement. Plus cette différence est considérable, "forte", plus cet "excès" de richesse est accentué, plus cette richesse pourra s'épanouir dans sa plénitude, ou plutôt sa quasi-plénitude, seule l'impossible richesse infinie y atteignant, y parvenant.

L'absence, par contre, de toute différence supprime la possibilité même de richesse, quel que soit le contenu "matériel" de nos possessions, l'abondance des biens dont nous jouissons. "La même richesse que...", "la richesse égale à...", c'est la "non-richesse", l'absence radicale de toute richesse. De même que dans le "bon vieux temps" de jadis les riches avaient "leurs pauvres", il faut bien que dans une société marchande les pauvres aient toujours "leurs riches" : on n'est riche que pour quelqu'un, on est le riche "de quelqu'un". Une collectivité composée uniquement de "riches" ignorerait complètement le concept même de richesse qui deviendrait un impensable de cette société."

- à toutes fins utiles, ce dernier argument rappelle une mise au point de Hume évoquée par C. Lévi-Strauss dans Race et histoire : on ne peut se plaindre qu'il y ait des femmes laides, car si toutes les femmes étaient belles, soit le concept de beauté disparaîtrait, ce qui serait triste, soit on ne ferait que changer d'échelle de valeur pour juger de la beauté, on réintroduirait une hiérarchie, les moins belles deviendraient laides, et ainsi de suite.

Sans nous laisser entraîner dans les comparaisons tentantes mais sans doute trop faciles entre les domaines "économique" et "érotique", précisons pour finir et éviter un éventuel malentendu que Radkowski ne manque pas de préciser que la traduction de la richesse en termes de valeur ("combien sur le compte en banque"), est, comme toute traduction, fautive et lacunaire. Elle n'est pas nécessairement totalement illusoire, encore une fois, mais elle passe à côté de choses non quantifiables : le temps de loisir disponible, par exemple (on me décrivait récemment la peu enviable existence de millionnaires new-yorkais bossant comme des fous et dépensant qui plus est une part considérable de leurs revenus dans leur loyer et dans l'organisation de quelques fêtes que leur statut social rend obligatoire), et le sentiment vécu des acteurs (mon grand-père, qui n'était pas un naïf et qui eut des périodes fastes comme des périodes plus dures (il travaillait à la Bourse), me racontait qu'il n'avait jamais été aussi riche que dans sa jeunesse, quand il avait une petite chambre et un petit boulot, et passait une bonne part de ses journées à se balader dans Paris avec le sentiment que le monde était à lui. Et sans doute à cette époque là l'était-il, et sans doute cela se sentait-il, et mon grand-père était-il alors le "riche" de quelqu'un.)

- Tout ceci ne se voulant certes pas définitif, au niveau conceptuel comme au niveau moral. Il s'agit surtout de barrer la route à ceux qui croient résolus des problèmes qui ne le sont pas.

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