vendredi 2 février 2018

"Monsieur le président…

…je vous fais une lettre, que vous lirez peut-être, etc. Aujourd’hui, Boris Vian comme votre serviteur pourrait citer un député FN, Sébastien Chenu - qui lui-même cite Marcel Mauss (et Céline)…

"Monsieur le président, madame le ministre, madame le rapporteur, mes chers collègues, après quelques mois passés à écouter dans cet hémicycle nos collègues de La France insoumise défendre « une autre vision de la société », j’ai été surpris de les voir défendre une proposition de loi destinée à légaliser l’euthanasie et le suicide assisté. Comprenez mon étonnement : alors même que je vous croyais encore attachés à l’idée que tout, dans une société, ne pouvait être contrôlé par le marché, mesuré par l’utilité sociale et trié en fonction de la rentabilité économique, je découvre cette proposition de loi. Je la respecte, mais elle bat en brèche cette vision des choses.

Qu’elle est loin, l’époque où l’idée du don et du contre-don, développée par Marcel Mauss, père de l’anthropologie française, faisait chemin ! Qu’elle est loin, l’époque où vous considériez, comme lui, que fonder une société sur l’économisme était un choix civilisationnel inacceptable ! Qu’elle est loin, l’époque où vous ne considériez pas l’homme comme un maillon de la chaîne du tout-économique, et où vous preniez en compte l’idéalisme et la spiritualité politique qui pouvaient mettre en mouvement l’humanité !

En réalité, avec cette proposition de loi, vous vous rangez à la doxa matérialiste défendue par le libéralisme politique que vous feignez pourtant de combattre, selon laquelle tout est matériel et marchand. Dites-moi, dans votre futur idéal, quelle place réservez-vous à l’homme ? Car il faut être bien naïf pour croire que c’est la liberté qui sous-tend ce texte. Votre proposition de loi sur le suicide assisté participe d’un profond matérialisme. Dans la vision qui guide votre projet, les personnes en souffrance dans notre société, notamment les personnes les plus âgées, ne trouvant plus d’utilité sociale, ne pouvant plus produire, devraient pouvoir être écartées de la société par la mort. Cela est encore plus grave lorsque ce sentiment est imposé par la société elle-même. « Je ne connaissais que des pauvres, c’est-à-dire des gens dont la mort n’intéresse personne », écrivait Céline. Nous y sommes.

Vous accréditez ainsi ce qu’écrivait en 1981 Jacques Attali : « dès qu’il dépasse soixante-soixante-cinq ans, l’homme vit plus longtemps qu’il ne produit et il coûte cher à la société. La vieillesse est actuellement un marché, mais il n’est pas solvable. L’euthanasie sera un des instruments essentiels de nos sociétés futures dans tous les cas de figure ». Cette idéologie se résume à une maxime : l’homme est interchangeable ; il est avant tout un facteur de production. Votre internationalisme prolétarien était déjà de l’ordre du sans-frontiérisme, vous pliez aujourd’hui philosophiquement devant un autre axiome : celui de l’attalisme, dont vous vous devenez la caution. (…)

L’ouverture de ce droit à l’euthanasie et au suicide assisté ouvre une véritable boîte de Pandore. On commence par proposer le strict minimum, mais peu à peu on prend des mesures toujours plus difficiles à encadrer, avec des conséquences toujours plus importantes – et bien plus graves que les auteurs de ces propositions ne l’imaginent eux-mêmes. C’est exactement ce qui s’est produit en Belgique : alors que la loi sur l’euthanasie et le suicide assisté concernait exclusivement les adultes en 2002, lors de l’adoption du texte, elle a été élargie aux enfants en 2014. Cette politique des petits pas nous fait changer de monde ; notre équilibre est bouleversé, comme notre idée du respect des libertés individuelles. Nous allons vers un monde qui n’est plus régulé que par des contingences financières et économiques. (…)


En réalité, cette initiative parlementaire est symptomatique de la réaction de notre société face aux grands enjeux qui nous assaillent. On cache les problèmes : plutôt que de soigner le patient, on préfère le tuer, voire – c’est plus grave – on préfère le pousser à demander à être tué. Je le reconnais : pour gérer la fin de vie, l’euthanasie est plus simple et moins coûteuse. Mais promouvoir cette solution de facilité, est-ce là ce qui donne un sens à notre société ?"