jeudi 7 mars 2019

"Tout commence par le désir d’y voir clair."

Cela faisait longtemps que je souhaitais vous reproduire ce texte de Jean Starobinski sur Ernest Ansermet. L’annonce du décès du critique m’y fait repenser - en le relisant, je suis frappé de voir à quel point beaucoup de ces lignes peuvent s’appliquer à leur auteur. 

"« Quelle récompense lorsqu’on est arrivé à voir clair ! » Ces mots sont parfaitement révélateurs. Ansermet les écrit à Frank Martin, après une lecture de la Passacaille pour orchestre que le compositeur venait de lui envoyer. (…)

Tout commence par le désir d’y voir clair. Pouvoir comprendre, c’est pouvoir aimer, c’est-à-dire coïncider avec une oeuvre au point d’épouser son mouvement et de vivre sa poussée, sa pulsation. A une autre occasion, Ansermet écrit à Frank Martin : « Vos sacrées harmonies me sont devenues parfaitement claires… » Ou encore : « J’ai autant de peine à lire vos harmonies que j’en avais en 1905 à lire les harmonies de Pelléas. » Ce qui veut dire que la peine sera récompensée. Car la lecture de Pelléas lui avait permis de découvrir, à force de sympathie perceptive, des structures pleinement évidentes. En 1909, alors qu’on polémiquait encore autour de Debussy, Ansermet,  dans une réponse à une enquête, lui rendait hommage pour son « unité tonale », son « équilibre » et pour sa « clarté formelle ». Pelléas a été pour Ansermet le grand modèle de l’oeuvre au premier abord difficile, et qui produit ses preuves dans une clarté conquise. (Ansermet est mort à Genève, en 1969, pendant les répétitions d’un Pelléas.)

Comprendre une oeuvre, l’aimer, puis la faire comprendre et aimer par un public : c’est se donner à une musique au point de s’identifier avec l’invention qui l’a produite. Il n’est pas surprenant qu’Ansermet ait pu aller jusqu’à repérer des erreurs de copie, et même jusqu’à suggérer des changements d’écriture, qu’il soumettait au compositeur (sans prétendre, bien sûr, se substituer à lui). « Comme interprète, écrit très justement le philosophe Jean-Claude Piguet, Ansermet se fait le compositeur d’une oeuvre déjà composée. » (…)

Mes plus anciens souvenirs des concerts d’Ernest Ansermet, qui datent de mon enfance, ne séparent pas de l’événement sonore chatoyant la lecture des merveilleux commentaires signés E. A., qui formaient la substance du « programme analytique » acheté à l’entrée de la salle. Commentaires qui avertissaient l’écoute, qui ne faisaient jamais écran et qui, une fois l’oeuvre entendue, en renouvelaient le plaisir. 

Pus tard, à l’occasion des premières auditions, il y eut des répétitions commentées. On les appellerait, de nos jours, un cours d’interprétation : c’étaient de grandes leçons d’analyse musicale, où tous les éléments du texte étaient mis en pleine évidence. (…) Quand venait l’exécution ininterrompue, la clarté régnait, mais rien de la magie ne s’était dissipé. Pour qui avait passé par cette démonstration de la texture d’une oeuvre musicale, le structuralisme littéraire des années cinquante et soixante ne pouvait être qu’une demi-nouveauté. J’y ai gagné, comme plus tard aux leçons de Marcel Raymond [rapprochement qui m’a d’autant plus frappé que je vous ai cité il y a quelques mois un texte du même Starobinski sur Marcel Raymond, qui me paraissait un bon plaidoyer pour une certaine conception à la fois modeste et pénétrante de la critique, note de AMG], la conviction qu’analyser un texte, c’est d’abord le donner à entendre, et frayer un chemin à sa plus vive action sur nous. (Autant abandonner le métier, si l’analyse ne devait pas être cela.) J’ai aussi conservé, de ces présentations d’oeuvres nouvelles, le souvenir de la voix vive d’Ansermet, de son ton si particulier, impérieux, persuasif, chaleureux, gagnant la conviction de l’auditeur par le sérieux de sa propre conviction. Une énergie se manifestait, qui est celle-là même qui a trouvé à s’employer de façon incessante au long de toute une vie, et qui a laissé suffisamment de traces de son passage pour que nous estimions qu’il s’est bien acquitté des obligations que lui imposait le credo formulé dans Les fondements de la musique dans la conscience humaine : « Le sens de l’existence humaine est dans sa transcendance, une transcendance qui se signifie par les actes de l’homme dans le monde durant sa durée éphémère, et qui se prolonge par les traces qu’il laisse dans l’histoire humaine après sa mort. (…, coupure de J. Starobinski). Le jugement dernier n’intervient pas après la mort, mais se produit effectivement et concrètement au cours de la vie, dans l’existence même de l’individu. » Avec une telle philosophie de l’action, l’on se doit compte à soi-même de chaque instant, de chaque journée vécue. Il faut comparaître parmi les justes, c’est-à-dire parmi ceux qui auront su travailler."


"Parmi les justes, c’est-à-dire parmi ceux qui auront su travailler…" - D’Ansermet je me permettrai de conseiller sa merveilleuse version du Requiem de Fauré, avec S. Danco et G. Souzay. Starobinski, il y a tant de choses à lire ou relire…