mardi 8 mai 2018

"Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre, à côté des fourmis les populations..."

Texte aigu d’Albert Thibaudet sur l’ambiguïté du rapport de certains grands écrivains du XIXe siècle aux réalités du pouvoir. Il se peut qu’il tire trop Baudelaire (qui n'est pas cité nommément dans ces lignes) du côté du romantisme - mais il est vrai que le rapport de celui-ci au romantisme (entre autres) a pu contribuer à le rendre « maladif ». Cette réserve faite, je résume ce qui m’a ici intéressé et mon intention en vous citant ces lignes, qui certes ne se réduisent pas à cette synthèse introductive : des gens comme Chateaubriand, Hugo, Vigny, voire Baudelaire donc, lorsqu’ils ont regretté avec raison certaines évolutions de la société post-révolutionnaire par rapport à l’Ancien Régime aristocratique (rappelons que Hugo a longtemps été royaliste), l’ont fait en prenant des directions quelques peu immatures et féminines (je précise que ce n’est pas la même chose…), dont il n’est pas difficile de trouver des traces encore aujourd’hui. Pour Thibaudet, le cas de Vigny est à cet égard particulièrement exemplaire.

Dans ce qui suit, le grand (et gros) critique fait allusion au « sta » (avec une graphie particulière que je ne peux reproduire), il s’agit, nous dit son éditeur Antoine Compagnon, de la racine indo-européenne signifiant « être debout », "qui se retrouve dans stare, statue, dans stable et dans estate, qui a donné état." Mais je me tais : 

"Ce que le romantisme, sur toute sa ligne, et depuis Rousseau et Chateaubriand, se donne pour ennemi, c’est la vieille racine aryenne, le « sta » fondamental de durée, de stabilité, d’être, qu’il y a, comme une coulée métallique dans la plénitude de ce mot : l’État. On sait que de ce point de vue partiel et partial, mais vrai dans son principe, l’école de M. Maurras voit, pour le juger, le romantisme ; elle identifie ainsi romantisme et révolution, le romantisme débordant, conquérant, fondateur, restant le romantisme, comme l’Empire aux cent trente départements reste la Révolution. Or cet antagonisme du romantisme et de l’État, de la durée vivante d’une part et de la stabilité par l’institution d’autre part, il n’apparaît en nul endroit plus pur et plus clair que dans cette épopée romanesque en trois chants, ailée de poésie, dont parle Alfred de Vigny. La noblesse, ou le pouvoir du sang, le soldat ou le pouvoir de l’épée, le poète ou le pouvoir du génie, dès qu’ils ne sont pas encadrés, maintenus par une contrainte extérieure dont l’habitude fait une contrainte intérieure, un honneur, débordent, troublent, usurpent, tyrannisent. Du même fonds que Chateaubriand, Vigny a dénoncé et détesté la monarchie administrative qui discipline la noblesse, l’armée moderne qui ne laisse au soldat que le devoir d’obéir passivement, l’État qui ne fait pas au génie poétique la place privilégiée dans la société. L’État, sous ces trois formes, l’exigence de stabilité sociale (…), c’est pour Vigny et pour le romantisme une nature inhumaine, dans la bouche de laquelle prendrait place exactement la magnifique prosopopée de la Maison du berger

…Je suis l’impassible théâtre
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs ;
Mes marches d’émeraude et mes parvis d’albâtre,
Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs.
Je n’entends ni vos cris ni vos soupirs ; à peine
Je sens passer sur moi la comédie humaine
Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs.

Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,
À côté des fourmis les populations ;
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
J’ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère et je suis une tombe.
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mon printemps ne sent pas vos adorations.


Lisez dans Victor Hugo Melancholia des Contemplations. Souvenez-vous des Misérables. Cette figure de la Nature est exactement jumelle de celle que les romantiques ont prêtée à la société, à l’État. C’est contre elle qu’une poésie généreuse suscite l’émotion, l’indignation, le feu des libres ardeurs. Et la poésie de la Maison du berger, comme l’aiguille du manomètre en indique nettement, sur toute la machine, sociale et séculaire, les deux résultats : le primat de la sensibilité féminine, la religion de la souffrance humaine.

Il semble que Vigny ait voulu (…) faire vivre le coeur pur de toute beauté et de toute tendresse, de toute noblesse et de toute poésie. Partir, oublier

sur son épaule nue
La lettre sociale écrite avec le fer, 

ne connaître des choses qu’un lit silencieux pour des cheveux unis… Ce que La Maison du berger est aux machines de vitesse, de bruit et de fumée qu’il faut aux marchands, ce que le culte de la poésie est aux tréteaux de la politique, un coeur féminin, tendre et souffrant, l’est, pour l’homme, à tout le reste de sa vie. 

Religion de la souffrance. A tout ce qui s’appelle permanence, stabilité, fondées sur le sacrifice nécessaire, établies sur les fondations d’injustice dont ne se passent ni la nature ni la société, à ce qui est raison commune et loi permanente, la poésie et l’amour disent également anathème. 

Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaines
J’aime la majesté des souffrances humaines…
Aimez ce que jamais on ne verra deux fois…


Dans cette maison roulante du berger tient toute l’âme du romantisme, mais d’un romantisme à l’état de reflux, qui renonce à se proclamer berger d’hommes, n’est plus que le berger d’un coeur fidèle, d’une heure qui passe et se retire du monde pour s’abîmer dans le déchirant, le pathétique et le musical. Point de maturité fine après lequel l’instinct romantique se défera dans l’exaspéré, le maladif et le bizarre, après lequel l’amour de ce que jamais on ne verra deux fois se tournera en recherche de l’unique et du paradoxal que l’on ne saurait imaginer deux fois."