vendredi 17 novembre 2006

"C'est nous qui décidons qui est juif et qui ne l'est pas."

Telle serait, selon Fritz Lang, la réponse que Goebbels lui aurait faite, lorsque, à la proposition que celui-ci lui soumettait de prendre en main la direction du cinéma du Reich, Lang aurait objecté ses origines juives. Apocryphe ou non, ce mot désigne admirablement cette possibilité du pouvoir, d'Etat en l'occurrence, d'opérer dans la réalité des partages aux lourdes conséquences.

Cécile Winter, dans le texte qui figure en annexe du troisième tome des Circonstances d'Alain Badiou, utilise cette histoire pour désigner l'attitude des "anti-antisémites" actuels : "C'est nous qui décidons qui est antisémite et qui ne l'est pas." Ne forçons pas sur ce parallèle, mais il est vrai, pour ne dénoncer qu'un mort, que lorsqu'on lit chez Alain Soral (Abécédaire de la bêtise ambiante...) une lettre de Jean Renoir datant de 1939 je crois et d'un antisémitisme pour le moins clair et qui vaudrait à d'autres une durable excommunication, on est frappé par la relativité de certains jugements dans un domaine où un peu de rigueur ne serait pas inutile.

Quoi qu'il en soit de ce cas particulier comme de nos chasseurs d'antisémites, je tombe, dans un livre consacré aux persécutions médiévales, La persécution. Sa formation en Europe, Xè-XIIIè siècle (1987, trad. française les Belles-Lettres, 1991), sur ces pages :

"La proposition selon laquelle, s'il y avait eu des hérésies avant le XIè siècle, elles auraient été persécutées, est dénuée de sens. Suivant la définition canonique, un hérétique est une personne dont les opinions sont "choisies par la perception humaine contrairement à la Sainte Ecriture, avouées en public et défendues avec obstination" [Gratien]. Dans la pratique, cela signifie qu'une personne ne devient un hérétique que si elle refuse d'accepter le jugement d'un évêque qui condamne comme hérétiques ses opinions exprimées et de s'engager à ne pas prêcher sans la permission de l'évêque : ce second point est devenu au XIIè siècle beaucoup plus important que le premier. Donc, du point de vue du croyant, l'hérétique se définit lui-même et, en fait, se proclame lui-même comme la personne qui, délibérément, refuse l'autorité de l'Eglise. De plus, cette manière de présenter les choses rappelle que l'hérésie n'existe que dans la mesure où l'autorité décide de déclarer qu'elle existe. Les hérétiques sont ceux qui refusent de souscrire aux doctrines et de reconnaître la discipline qu'exige l'Eglise : pas d'exigence, pas d'hérésie. L'hérésie (à la différence du judaïsme [oui et non, cf. justement Goebbels] et de la lèpre [admettons, même si un lépreux ne se reconnaît pas aussi aisément qu'on le croit]) ne peut naître que dans le contexte d'une affirmation d'autorité à laquelle l'hérétique résiste : elle est donc par définition une affaire politique. En revanche, la croyance hétérodoxe ne l'est pas. La divergence des opinions a existé en tout temps et en tout lieu et ne devient hérésie que lorsque l'autorité la déclare intolérable, ce qui est rarement arrivé au début du Moyen Age. (...)

La structure de l'Eglise d'Occident elle-même, au début du Moyen Age, était telle qu'elle admettait et devait admettre une diversité d'opinions beaucoup plus grande que celle qui devait ultérieurement être trouvée compatible avec le maintien de l'unité catholique. L'Eglise n'avait pas encore les moyens ou, selon certains, le désir d'exiger l'uniformité de culte et de pratique dans toute la chrétienté occidentale. Chaque évêque dirigeait son diocèse en tant qu'héritier et successeur du saint patron à qui l'on en attribuait d'ordinaire la fondation. Rome jouissait d'une prééminence générale, qui, certes, n'était pas indiscutée, mais son autorité pour intervenir dans les affaires diocésaines ou provinciales était loin d'être universellement reconnue. Ses préceptes n'étaient d'aucune manière censés jouir d'une autorité ou d'un prestige supérieurs à ceux que leur accordait la coutume. En fait, la réforme papale du XIè siècle a précisément été, par l'un de ses principaux aspects, un combat pour imposer l'autorité de Rome sur la tradition locale. (...)

Le processus même d'identification et de réfutation de l'hérésie lui donna une plus grande cohérence et par conséquent la fit apparaître plus dangereuse qu'elle ne l'était en réalité." (pp. 82-86)


Ne sacrifions pas ici les plaisirs de la nuance à un nominalisme radical qui ne ferait qu'embrouiller a priori les choses, et ne concluons pas que les persécutions se font sans référent aucun et que "tout vient du pouvoir". Retenons juste qu'une fois (exprimons-nous comme un Jacques Rancière, lui-même, comme Robert Moore, dans la continuité d'un Foucault) le sensible découpé ou partagé d'une certaine manière, certaines opérations politiques deviennent plus aisées. Une fois les Juifs découpés conceptuellement comme il le faut, on peut réellement les découper en morceaux (Moyen Age), une fois les Juifs isolés et séparés des autres, on peut les en séparer définitivement et les faire s'évanouir effectivement du réel dont les a préalablement extraits (le nazisme).

Le parallèle entre ces deux situations ne doit pas être trop poussé par amour du calembour fumeux : nommer le Juif n'est pas la même opération au Moyen Age, où même avant les ghettos les Juifs ont une forte identité (plus religieuse d'ailleurs qu'autre chose, à lire Moore : ainsi n'avaient-ils pas dans leur majorité de prénoms ou de noms de famille "signifiants"), et où il s'agit de faire de cette identité une menace pour l'ordre, non établi mais en train de s'établir, et au temps du nazisme, qui vient après le mouvement assimilationniste : le processus se fait dans l'ordre inverse - on établit d'abord que les Juifs sont nocifs avant de définir "qui est juif et qui ne l'est pas".

Etienne Balibar a émis l'hypothèse que se développait actuellement vis-à-vis des Musulmans un phénomène comparable à celui qui avait finalement produit l'antisémitisme hitlérien : la discrimination d'une catégorie d'individus et l'enfermement des individus qui sont censés composer cette catégorie dans une hérédité biologique (Musuman = Arabe = Musulman) les définissant de plus en plus exclusivement - ce qui n'empêche d'ailleurs pas qu'on les engueule dans le même temps parce qu'ils ne veulent pas en sortir. Que M. Balibar ait senti quelque chose de l'air du temps, cela me semble incontestable. La portée précise à donner à ces remarques est une autre affaire. Outre le fait que certains Musulmans peuvent eux-mêmes encourager cette évolution (un peu comme au Moyen Age, les premières vexations d'Etat vis-à-vis des Juifs ont contribué à la naissance d'un traditionnalisme juif (le hassidisme notamment) qui a lui-même accru la visibilité des Juifs et apporté sa pierre à la fondation du stéréotype du "Juif"), il importe de noter que le flou qui entoure aujourd'hui la définition, non pas d'un Musulman, mais d'un Musulman français (combien sont-ils ? quel est leur niveau de croyance ? quels rapports peut-on ou non établir entre cette croyance et le sentiment d'appartenir à une communauté singulière (et singulière à quel(s) niveau(x) ?) à l'intérieur de notre beau pays ? etc., tout cela pouvant être vu avec les yeux de Chimène ou un regard réprobateur - cf. les tensions qui traversent le texte de M.-E. Nabe que je vous conseillais récemment, ou les désaccords qui surgissent vite lorsqu'on réfléchit aux émeutes de l'an dernier) peut selon les personnes et les moments être aussi bien un garde-fou par rapport à ce besoin ou cette volonté de définition, qu'un apport au fantasme de l'ennemi intérieur, d'autant plus dangereux que difficile à repérer. Ici, la leçon de la période nazie est claire. (Non d'ailleurs que je craigne que les Etats européens se mettent à exterminer leurs "musulmans". Mais ils peuvent leur nuire de plus en plus. Ce qui peut "renforcer" cette "identité musulmane", etc.)

Pas de conclusion ? Non, c'est un texte incertain sur l'incertitude.

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