"Sans dégoût, sans horreur, abrégeant le procédé de la nature…" Hommage à Simone Veil et soutien à l'état paisible de son repos définitif au Panthéon.
"Il faut aussi lire Michelet, son Histoire de la Révolution française et plus précisément un étrange passage de celle-ci où éclate sa délectation à détailler un projet de monument pour « l'Empire de la Mort »…
C'est dans l'été torride de 1793, au plus saignant de la Terreur. Les cadavres des guillotinés s'accumulent et on redoute les épidémies. Les odeurs sont insupportables. (…) Certains cimetières dont la terre est trop argileuse commencent même à repousser les cadavres en surface. (…) On trouve de nouveaux terrains mais les cadences infernales de la guillotine les saturent l'un après l'autre. Le problème devient de plus en plus pressant. Comment se débarrasser des corps ? On essaie de trouver une solution en organisant un concours. Au plus inventif escamoteur… Les candidats se présentent, affluent. Avec des projets farfelus. Mais un seul retient vraiment Michelet. Un seul l'attire, le remue. Artiste comme il est, sensible… Avide de recueillir tous les signes qui, dans l'Histoire proche ou lointaine, annoncent la religion qu'il appelle de tous ses voeux… Voilà une vraie machine célibataire réellement capable de célébrer, d'accompagner et d'intégrer les événements révolutionnaires. D'absorber l'énormité du meurtre. De lui donner ses dimensions de sacré en long, en large et en travers. Dans son oeuvre d'historien qui n'est elle-même qu'un extraordinaire monument hyperfonctionnel élevé à la gloire de l'Empire de la Mort, cette description technique, méthodique et raffinée d'un appareil destiné à la fois à faire disparaître les cadavres et à entourer cette disparition d'une majesté toute moderne, m'apparaît comme une sorte de résumé, de condensé imagé de la méthode même de Michelet, de son travail et des raisons pour lesquelles il écrivait…
« Représentez-vous un vaste portique circulaire, à jour. D'un pilastre à l'autre, autant d'arcades, et sous chacune est une urne qui contient les cendres. Au centre, une grande pyramide, qui fume au sommet et aux quatre coins. Immense appareil chimique, qui, sans dégoût, sans horreur, abrégeant le procédé de la nature, eût pris une nation entière, au besoin, et de l'état maladif, orageux, souillé qu'on appelle la vie, l'eût transmise, par la flamme pure, à l'état paisible du repos définitif. »
Sans dégoût, sans horreur, voilà. Sans jouissance inutile au-delà de ce plaisir que donne une réalité parfaite. Ni mal ni bien. Neutralité incinérante. Il faut entendre la précision friande de Michelet et sa délectation refroidie au moment où il revit cet épisode en l'écrivant. Où il sauve de l'oubli ce projet de chef-d'oeuvre révolutionnaire, cette mécanique chimique capable de consumer au besoin « une nation entière »… Le monument n'a pas été réalisé en 1793 ? Qu'aurait pensé Michelet apprenant que ce projet rejeté par les instances de la Terreur ne s'était nullement perdu et qu'on devait au contraire le retrouver amplifié et généralisé cent cinquante ans plus tard chez les spécialistes nazis de la transmutation de « nations entières » de l'état maladif de vie à celui paisible du repos ?"
Philippe Muray, 1984. Soit quelques années déjà après que la loi Giscard-Chirac-et-quand-même-beaucoup-Veil, abrégeant dès les premiers temps « l'état maladif de vie », avait commencé son travail de transmutation… Il est dommage que P. Muray - qui, pour des raisons en partie liées à sa génération, en partie à son héritage chrétien, en partie à son manque de courage, ne s'exprimait pas beaucoup sur la question juive, n'ait pas lui-même signalé cette sombre ironie dans la continuité de l'histoire, de la Terreur à l'avortement en passant par les chambres à gaz. Quant à ce qu'aurait pensé Michelet… Peut-être aurait-il évoqué une dérive par rapport à l'esprit originel de la Révolution, ou rappelé que la peine de mort est toujours un drame!
C'est dans l'été torride de 1793, au plus saignant de la Terreur. Les cadavres des guillotinés s'accumulent et on redoute les épidémies. Les odeurs sont insupportables. (…) Certains cimetières dont la terre est trop argileuse commencent même à repousser les cadavres en surface. (…) On trouve de nouveaux terrains mais les cadences infernales de la guillotine les saturent l'un après l'autre. Le problème devient de plus en plus pressant. Comment se débarrasser des corps ? On essaie de trouver une solution en organisant un concours. Au plus inventif escamoteur… Les candidats se présentent, affluent. Avec des projets farfelus. Mais un seul retient vraiment Michelet. Un seul l'attire, le remue. Artiste comme il est, sensible… Avide de recueillir tous les signes qui, dans l'Histoire proche ou lointaine, annoncent la religion qu'il appelle de tous ses voeux… Voilà une vraie machine célibataire réellement capable de célébrer, d'accompagner et d'intégrer les événements révolutionnaires. D'absorber l'énormité du meurtre. De lui donner ses dimensions de sacré en long, en large et en travers. Dans son oeuvre d'historien qui n'est elle-même qu'un extraordinaire monument hyperfonctionnel élevé à la gloire de l'Empire de la Mort, cette description technique, méthodique et raffinée d'un appareil destiné à la fois à faire disparaître les cadavres et à entourer cette disparition d'une majesté toute moderne, m'apparaît comme une sorte de résumé, de condensé imagé de la méthode même de Michelet, de son travail et des raisons pour lesquelles il écrivait…
« Représentez-vous un vaste portique circulaire, à jour. D'un pilastre à l'autre, autant d'arcades, et sous chacune est une urne qui contient les cendres. Au centre, une grande pyramide, qui fume au sommet et aux quatre coins. Immense appareil chimique, qui, sans dégoût, sans horreur, abrégeant le procédé de la nature, eût pris une nation entière, au besoin, et de l'état maladif, orageux, souillé qu'on appelle la vie, l'eût transmise, par la flamme pure, à l'état paisible du repos définitif. »
Sans dégoût, sans horreur, voilà. Sans jouissance inutile au-delà de ce plaisir que donne une réalité parfaite. Ni mal ni bien. Neutralité incinérante. Il faut entendre la précision friande de Michelet et sa délectation refroidie au moment où il revit cet épisode en l'écrivant. Où il sauve de l'oubli ce projet de chef-d'oeuvre révolutionnaire, cette mécanique chimique capable de consumer au besoin « une nation entière »… Le monument n'a pas été réalisé en 1793 ? Qu'aurait pensé Michelet apprenant que ce projet rejeté par les instances de la Terreur ne s'était nullement perdu et qu'on devait au contraire le retrouver amplifié et généralisé cent cinquante ans plus tard chez les spécialistes nazis de la transmutation de « nations entières » de l'état maladif de vie à celui paisible du repos ?"
Philippe Muray, 1984. Soit quelques années déjà après que la loi Giscard-Chirac-et-quand-même-beaucoup-Veil, abrégeant dès les premiers temps « l'état maladif de vie », avait commencé son travail de transmutation… Il est dommage que P. Muray - qui, pour des raisons en partie liées à sa génération, en partie à son héritage chrétien, en partie à son manque de courage, ne s'exprimait pas beaucoup sur la question juive, n'ait pas lui-même signalé cette sombre ironie dans la continuité de l'histoire, de la Terreur à l'avortement en passant par les chambres à gaz. Quant à ce qu'aurait pensé Michelet… Peut-être aurait-il évoqué une dérive par rapport à l'esprit originel de la Révolution, ou rappelé que la peine de mort est toujours un drame!
<< Home