samedi 24 février 2018

Michel Foucault avec nous !

Où l’on comprend, et où l’on comprend que cela n’a rien d’insignifiant, pourquoi l’État (l’ennemi de la nation, dis-je souvent…) subventionne l’« art contemporain » : 

"Il est devenu commun chez les jeunes artistes d’user dans leurs oeuvres, du sang, de la salive, des poils, ce que Platon désignait comme ce qu’il y a de plus vil en l’homme, mais aussi des sécrétions nasales, des excréments, de la sanie, du pus. Utilisation de la blessure, manipulation du sang, expérience de la douleur et de l’auto-mutilation, expérimentation du risque, mais aussi, dans des oeuvres plus récentes, recours à l’urolagnie, à la coprophilie : jamais auparavant l’oeuvre d’art n’aura été aussi dérisoire, n’aura tant aimé frôler la scatologie, la souillure, l’ordure. Mais jamais auparavant - et le fait est pour le moins significatif -, cette oeuvre n’aura été, par les pouvoirs publics, mis à part de timides essais de résistance, autant applaudie, célébrée, encouragée. Tout se passe comme si, de l’exposition publique de ces oeuvres excrémentielles, dépendait la survie du corps social. Tout se passe comme si la cohésion du socius, désormais impossible à maintenir ni dans le religieux ni dans l’art traditionnels, reposait désormais dans la manifestation publique d’une scatologie acceptée et célébrée sous le nom d’art, en fait d’un sacer [Jean Clair utilise cette notion empruntée en partie à Agamben pour l’ambivalence du sacré et du tabou dans les religions primitives : quelque chose qui est à la fois sacré et dangereux, lourd de sens et contagieux, impossible à toucher, etc., note de AMG] archaïque et violent, l’exhibition d’une vie nue des organes, d’une physiologie à l’état pur, une sorte d’affirmation généralisée du déchet biologique. 

Là où nous semblons vivre l’extinction du corps chrétien [en note, Jean Clair renvoie à un livre de Jean-Louis Schefer, L’invention du corps chrétien. Il se trouve que le même auteur a écrit un livre prisé par les cinéphiles tendance Cahiers du cinéma, qui est aussi ma tendance, L’homme ordinaire du cinéma. Remarque qui prendra son sens dans une livraison ultérieure… Note de AMG], et alors que ce corps, dans le domaine de la science, devient le terrain de toutes les expériences, de toutes les plasticités, de toutes les hybridations, et de tous les morcellements - jusque là même où l’on ne sait plus si l’on a affaire à du vivant-mort (dans le cas de l’embryon) ou à du mort-vivant (dans le cas du coma dépassé et artificiellement entretenu), l’art contemporain ratifie cette extinction et, en expérimentant à sa façon sur tel ou tel fragment de ce corps nouveau que la science propose, réinvente une ritualité sanglante et horrible, proche des sacrifices primitifs qui ont fondé la religion. Dans l’effondrement général des canons et des normes, il semble que le corps soit devenu le référent immédiat de la création. C’est aussi le terme ultime de la régression infantile, quand tous les interdits sociaux peu à peu forgés par la répression des instincts, c’est-à-dire par la culture, ont été levés. L’artiste contemporain se réfère à son corps, et en particulier à cette production de son corps que sont les excreta, comme preuve immédiate de son existence, à l’instar du nourrisson qui trouve en lui les premières frontières qui délimitent son identité.  

Une esthétique du stercoraire stigmatise ainsi l’art de cette fin de siècle, comme une esthétique du quintessencié avait marqué l’esthétique du siècle dernier à sa fin. Héritier de celle-ci, Duchamp aura été le responsable de celle-là. 

Les fantasmagories qu’il grave dans la Mariée du Grand Verre, organisme nouveau et inouï, avec ses organes mis à nu, écorchés, retournés et comme éclatés dans l’espace quadridimensionnel, anticipaient ainsi à bien des égards sur l’invention de ce nouveau corps post-chrétien qui s’affirme en cette fin de siècle [ceci est écrit en 2000, note de AMG]. L’urinoir confirmerait quant à lui son rôle symbolique, non de faire accéder l’objet manufacturé au rang d’oeuvre d’art, en consacrant, selon Benjamin, la perte de l’aura de l’oeuvre, mais, autrement radical, en faisant retour à la sacralisation archaïque du déchet et à la vénération infantile du stercus

(…) Parodie sarcastique du rituel chrétien, La Mariée mise à nu intronisait directement le rituel dont nous parlons ici. 

On pourrait dire que là où ni la religion ni l’art traditionnels ne peuvent plus garantir l’existence « culturelle » du corps (soit du corps social, en tant que société civilisée), l’État fin de siècle se manifeste comme un pouvoir biopolitique absolu qui a besoin d’un art contemporain de la scatologie pour trouver sa légitimation esthétique et morale dans la pratique sacrificielle, au sens où nous l’entendons, non plus d’une rédemption chrétienne fondée sur le meurtre primitif du Père [ach, formule trop rapide et maladroite au sein de ce paragraphe capital, il y a justement des étapes en plus dans le christianisme…, note de AMG], mais du sacer per nefas qu’il exerce sur le corps nu de tout citoyen. 

Pareille ambiguïté n’était-elle pas déjà au coeur, démonie divinisée, de la démarche de Marcel Duchamp ? L’urinoir, en son temps, ne fut jamais exposé. Et ce sont les propres collègues de Duchamp, des artistes, qui s’opposèrent à sa présentation dans une exposition. C’est en revanche l’État aujourd’hui, ses ministres, ses représentants, ses députés, ses élus locaux, qui éprouvent le besoin obscur mais d’autant plus violent que l’horrible, le sordide, l’excrémentiel, comme incarnations extrêmes d’un sacer nécessaire à conserver à la société une certaine cohésion, soient rituellement montrés. 

L’art contemporain, comme exaltation de la souillure et de l’horreur, est devenu ainsi la liturgie post-moderne d’une société en quête d’un lien nouveau avec la sacratio, une re-ligio au sens propre. L’acedia du jeune dandy désoeuvré qu’était Duchamp au début du siècle s’est alors muée, comme dans la cérémonie mélancolique, dans la messe « noire », la religiosité « à rebours » d’un des Esseintes qui prétendait changer le plomb du saturnien qu’il était en or, en une opération sordide où le fourneau de l’alchimiste, sous forme d’un urinoir devenu emblématique de l’art d’aujourd’hui, transmute désormais l’or de l’esprit en plomb."



Nous sommes pour l’État ce que nous sommes pour l’art contemporain (et le transhumanisme, présent en filigrane dans tout ce qui précède) : quelque chose entre la merde et rien - un rien sur lequel on peut faire des expériences. D’où que cet État soit à la fois malthusien et remplaciste, pour employer la terminologie de Renaud Camus (qui est de son côté malthusien, hélas). Il n’y a donc pas grand-chose à en espérer pour l’heure.