"Une chambre close, bénie, enviable et mystérieuse..."
Dans un texte intitulé "Curriculum Celinae", publié en 1994 et repris dans le deuxième volume de ses Exorcismes spirituels (pp. 120-125), P. Muray se laisse aller à quelques confidences sur sa découverte et son apprentissage de l'oeuvre de Céline, en des termes qui ont éveillé en moi trop d'échos pour que je ne leur donne pas ici une forme de publicité. Sans autre forme de commentaire, sinon cette précision que Muray s'est nourri de Céline plus tôt, dans l'absolu et dans son itinéraire propre, que moi. Deux éléments qui lui permettent des points de comparaison dont j'ai été ou me suis privé.
Muray raconte d'abord qu'il a feuilleté Mort à crédit dans l'exemplaire de la bibliothèque paternelle, exemplaire où il n'a pas pu ne pas remarquer les "blancs" insérés par Denoël en lieu et place des passages pornographiques, "blancs" qui néanmoins, contexte aidant, ne laissaient guère de doute sur les activités auxquelles Céline fait dans ces pages référence.
"Ainsi ai-je rencontré Céline pour la première fois. En m'escrimant à décrypter ses obscénités escamotées. Le sexe ne courait pas les rues, à l'époque. C'était encore, pour peu de temps, une chambre close bénie, enviable et mystérieuse. Les corps des femmes, leurs chairs, leurs volumes, n'étaient pas devenus les ingrédients de base du business honteux de la communication terminale et totale. Les images gardaient leurs distances. Le dressage publicitaire n'avait pas commencé son travail d'effacement irrévocable de l'excitation. L'érotisme était encore la plus délicieuse façon de dire non à la liturgie communautaire. Grâce à Mort à crédit et à ses passages supprimés, j'ai commencé à deviner que la vie charnelle n'avait rien d'un idéal platonicien fusionniste ; dans le meilleur des cas, c'était un objet de réprobation, donc un moyen d'individualisation. Ces paragraphes évanouis étaient des coquillages : en collant l'oreille, on y entendait bruire tout le plaisir du monde. Je ne l'ai jamais oublié.
Et puis Céline est mort. 1er juillet 1961. (...) Sa mort, hélas, tombait mal. J'étais trop occupé à traverser le désert des lectures recommandées, fortement prescrites par la Faculté. Gide, Sartre ou Camus fermaient l'horizon. Il aurait fallu déblayer. C'était trop pour un seul homme, surtout adolescent. Sartre et Camus principalement existaient de toute éternité pour me dissuader d'aller voir ailleurs, de laisser ma curiosité s'égarer dans des régions malsaines et des fréquentations douteuses. C'étaient moins des philosophes ou des romanciers que des mesures préventives. On les avait mis en place, après-guerre, pour régler le problème crucial de la sécurité en milieu littéraire. Ils n'écartaient pas tous les risques, bien sûr, ils n'empêchaient pas tous les accidents, mais ils allaient dans le bon sens. Grâce à eux, déjà, l'art d'écrire s'embarquait discrètement du côté de l'aide humanitaire. Le reste de la société devait suivre, il fallait y travailler. Et puis, si on avait quelque goût pour les rébus pas drôles sans énigmes cachées à la clé, il y avait encore le « nouveau roman ». Quant à l'analgésique poétique, il survivait bravement sous le nom de surréalisme. Grâce à Breton ou Eluard, le poème, ce médicament de confort du grand hospice culturel occidental, se parait d'atours rebelles, extrémistes et modernes, bien faits pour séduire les futurs cadres de la social-démocratie spectaculaire, les communicateurs lyriques du monde de demain.
J'oubliais. Outre leurs talents respectifs, Breton, Sartre ou Camus pensaient aussi le plus grand mal de Céline. C'étaient des hommes de bien.
Pendant ce temps-là, sans que je le sache, paraissait le premier Pléiade. Voyage et Mort sur papier biblique. Et les fameuses lacunes obscènes complétées, remblayées par Céline lui-même, réécrites pour l'occasion avec une science aiguë de l'édulcoration et de ce que celle-ci entraîne toujours comme mauvais goût, donc comme falsification. « Il lui a beurré le cul en plein » (texte original réintégré plus tard, en 1981, dans la nouvelle édition de la Pléiade) se retrouve changé, dans l'édition de 1962, en « Il lui a beurré le trésor ». « Il lui farfouillait la fente » devient : « Il lui faisait des drôleries ». Comme quoi l'arrachement de la chose, de la chose en soi, à ce qu'elle est, la suppression de sa quiddité, implique toujours l'effacement de la différence sexuelle. Cet effacement est la condition première de l'idéalisation. Ainsi, « me baisser jusqu'à sa craquouse » se masque en : « me baisser jusqu'à la nature ». Ce qui ne fait pas du tout le même effet, surtout pour celui qui se baisse.
Récapitulons. « Trésor » au lieu de « cul », « drôleries » au lieu de « fente », « nature » au lieu de « craquouse » : passage du monde réel ou sensible à sa transfiguration poétique. Embellissement de la réalité crue et mensonge naturaliste.
Mais n'anticipons pas. Ces années-là voyaient le grand début de l'aménagement du territoire par le mélange du réel et de l'imaginaire, l'unification des sexes et la confusion des espèces. Une nouvelle société s'organisait à coups de boulons serrés dans tous les coins, dont les bruits étaient couverts par le roulement grandissant du rock universel, cette adhésion musicale de l'être extasié à sa condition liquéfiante. En ce temps-là, que les tour-opérateurs journalistiques nommeront plus tard « trente glorieuses » ou « société de consommation », il fallait déjà se lever de bonne heure pour entendre d'autres sons de cloche littéraire que ceux des nettoyeurs éthiques et des épurateurs sentimentaux. Les médias n'avaient même pas encore occupé tout le terrain que déjà la midinette (la midinette homme ou femme) y dictait sa loi, plus dure, plus sordide que tous les totalitarismes. (...)
Un beau jour, je dénichai Bloy. Une autre fois Bernanos. Quelques hectares de ronce rayonnante plus loin, j'aperçus Sade. Et Lautréamont. Tous ces opéras de la Discorde s'ignoraient les uns les autres. C'était parfait. Les grands écrivains n'existent qu'en ordre dispersé. La connivence, il y a la « vie littéraire » pour ça, et c'est tout à fait autre chose.
Alors Céline revint. Il ne me manquait plus que lui. Je l'avais depuis des années sur le bout de la langue. Comme une association d'idées furibondes, c'est l'oeuvre de Bloy qui m'y reconduisit. Mort à crédit pléiadisé, les lacunes en avaient disparu. Mais pas les trois points, bien sûr, ni les exclamations. Ni les jungles d'une intrigue conduite comme un crêpage de chignon fourmillant au milieu des tirs croisants des exagérations qui fendaient les pages. Ensuite ce fut Voyage : déchiffrement de la société comme tissu de bouffées délirantes au moyen desquelles sa vie est volée à l'individu avec son consentement, voire son enthousiasme. Puis les Entretiens avec le Professeur Y, ou la démonstration qu'un grand style se prépare comme un crime. (...)
Avec Céline, l'outrage avait commencé à devenir récit. (...) La complexité de l'humanité se réorganisait dans la trame radieuse d'une tapisserie d'injures. On pouvait le continuer, les motifs ne manquaient pas. Ils manquent moins que jamais aujourd'hui. Et la « réalité » présente, intégralement carnavalisée, sait aussi se défendre plus férocement qu'elle n'a jamais su contre tout danger de description vraie. On rapproche parfois Céline de Rabelais : c'est oublier que la merveilleuse saturnale rabelaisienne n'était pas obligée, elle, de s'opposer à la bouffonnerie de la foire et des Mardis-Gras, dont elle empruntait l'énergie, au contraire, pour carnavaliser tout le « sérieux » de son temps. Le « sérieux » du temps de Rabelais était épique et aristocratique ; il souffrait donc d'être moqué. Notre « sérieux » dominant à nous, farcesque, petit-bourgeois et chafouinement lyrique, supporte très mal sa caricature. De constants égards lui sont dûs, pour faire oublier ses origines modestes. Sa légitimité vient de ses bons sentiments, elle est inattaquable. La grande Fabrique médiatique de contes de fées de notre temps réclame un respect de fer. Le sérieux est compris dans le bouffon et le bouffon dans le sérieux. Tout est bouclé. Tout est prévu. Les flics de la bien-pensance poétique ont le sourire. Ils sont tranquilles. On ne met pas en question des gens qui sont contre la guerre et pour la sauvegarde de l'environnement sans oublier d'avoir l'air jeunes, positifs, rebelles, impertinents, il faudrait être dingue.
Ou y prendre un plaisir tel qu'il efface toute prudence. Un plaisir à la Céline. Celui de ne jamais trouver normal l'état du monde et de la vie tels qu'ils se présentent. Ce que j'avais pressenti, vers treize ans, bien obscurément, au bord des lacunes de Mort à crédit."
Libellés : A. Camus, Bernanos, Bloy, Breton, Céline, Eluard, Gide, Kubrick, Lautréamont, Muray, Rabelais, Sade, Sartre
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