"Plus on critique..."
En guise d'encouragement aux parisiens à profiter des journées de grève qui s'annoncent pour aller voir l'exposition Soutine - au lieu de se crever le cul juste pour se rendre au lieu de son esclavage salarié...
Et encore du Muray. J'espère qu'il vous intéresse, parce que vous n'avez pas fini d'en bouffer.
"L'écartèlement des troncs de Céret, leur tracé divergent qui se répète de toile en toile, et toujours de la même façon, toujours comme des branches d'éventail, ou comme les doigts écartés d'une main immense, cette dissociation forcée, ce très subtil et très concerté principe de désolidarisation des arbres les uns des autres, c'est le coup de pouce de ce qu'on appelle le style, ou encore le coup de force opéré par la préméditation de la pensée sur la réalité pour permettre de la voir. Il sait bien, Soutine, que les choses, les choses elles-mêmes, la réalité, les éléments du monde, le réel, et même nos corps, et plus encore la mort, que tout cela est en train, dès son époque (mais ça ne fera plus que s'accélérer), de se déréaliser, de perdre son poids, de se virtualiser, et de s'euphémiser. Pour redonner sa puissance d'étonnement à la chose en soi, il faut trouver un style, un style qui étonne assez le spectateur pour qu'il recommence à s'étonner du concret qui lui est montré (c'est d'ailleurs là une assez bonne définition du style.) Aucune connaissance n'est spontanée, il n'y a que la méconnaissance qui soit naturelle.
Ce qui s'amplifie bien s'exprime carrément, et quand je regarde le foutoir inouï des Toits rouges de Céret, ou les paysages de Cagnes de 1923, c'est plus fort que moi, je ne peux pas m'empêcher de penser aux bordels descriptifs et malveillants de Céline, celui du bureau « tunisien » de Courtial des Péreires, par exemple, dans Mort à crédit : « C'était un ensemble atterrant dans le style hyper-fouillasson, avec des crédences "Alcazar"... On pouvait pas rêver plus tarte... Et puis la cafetière mauresque... les poufs marocains, le tapis "torsades" si crépu, emmagasinant lui tout seul la tonne solide de poussière... »
Toute neutralité, toute objectivité, toute désinvolture aussi, sont à jamais exclues de ces deux univers. Ni la littérature de Céline, ni la peinture de Soutine ne jouent le jeu. Il n'y a rien de moins complaisamment « joueur », rien de moins ironiste, distancieux, conceptualiseur entre les lignes, qu'une toile de Soutine ou une page de Céline. Ni l'un ni l'autre n'ont jamais cru, comme les adultes-enfants d'aujourd'hui, que le monde existait pour les protéger ou les divertir.
Plus on aggrave, plus on peint. Plus on amplifie, plus on écrit. Plus on critique, plus on comprend.
Chez Soutine comme chez Céline, on trouve tout ce qui, de nos jours, est terminé ; ou entré dans des conservatoires, des musées, des écomusées, des réserves animalières d'espèces à protéger.
Il y a des gens, d'abord, énormément de gens, et même des « petites gens », comme on les appelait autrefois. Domestiques, serviteurs, mitrons, garçons d'ascenseur. Souillons. Filles de ferme. Communiante. Enfants de choeur. Personnages du choeur. Personnages tout court. Individus sans nom. Personnages vivants.
Rien à voir avec les fausses identités d'aujourd'hui, fantômes narcissiques mangés aux médias comme un tapis par les mites, « notabilités » toujours déjà filmées ou s'imaginant telles, people se fantasmant sur papier glacé.
(Couverture que l'on pourrait sous-titrer : Eloge pervers de la frigidité comme horizon de la femme moderne.)
Elite en série. Classe moyenne à téléphone cellulaire entre les deux. Sans doute, de nos jours, appellerait-on « exclus » ou « marginaux » ceux dont Soutine choisissait de faire les portraits. A l'époque, il s'agissait de gens. Tout simplement. Comme dans les romans (et la disparition récente des gens de la surface du monde social, au profit des people, n'est pas sans lien avec la défaillance des personnages dans l'univers romanesque, mais c'est une autre histoire).
Chez Soutine, il y a de la vie quotidienne."
(Textes de 1995 librement condensés par mes soins, à partir de Exorcismes spirituels, t. 2, pp. 364-377).
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