samedi 27 janvier 2018

Le surréalisme pour les nuls.

"Revenons à l’anecdote de Queneau quand (…) Pierre Naville demande à la charmante Elisa, medium, s’il est possible de concilier la croyance dans le matérialisme historique et la foi en l’immortalité de l’âme selon la doctrine spirite. La question est moins saugrenue qu’il n’y paraît au premier abord. Soit ces deux images : la première est celle de Lénine, ou de Trotski, ou de n’importe quel autre révolutionnaire prophétisant, enflammé, l’avenir aux masses rassemblées à ses pieds. La seconde est la photo (dans la Nadja de Breton, note de AMG) de Madame Sacco, voyante rue des Ursins, dévoilant dans sa boule de cristal la bonne fortune à ses clients. Une chose au moins les rapproche, le révolutionnaire et la voyante, c’est qu’ils croient tous les deux que l’avenir est écrit. 

Mais dire que l’avenir est écrit, c’est dire que l’avenir a toujours déjà été écrit. Si le futur peut se lire, annonçant une fin de l’Histoire où la satisfaction immédiate des désirs sera le signe de l’assouvissement des besoins, si demain par exemple la dictature du prolétariat marque la fin de l’aliénation de l’homme ou bien demain, si au coin de la rue, je rencontre celle dont je tomberai soudain amoureux - c’est bien qu’il est déjà quelque part inscrit dans le grand Livre du monde, qu’il est déjà l’inscription de ce qui a eu lieu. Qu’importe que l’on croie que le pouvoir du devin, c’est de la déchiffrer, et que celui du révolutionnaire, c’est de l’accélérer. Croire à la Révolution, c’est littéralement - revolvere - croire au retour éternel des mêmes choses. Ce qui sera est ce qui fut. (…)

Cette fansmagorie selon laquelle le futur a toujours déjà été dit, et que ce que nous sommes, nous le serons encore, comme nous l’avons été, Louis Auguste Blanqui, le révolutionnaire, lui donnera sa forme la plus saisissante quand il écrira, du fond de sa prison où coulent identiques les jours, son Éternité par les astres. Postulant que le nombre de combinaisons des corps matériels sous le soleil est nécessairement limité mais qu’elles ont lieu dans un temps infini, il est inévitable que la combinaison primordiale de ces corps se reproduise en milliards d’exemplaires identiques à travers l’éternité cosmique. « Ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité, sur une table, avec une plume, sous des habits et dans des circonstances toutes semblables (…, coupure de J. Clair). Toutes les belles choses que verra notre globe, nos futurs descendants les ont déjà vues, les voient en ce moment et les verront toujours… » Tel est le credo du révolutionnaire absolu, de celui qui (…), en bouclant le mouvement sur lui-même, démontre l’inanité absurde du progrès. 

Nietzsche donnera à cette imagination sa forme la plus haute : le surhomme est celui qui, ayant établi de Dieu l’acte de décès, voit le déroulement des phénomènes non plus comme une histoire qui aurait un début et une fin - une Genèse et une Apocalypse, - car rien n’est plus historique que la révélation divine, qui inscrit l’Homme dans le temps, et qui intime le devoir de s’accomplir dans le temps - mais comme un cycle roulant indifférent et indéfiniment, dans l’infinité d’un monde où Dieu a disparu.  

Ainsi la Révolution ne s’inscrit-elle pas, contrairement à ce qu’on a dit, dans un projet messianique, elle n’est pas, transportée sur la Terre, le reflet d’une eschatologie d’essence divine, elle n’est, une fois portée jusqu’à ses conséquences ultimes, qu’un nihilisme absolu. [Je me permets une incise : ce paragraphe, comme beaucoup de méditations, de J. Clair ou d’autres, sur le nihilisme, la religion, le messianisme, etc., dépend beaucoup de ce que l’on entend par ces termes. Muray disait dans le temps qu’il faudrait un autre terme que « religion » pour évoquer le christianisme ; ici, dans un propos analogue, il n’y aurait que le christianisme qui soit une religion.]

Contrairement à la promesse divine qui inscrit l’homme dans une histoire, la prophétie de la Révolution ne peut pas s’accomplir dans l’Histoire, dans la mesure où la Révolution n’a pas d’histoire. « Rien n’aura lieu que le lieu », écrivait Mallarmé au même instant que Nietzsche et que Blanqui. Et Breton n’a donc pas tort de confondre dans le nom de Sacco [la voyante d’un côté, le Sacco de Vanzetti de l’autre, The last and final moment is yours, that agony is your triumph…], la mantique marxiste et la divination populaire. 

Pour Walter Benjamin cependant, qui deviendrait plus proche de la mystique de Gershom Scholem qu’il ne l’avait jamais été du matérialisme de Marx, l’avenir, aux yeux des hommes du moins, n’est jamais écrit. Il ne se laisse ni déchiffrer, ni prédire, ni accélérer. Le futur est obscur, lourd d’orage et de catastrophes, il gronde, il fulmine, il parle confusément dans les nuées et les flammes. Qui peut jamais déchiffrer ce qu’il nous dit ? On se souvient des lignes saisissantes par lesquelles Walter Benjamin évoque l’ange de l’Histoire dont le visage, nous dit-il, « est toujours tourné vers le passé ». Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, et si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines ». 

« Réveiller les morts et rassembler les vaincus » : ce double projet que Walter Benjamin résume, n’avait-ce pas été le but même du surréalisme, en quête d’une beauté qui sera, quand il prétendait d’un côté, dans l’ombre du spiritisme, « réveiller les morts », et de l’autre, dans l’éclat du drapeau rouge, « rassembler les vaincus » ?"


Ces lignes sont extraites du livre de Jean Clair, Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, 2003, livre dont j’ai déjà cité un certain nombre d’extraits (pas celui d’hier), et que je réutiliserai sans doute les prochains jours. J’en profite toutefois pour indiquer que si j’en partage nombre de conclusions, il me semble que son argumentation est sensiblement plus lâche (pas au sens moral, mais comme on parlerait d’un tissu) que dans d’autres textes du même auteur. Il y aurait souvent des précisions à apporter, des distinctions supplémentaires à faire, ce pourra aussi être le cas dans des citations à venir à ce comptoir. Je l’écris une fois. Après, cette théorie de citations - dont vous avez pu constater que je n’ai pas réussi à l’arrêter à la date prévue… - n’a pas pour but de discuter en eux-mêmes tous les propos de tous les auteurs à qui je les emprunte, mais de vous les faire lire ou relire. Sur ce, à demain (qui sera la Saint Thomas d’Aquin, rien moins).