mercredi 20 décembre 2017

"Ne travaillez jamais."

Fameux slogan apparu sur un mur parisien en mai 68, dont on attribue la paternité aux situationnistes, voire le tracé à Dieu-Debord lui-même. Slogan devenu un des symboles de la gauche libertaire, maintenant régulièrement appelée libérale-libertaire. En réalité, il y a là un malentendu, dénoncé il y a des années par quelqu’un comme Jean-Pierre Voyer : c’est là-dessus que je souhaitais revenir, après la citation d’hier, afin d’expliquer en quoi les tirades d’apologie du travail de Péguy et Bonnard d’un côté, l’anarchisme d’un Cioran de l’autre, pouvaient ne pas être aussi éloignés l’un de l’autre qu’ils ne le semblent à première vue. 

Quand Péguy, tout au long de L’argent, oppose systématiquement (trop systématiquement ?) le monde ancien, qui est resté le même depuis des temps très anciens, où le travail bien fait est tellement honoré que personne ne songe sérieusement à bâcler son travail, encore moins à le saboter, et le monde moderne, capitaliste, où, sous l’influence du bourgeois qui ne respecte pas l’argent, le travailleur se met à ne pas respecter son propre travail ; quand, de plus, Péguy (F. Luchini cite précisément ces passages) explique qu’avec le monde moderne, capitaliste, le travailleur pauvre n’est plus protégé de rien alors qu’avant, s’il était honnête, il pouvait vivre, pauvrement certes, mais décemment, et ce jusqu’à la fin de ses jours ; il est bien évident que ces oppositions sont nourries par une autre : le travail contre le salariat, le travail contre l’esclavage salarié. C’est parce que l’économie devient capitaliste, c’est parce que les rapports entre humains sont vus de plus en plus par le prisme de l’argent, que le travail ne veut plus dire du tout la même chose pour une paysan de l’Antiquité, du Moyen Age, de l’Ancien Régime, ou pour un ouvrier d’usine ou un cadre du tertiaire. Ceux-ci sont des esclaves salariés, des prostitués en somme, l’hypocrisie en plus vis-à-vis de soi-même et des autres par rapport aux prostituées authentiques, quand les premiers s’inséraient dans un système - éventuellement dur, pas exempt d’injustices, c’est une autre question - d’obligations et de protections où l’argent n’était pas la seule mesure des choses. (D’ailleurs, malgré ses efforts permanents depuis plus de deux siècles, l’argent ne parvient toujours pas, en dépit des efforts conjugués des capitalistes et des gauchistes matérialistes, à être la mesure de toutes choses. Ce n’est pas faute d’essayer.)

A ceux qui pourraient voir là de la naïveté ou une pudeur bizarre, mal placée, par rapport à l’argent, je signalerai qu’étant moi-même dans le commerce, je parle d’argent tous les jours et n’ai pas de temps à perdre à jouer les mijaurées sur le sujet. Ceci d’autre part sans aucune honte à être marchand : il en a toujours fallu, ils sont là pour mettre de l’huile dans le système (relisez votre mythologie grecque). Le problème du capitalisme, c’est que les marchands sortent de la place qui est la leur pour prendre le pouvoir, pour prendre toute la place - et pour faire travailler les autres autant qu’eux peuvent avoir éventuellement envie de le faire. 

Cette parenthèse close, il ne reste plus qu’à conclure la démonstration. "Ne travaillez jamais" ne voulait pas dire "N’en foutez pas une et touchez votre RSA et l’argent de papa-maman" ; a contrario, ce qui répugnait Cioran était bien sûr le travail en tant qu’obligation salariée - cela ne l’a pas empêché de bosser dur, de fignoler ses aphorismes, de nous laisser une oeuvre - le mot fut aussi synonyme de travail. 


CQFD. Parlant de Q, j’essaie de vous donner bientôt de goûteux textes de Jean Clair sur le et les vagin(s), mais les journées ne font que 24 heures, et ces extraits sont assez longs. A demain en tout cas !