dimanche 5 avril 2020

Hors de l'incarnation, point de salut...

Un beau texte de Jean Clair, dans La part de l’ange, 2015. Comme vous pourrez le constater, beaucoup des éléments de notre actualité la plus étouffante s’y retrouvent. Pour l’intelligence du début, je rappelle que l’auteur est un fils de bouseux de la campagne (Mayenne), qu’avant d’être un intellectuel reconnu et Académicien, il devint conservateur de musées (après que son instituteur, tel celui de Péguy, eut convoqué ses parents pour leur dire que le fils était assez brillant pour continuer ses études et que cela valait quelques sacrifices financiers de leur part). L’analyse dont il est question dans les premières lignes est une psychanalyse suivie durant la fin de l’adolescence de l’auteur. 

"J’avais longtemps caché à mes proches le fait d’avoir choisi la carrière des Musées. « Sang d’ouvrier et sang de paysan » : comment avais-je pu donner foi à ces bêtises de riche ? 

Le métier ne me laisserait guère mon mot, pas plus que l’analyse ne m’avait trop laissé parler : un conservateur n’a pas l’autorité d’un professeur, pas plus que l’analysant n’est trop autorisé à prendre la parole. Le silence qu’il observe, la réserve à laquelle il obéit et l’éloignement du forum signifieraient qu’il a peu à défendre. Le conservateur prend soin des collections qui lui sont confiées, les entretient, les sauve à l’occasion, les expose et les fait connaître, parfois les enrichit, mais il publie peu [sauf Jean Clair lui-même…], et il se tient à l’écart des congrès internationaux des historiens qui défendent leur discipline - sans jamais pourtant, pour la plupart, avoir manipulé, ni même souvent vu de leurs propres yeux les oeuvres qu’ils analysent si savamment. Or, c’est dans ce privilège de les manier, de les empoigner, de les retourner, de les décadrer, comme s’il s’agissait d’objets usuels, des machines, des outils - ce qu’elles sont en fait -, de se livrer sur elles à des opérations toutes physiques, de les manipuler, les observer et les réparer, que se sont probablement révélées le mieux, comme une maladie au médecin qui palpe le corps, les menaces d’une civilisation qui a fini par s’écrouler sous nos yeux. 

Je ne pouvais imaginer, entrant dans la carrière des Musées, que je me trouverais, quelques années plus tard, non dans un refuge à l’abri du monde moderne, mais tout au contraire installé au coeur d’un laboratoire où se lisaient le mieux les signes annonciateurs de l’effondrement de notre culture. C’était là, dans le silence des tableaux, loin des tumultes du siècle, que l’observation des oeuvres dont j’avais la charge renseignait le mieux sur le lent processus de décomposition dont notre monde était devenu la proie. L’histoire de l’art dit « moderne » était l’histoire de notre propre fin. Loin d’être l’histoire d’une délivrance, l’épopée de l’esprit libéré du devoir de servir, la gloire de l’homme éclairé des Lumières, l’histoire de l’art moderne était le dernier épisode d’un nouvel iconoclasme, alignant, de décennie en décennie, les symptômes les plus évidents d’une auto-adoration de l’homme par l’homme, qui se terminait dans l’ordure ou l’imbécillité. J’en avais sous les yeux, de jour en jour, les preuves. (…)

Il suffisait de voir le genre d’oeuvres qui, pendues au-dessus de leur fauteuil, ornaient les bureaux des ministres d’État, des présidents d’administration, des hauts dirigeants des instances internationales, à New York, Berlin ou Bruxelles : toujours pareilles, de même dimension, quatre mètres sur trois environ, toujours abstraites, sans rien de discernable qui pût livrer quelque lueur sur les idées, les engagements, les convictions ou les trahisons, les lâchetés ou les hypocrisies de l’homme important qui les avait placées au-dessus de sa tête. Non, rien que des taches, des points, des griffes, des halos colorés. Une nébuleuse informe, mais aussi souvent d’une indicible laideur, une image saisissante - ne le comprenaient-ils pas ? - du flou, de l’inanité, des décisions que ces Puissants prétendaient assumer, et qu’ils se faisaient gloire, pensaient-ils probablement, d’afficher sur leurs murs. (…)

Ce n’était pas seulement dans les bureaux des ministres, dans les halls des banques, ou dans les salles de musées qu’il importait que l’art ne signifiât plus rien. L’Église elle aussi avait donné l’exemple. Comme honteuse d’avoir été à l’origine de la plus bouleversante floraison d’oeuvres, peintures et sculptures qu’aucune religion ait jamais suscitée, mais surtout où chacune d’elles portait un sens, une valeur, une leçon, un enseignement, une morale, à travers une imagerie tout à la fois simple et compliquée, naïve et raffinée, elle avait entrepris de décrocher les tableaux et de descendre les statues qui ornaient les sanctuaires. La nudité des murs serait seule en mesure de dialoguer, croyait-elle, avec l’ineffable. L’ineffable, mais surtout l’ignorance, la misère intellectuelle, l’impossibilité de dialoguer. N’ayant plus rien à dire, elle n’eut plus rien à montrer. Le mur nu fut le dernier état de sa conscience.

Alertée, cependant, inquiète de ce qui pouvait ressembler à un fâcheux silence ou, pis, à une désertion, elle revint vers les représentations peintes. Mais trop incertaine à présent de son dogme, elle s’en alla loucher vers les Orthodoxes qui étaient, eux, restés fidèles à leur foi, et même l’avaient, pendant le stalinisme, défendue jusqu’au sacrifice. Alors elle se fit orthodoxe à son tour et, sans trop de souffrance, accueillit des icônes, de bien pauvres copies, à vrai dire, des figures admirables devant lesquelles, à Saint-Pétersbourg ou Moscou, le fidèle s’agenouille. 

L’Église, ayant ainsi emprunté la voix tracée par l’avant-garde esthétique, se trouva bien désarmée quand il fallu livrer bataille à des religions qui n’avaient rejeté les images qu’en se fondant sur une exégèse sévère de la nature de la divinité, qui rejetait le dogme d’une incarnation…

En attendant, cette vague d’iconoclasme atteignit à peu près tous les lieux publics, les administrations, les écoles, les hôpitaux… Au nom de la laïcité - ce terme propre au français et inconnu des autres langues, une sorte de religion du prochain, une fraternité floue empruntant autant à la fraternité des Loges maçonniques qu’à la camaraderie virile du Mannesbund allemand -, on entreprit de bannir toute oeuvre d’art qui risquait, par son imagerie, de blesser la sensibilité des prétendues vertus républicaines. On décrocha de partout les vierges, les saints, et les pauvres martyrs qui avaient, nonobstant, le voulait-on ou non, aidé à fonder, pendant un millénaire ou deux, la culture de l’Europe, son humanité, sa tendresse, une tendresse comme on n’en avait encore jamais ailleurs, son amour des autres."


Un homme de ma génération n’en avait pas conscience, mais il est vrai que l’on voit cela dans les films des années 30-50, toutes ces peintures ou sculptures dans les hôpitaux et les lycées, représentant des figures religieuses, ou des sacrifices plus ou moins patriotiques et laïcisés… Le mouvement est le même, du refus de l’incarnation, de l’iconoclasme et de l’acceptation de l’euthanasie sous les formes les plus variées.