dimanche 10 mars 2019

Contre le solipsisme.

Donc : quelque temps après avoir retranscrit le texte de Starobinski sur Ansermet, je me suis rappelé avoir en ma possession un petit volume de poèmes de Bonnefoy préfacé par ce même Starobinski. L’idée maîtresse de cette préface est que la poésie doit, à partir de l’âge scientifique et la modernité, qui expliquent la réalité en allant à l’encontre des apparences, en nous forçant donc à nous méfier de notre perception naturelle et réaliste du monde (Jean Borella a écrit de belles choses sur ce thème de la méfiance, je vous ai cité cela dans le temps...) - la poésie doit reprendre en charge le monde en tant qu’unité, lui permettre de retrouver un sens (ou nous permettre de retrouver un sens à notre rapport au monde) qui soit conforme à ce que l’on éprouve en étant présent au monde. Mais place au pédagogue suisse (qui fait allusion, à la fin de cette citation, au fait que Bonnefoy ait placé en exergue de l’un de ses recueils la phrase de Shakespeare que je vous ai citée avant-hier) : 


"Le moi, pourrait-on dire, est tenu en éveil par le souci du monde, dont il est comptable à travers son emploi du langage. Recourant au vocabulaire de l’éthique, Bonnefoy nous dit que l’enjeu est un bien commun - bien qui doit nécessairement se réaliser et s’éprouver dans l’expérience individuelle, mais non pour le seul bénéfice de l’individu séparé. Le sujet, le moi, si fortement présent dans l’acte d’énonciation, ne reste pas seul en scène dans ce qu’il énonce : il fait largement place à l’autre, à ce qui requiert compassion, et il accepte que la conscience individuelle, face au monde, se plie à l’exigence d’une vérité dont elle n’a pas le droit de disposer arbitrairement. Le solipsisme de tant de « discours poétiques » de l’âge moderne est ce que Bonnefoy récuse avec le plus de rigueur. Ce n’est pas le moi, mais c’est le monde qui doit être « rédimé », ou plus exactement : le moi ne peut être « rédimé » que si le monde l’a été avec lui. Sur ce point encore, l’épigraphe choisie est parfaitement révélatrice."