"On peut seulement se demander pourquoi les Français, livrés à eux-mêmes..."
En 1988, Jacques Laurent publie Le français en cage, ouvrage dans lequel il s'efforce de défendre une conception libérale de l'évolution de l'usage de la langue, contre les fétichistes du détail qui prennent le Littré pour un dogme et l'usage de par contre ou de se rappeler de comme une hérésie digne du bûcher. L'auteur doit pourtant vite constater que certaines évolutions sont aussi inattendues que difficiles à contrôler.
"J'aime bien avérer transitif direct dans un sens voisin de vérifier, de prouver, mais le lecteur a peu à peu perdu la pratique de cette forme qui le déconcerte et la défendre héroïquement serait assez oiseux. Cependant le participe passé est accepté par nos contemporains sans difficulté. Stendhal écrivait : « Il fut bientôt avéré que les Français ne guillotinaient personne », et l'on pourrait écrire cette phrase de nos jours sans troubler le public. C'est s'avérer qui pose un problème empoisonnant. Cette forme est récente ; elle ne figure pas dans le Littré et je me demande quels maladroits l'ont introduite ou réintroduite dans l'usage, car elle a entraîné ce verbe à sa perte. Alors que s'avérer devrait signifier « se faire reconnaître pour vrai », l'obscur génie qui ne demande qu'à pervertir la langue a décidé d'en faire un synonyme de se révéler, de sorte que de bons auteurs n'hésitent pas à écrire qu' « une hypothèse s'est avérée fausse » et que s'avérer employé stupidement supplante se révéler en vertu d'une loi analogue à celle qui constate que la mauvaise monnaie chasse la bonne.
Dans les années cinquante, la jeunesse qui fréquentait les ciné-clubs tentait d'acclimater c'est terrible dans le sens de « c'est merveilleux ». Ce qui avait réussi avec formidable, qui a définitivement perdu son ancien pouvoir, a échoué avec terrible. On peut seulement se demander pourquoi les Français, livrés à eux-mêmes, éprouvent le besoin de confondre la peur et l'admiration.
Génial et débile utilisés à tort sans nécessité demeurent dans le langage parlé. Se borner à éviter leur irruption dans le langage écrit. Évident employé négativement a pris le sens de « difficile ». Exemplaire : « Gravir l'Everest en plein hiver ce n'est pas évident. » Tout se passe comme si le mot juste, parce qu'il est trop juste, soulevait le coeur des jeunes qui, pressés de s'approprier la langue en la modifiant pour le plaisir, la saccagent innocemment - imités aussitôt par les moins jeunes - et réussissent à la fois à exterminer difficile et à faire oublier la portée pourtant unique et irremplaçable d'évident. Voilà un cas où le laxisme serait insupportable. Par la radio et la télévision, à travers les colloques et les interviews, ce n'est pas évident, qui est un danger public, risque actuellement de passer dans l'écriture et certains dictionnaires, s'ils ne l'ont pas encore fait, sont sur le point de l'avaliser. Il n'est pas trop tard pour tenter, en la ridiculisant, d'éliminer cette impardonnable nouveauté. Moralité de cet examen : il y a du neuf utile et (ou) agréable et du neuf qui est malheureux.
Instinctivement, chaque génération veut apposer sa marque sur son époque, proclamer son existence et son pouvoir ; les vieux, au contraire, considèrent tout nouveau mot ou même tout sens nouveau accordé à un terme ancien comme des agressions qui visent à les expulser du monde auquel ils sont habitués, à les exiler avant de les effacer. Ils freinent avec ressentiment alors que les jeunes accélèrent en toute gaieté, d'où le conflit d'une résistance et d'un mouvement qui pourrait aboutir à un heureux équilibre."
Je ne ferai qu'un seul commentaire, pour regretter une nouvelle fois que le ridicule ne tue plus, même les expressions fautives, grotesques, paradoxales, nuisibles.
"J'aime bien avérer transitif direct dans un sens voisin de vérifier, de prouver, mais le lecteur a peu à peu perdu la pratique de cette forme qui le déconcerte et la défendre héroïquement serait assez oiseux. Cependant le participe passé est accepté par nos contemporains sans difficulté. Stendhal écrivait : « Il fut bientôt avéré que les Français ne guillotinaient personne », et l'on pourrait écrire cette phrase de nos jours sans troubler le public. C'est s'avérer qui pose un problème empoisonnant. Cette forme est récente ; elle ne figure pas dans le Littré et je me demande quels maladroits l'ont introduite ou réintroduite dans l'usage, car elle a entraîné ce verbe à sa perte. Alors que s'avérer devrait signifier « se faire reconnaître pour vrai », l'obscur génie qui ne demande qu'à pervertir la langue a décidé d'en faire un synonyme de se révéler, de sorte que de bons auteurs n'hésitent pas à écrire qu' « une hypothèse s'est avérée fausse » et que s'avérer employé stupidement supplante se révéler en vertu d'une loi analogue à celle qui constate que la mauvaise monnaie chasse la bonne.
Dans les années cinquante, la jeunesse qui fréquentait les ciné-clubs tentait d'acclimater c'est terrible dans le sens de « c'est merveilleux ». Ce qui avait réussi avec formidable, qui a définitivement perdu son ancien pouvoir, a échoué avec terrible. On peut seulement se demander pourquoi les Français, livrés à eux-mêmes, éprouvent le besoin de confondre la peur et l'admiration.
Génial et débile utilisés à tort sans nécessité demeurent dans le langage parlé. Se borner à éviter leur irruption dans le langage écrit. Évident employé négativement a pris le sens de « difficile ». Exemplaire : « Gravir l'Everest en plein hiver ce n'est pas évident. » Tout se passe comme si le mot juste, parce qu'il est trop juste, soulevait le coeur des jeunes qui, pressés de s'approprier la langue en la modifiant pour le plaisir, la saccagent innocemment - imités aussitôt par les moins jeunes - et réussissent à la fois à exterminer difficile et à faire oublier la portée pourtant unique et irremplaçable d'évident. Voilà un cas où le laxisme serait insupportable. Par la radio et la télévision, à travers les colloques et les interviews, ce n'est pas évident, qui est un danger public, risque actuellement de passer dans l'écriture et certains dictionnaires, s'ils ne l'ont pas encore fait, sont sur le point de l'avaliser. Il n'est pas trop tard pour tenter, en la ridiculisant, d'éliminer cette impardonnable nouveauté. Moralité de cet examen : il y a du neuf utile et (ou) agréable et du neuf qui est malheureux.
Instinctivement, chaque génération veut apposer sa marque sur son époque, proclamer son existence et son pouvoir ; les vieux, au contraire, considèrent tout nouveau mot ou même tout sens nouveau accordé à un terme ancien comme des agressions qui visent à les expulser du monde auquel ils sont habitués, à les exiler avant de les effacer. Ils freinent avec ressentiment alors que les jeunes accélèrent en toute gaieté, d'où le conflit d'une résistance et d'un mouvement qui pourrait aboutir à un heureux équilibre."
Je ne ferai qu'un seul commentaire, pour regretter une nouvelle fois que le ridicule ne tue plus, même les expressions fautives, grotesques, paradoxales, nuisibles.
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