"Pour être en ligne avec vous-même." - Des conséquences et paradoxes psychologiques de la modernité.
Voici l'essentiel de l'important chapitre 62 de L'homme sans qualités. Préférant lui conserver la saveur de toutes ses nuances, je me contente de quelques indications, via les illustrations et labels, pour expliciter le sous-texte ou actualiser une ou deux questions. Ce texte est en tel rapport réflexif avec lui-même (et avec l'ensemble du roman auquel il appartient) que le commenter risquerait fort de s'apparenter à une paraphrase, le charme en moins. C'est même d'une certaine manière, son propos.
Je rappelle que le "héros", Ulrich, a, préalablement au début du récit, mis un terme à ses activités de mathématicien, pour... ne pas faire grand chose. Occasion d'un repli sur lui-même.
"Du tout début de sa jeunesse, de ces temps où elle commence à prendre conscience d'elle-même et qu'il est souvent si touchant, si bouleversant de retrouver plus tard, il lui restait encore en mémoire toutes sortes d'imaginations naguère aimées, entre autres l'idée de "vivre hypothétiquement". Ces deux mots continuaient à évoquer maintenant le courage et l'ignorance involontaire de la vie, le temps où chaque pas est une aventure privée de l'appui et de l'expérience, le désir de grandeur dans les rapports et ce souffle de révocabilité que ressent un jeune homme lorsqu'il entre dans la vie en hésitant. Ulrich pensait qu'il n'y avait réellement rien à y reprendre. Le sentiment passionnant d'être élu pour quelque chose, quoi que ce soit, voilà la seule chose belle et certaine qu'il y ait en celui dont le regard mesure pour la première fois le monde. S'il contrôle ses émotions, il n'est rien à quoi il puisse dire oui sans réserve ; il cherche la bien-aimée possible, mais il ne sait pas si c'est la bonne ; il est en mesure de tuer sans être certain qu'il doit le faire. Le désir qu'a sa propre nature d'évoluer l'empêche de croire à l'accompli ; mais tout ce qui vient à lui fait comme s'il l'était déjà. Il pressent que cet ordre n'est pas aussi stable qu'il prétend l'être ; aucun objet, aucune personne, aucune forme, aucun principe ne sont sûrs, tout est emporté dans une métaphysique invisible, mais jamais interrompue, il y a plus d'avenir dans l'instable que dans le stable, et le présent n'est qu'une hypothèse que l'on n'a pas encore dépassée. Que pourrait-il donc faire de mieux que de garder sa liberté à l'égard du monde, dans le bons sens du terme, comme un savant sait rester libre à l'égard des faits qui voudraient l'induire à croire trop précipitamment en eux ? C'est pourquoi il hésite à devenir quelque chose ; un caractère, une profession, un mode de vie défini, ce sont là des représentations où perce déjà le squelette qui sera tout ce qui restera de lui pour finir. Il cherche à se comprendre autrement ; avec cet appétit qu'il a de tout ce qui pourrait l'enrichir intérieurement (serait-ce même au-delà des limites de la morale ou de la pensée), il a l'impression d'être un pas, libre d'aller dans toutes les directions, mais qui va toujours d'un point d'équilibre au suivant, et toujours en avançant. Et s'il pense, un beau jour, avoir eu l'idée juste, il s'aperçoit qu'une goutte d'une incandescence indicible est tombée dans le monde, et que la terre, à sa lueur, a changé d'aspect.
Plus tard, quand sa puissance intellectuelle eut augmenté, Ulrich en tira une idée qu'il n'attacha plus désormais au mot trop incertain d'hypothèse, mais, pour des raisons bien précises, à la notion caractéristique d'essai. Un peu comme un essai, dans la succession de ses paragraphes, considère de nombreux aspects d'un objet sans vouloir le saisir dans son ensemble (car un objet saisi dans son ensemble en perd d'un coup son étendue et se change en concept), il pensait pouvoir considérer et traiter le monde, ainsi que sa propre vie, avec plus de justesse qu'autrement. La valeur d'une action ou d'une qualité, leur essence et leur nature mêmes lui paraissaient dépendre des circonstances qui les entouraient, des fins qu'elles servaient, en un mot, de l'ensemble variable dont elle faisait partie. C'est là, d'ailleurs, la description tout à fait banale du fait qu'un meurtre peut nous apparaître comme un crime ou comme un acte d'héroïsme, et l'heure de l'amour comme la plume tombée de l'aile d'un ange ou de celle d'une oie. Ulrich la généralisait. Tous les événements moraux avaient lieu à l'intérieur d'un champ de forces dont la constellation les chargeait de sens, et contenaient le bien et le mal comme un atome contient ses possibilités de combinaisons chimiques. Ils étaient, pour ainsi dire, cela même qu'ils devenaient, et de même que le mot "blanc" définit trois entités différentes selon que la blancheur est en relation avec la nuit, les armes ou les fleurs, tous les événement moraux lui paraissaient être, dans leur signification, fonction d'autres événements. De la sorte naissait un système infini de rapports dans lequel on n'eût plus trouvé une seule de ces significations indépendantes telles que la vie ordinaire en accorde, dans une première et grossière approximation, aux actions et aux qualités ; dans ce système, ce qui avait l'apparence de la stabilité devenait le prétexte poreux de mille autres significations, ce qui se passait devenait le symbole de ce qui peut-être ne se passait pas, mais était deviné au travers, et l'homme conçu comme le résumé de ses possibilités, l'homme potentiel, le poème non écrit de la vie s'opposait à l'homme copie, à l'homme réalité, à l'homme caractère. Au fond, dans cette conception, Ulrich se sentait capable de toutes les vertus comme de toutes les bassesses ; le fait que les vertus et les vices, dans une société équilibrée, sont ressentis généralement, quoique secrètement, comme également fâcheux, était pour lui la preuve de ce qui se produit partout dans la nature, à savoir que tout système de forces tend peu à peu à une valeur, à un état moyen, à un compromis et à une pétrification. La morale au sens ordinaire du mot n'était plus pour Ulrich que la forme sénile d'un système de forces que l'on ne saurait, sans une réelle perte de force éthique, confondre avec la véritable morale.
Peut-être ces conceptions trahissaient-elles aussi une sorte d'incertitude devant la vie ; mais l'incertitude n'est quelquefois que le refus des certitudes et des sécurités ordinaires, et l'on est d'ailleurs en droit de rappeler que même une personne d'expérience comme l'Humanité semble se conformer à des principes analogues. Elle révoque à la longue tout ce qu'elle a fait pour le remplacer par autre chose ; pour elle aussi, avec le temps, les crimes se transforment en vertus et inversement, elle bâtit à coups d'événements de grandes architectures intellectuelles qu'elle laisse après quelques générations s'écrouler ; la grande différence est que cela se produit successivement au lieu de se produire dans l'unité d'un sentiment individuel, et l'on ne voit dans la chaîne de ces tentatives aucun progrès, alors que le devoir d'un essayiste conscient serait, en gros, de transformer cette négligence en volonté. (...) De telles constatations nous conduisent donc à ne plus voir dans la norme morale l'immobilité figée d'un règlement, mais un mouvant équilibre qui exige à tout instant que l'on travaille à le renouveler. On commence à considérer de plus en plus souvent comme le fait d'un esprit borné d'assigner pour caractère à un homme une tendance à la répétition acquise involontairement, pour rendre ensuite son caractère responsable de ces mêmes répétitions. On apprend à reconnaître quels échanges se font entre le dedans et le dehors, et c'est précisément par la compréhension de ce qu'il y a d'impersonnel dans l'homme qu'on a fait de nouvelles découvertes sur la personnalité, sur certains types de comportements fondamentaux, sur l'instinct de la construction du Moi qui, comme l'instinct de la construction du nid chez les oiseaux, bâtit son Moi de toute espèce de matériaux, selon une ou deux méthodes toujours identiques. On est même déjà si près de pouvoir endiguer, grâce à des influences définies, toute sorte d'état de dégénérescence comme on endigue un torrent, que seule une négligence sociale ou un reste de maladresse peuvent expliquer qu'on n'arrive pas encore à transformer à temps un criminel en archange. On pourrait citer ainsi beaucoup d'autres exemples, des faits dispersés, pas encore collationnés, qui, pris tous ensemble, nous font éprouver à la fois une lassitude à l'égard des approximations grossières nées pour être appliquées dans des conditions plus simples, et le besoin de transformer dans ses fondements mêmes une morale qui depuis deux mille ans ne s'est jamais adaptée au changement du goût que dans ses détails, et de l'échanger une bonne fois contre une autre, épousant plus étroitement la mobilité des faits.
La conviction d'Ulrich était qu'il ne manquait vraiment plus que la formule : cette expression qui doit, en quelque moment fortuné, trouver le but d'un mouvement avant même qu'il ne soit atteint, afin que les derniers mètres du trajet puissent être courus ; c'est toujours une expression hasardeuse que l'état de choses contemporain ne justifiera pas, une combinaison d'exact et inexact, de précision et de passion. Mais, dans les années mêmes qui auraient dû le stimuler, Ulrich avait fait une curieuse expérience.
Il n'était pas philosophe. Les philosophes sont des violents qui, faute d'armée à leur disposition, se soumettent le monde en l'enfermant dans un système. Probablement est-ce aussi la raison pour laquelle les époques de tyrannie ont vu naître de grandes figures philosophiques, alors que les époques de démocratie et de civilisation avancée ne réussissent pas à produire une seule philosophie convaincante, du moins dans la mesure où l'on en peut juger par les regrets que l'on entend communément exprimer sur ce point. C'est pourquoi la philosophie au détail est pratiquée aujourd'hui en si terrifiante abondance qu'il n'est plus guère que les magasins où l'on puisse recevoir quelque chose sans conception du monde par-dessus le marché,
alors qu'il règne à l'égard de la philosophie en gros une méfiance marquée. On la tient même pour carrément impossible. Ulrich lui-même n'était nullement exempt de ce préjugé, et ses expériences scientifiques le rendaient un peu moqueur à l'égard des métaphysiques. C'était cela qui commandait son attitude, de sorte que, perpétuellement requis de réfléchir par ce qu'il voyait, il était toujours retenu par une certaine crainte de penser trop. Mais un autre élément déterminait son attitude : il y avait quelque chose, dans la nature d'Ulrich, qui agissait d'une manière distraite, paralysante, désarmante, contre la systématisation logique, contre la volonté univoque, contre les poussées trop nettement orientées de l'ambition, et ce quelque chose se rattachait aussi à ce mot d'essayisme choisi naguère, bien que cela contînt précisément les éléments qu'il avait exclus peu à peu, avec un soin inconscient, de cette notion. La traduction du mot français "essai" par le mot allemand Versuch, telle qu'on l'admet généralement, ne respecte pas suffisamment l'allusion essentielle au modèle littéraire ; un essai n'est pas l'expression provisoire ou accessoire d'une conviction qu'une meilleure occasion permettrait d'élever au rang de vérité, mais qui pourrait tout aussi bien se révéler erreur (à cette espèce n'appartiennent que les articles et traités dont les doctes nous favorisent comme des "déchets de leur atelier") ; un essai est la forme unique et inaltérable qu'une pensée décisive fait prendre à la vie intérieure d'un homme. Rien n'est plus étranger à l'essai que l'irresponsabilité et l'inachèvement des inspirations qui relèvent de la subjectivité ; pourtant les notions de "vérité" et d''"erreur", d'"intelligence" ou de "sottise" ne sont pas applicables à ces pensées soumises à des lois non moins strictes qu'apparemment subtiles et ineffables. Assez nombreux furent ces essayistes-là, ces maîtres du flottement intérieur de la vie ; il n'y aurait aucun intérêt à les nommer ; leur domaine se situe entre la religion et le savoir, entre l'exemple et la doctrine, entre l'amor intellectualis et le poème ; ce sont des saints avec ou sans religion et parfois aussi, simplement, des hommes égarés dans telle ou telle aventure.
D'ailleurs, rien n'est plus révélateur que l'expérience involontaire de ces tentatives, érudites et raisonnables, pour expliquer l'oeuvre de ces grands essayistes, pour transformer leur sens de la vie, tels qu'ils l'exposent, en une théorie de la vie, et pour trouver un "contenu" à ce mouvement d'esprits émus ; de tout cela, il ne reste guère plus alors que la délicate architecture de couleurs d'une méduse après qu'on l'a tirée de l'eau et déposée sur le sable. Dans la raison des non-inspirés, la doctrine des inspirés tombe en poussière, contradictions et non-sens ; pourtant, il ne faut pas dire qu'elle est délicate et incapable de vivre, ou alors il faudrait dire aussi d'un éléphant qu'il est délicat, puisqu'il ne peut subsister dans un espace privé d'air et qui ne répond pas aux exigences de sa nature. Il serait tout à fait déplorable que ces descriptions évoquent un mystère, ou ne fût-ce qu'une musique où dominent les notes de la harpe et le soupir des glissandi. C'est le contraire qui est vrai, et la question fondamentale, Ulrich ne se la posait pas seulement sous la forme de pressentiments, mais aussi, tout à fait prosaïquement, sous la forme suivante : un homme qui cherche la vérité se fait savant ; un homme qui veut laisser sa subjectivité s'épanouir devient, peut-être, écrivain ; mais que doit faire un homme qui cherche quelque chose situé entre deux ?
De ce qui est ainsi "entre deux", toute sentence morale peut nous donner un exemple, même la plus simple et la plus connue, comme : Tu ne tueras point. On voit au premier coup d'oeil que ce n'est là ni une vérité, ni une constatation subjective. On sait qu'à bien des égards nous nous y conformons strictement, mais que, à d'autres égards certaines exceptions sont admises, très nombreuses même, et pourtant précisément définies. Mais il existe un très grand nombre de cas d'une troisième espèce, par exemple dans nos rêveries, nos désirs, dans les pièces de théâtre ou dans le plaisir que l'on prend à lire les nouvelles des journaux ; nous y errons de la manière la moins réglementée qui soit entre la répulsion et l'attirance. (...) Le sentiment qu'éprouve l'être humain pour ce précepte du Décalogue est un mélange d'obéissance bornée (y compris la "saine nature" qui se hérisse à la seule idée d'un tel acte, mais qui le commettra néanmoins pour peu qu'elle ait été légèrement détraquée par l'alcool ou la passion), et un barbotement inconscient dans une houle de possibles. N'y a-t-il vraiment pas d'autre manière de comprendre ce commandement ? Ulrich sentait qu'un homme qui désirerait de toute son âme un certain acte ne saurait ainsi ni s'il doit le commettre, ni s'il doit s'en abstenir. Pourtant, il pressentait qu'on devait pouvoir, de tout son être, le commettre ou non. Ni les inspirations ni les interdictions ne lui plaisaient. Le rattachement de toutes choses à une loi supérieure ou intérieure à l'homme éveillait son esprit critique. Davantage même : à ses yeux, c'était dévaluer un instant de certitude que de vouloir à tout prix lui donner une généalogie. Dans tout cela, son coeur restait muet, et sa tête seule parlait ; il devinait qu'il devait y avoir un moyen de faire coïncider sa décision et son bonheur. Il pourrait être heureux parce qu'il ne tuerait pas, ou parce qu'il tuerait, mais jamais il ne pourrait être l'exécuteur indifférent d'une ordre qu'on lui aurait donné. Ce qu'il éprouvait à ce moment-là, ce n'était pas de recevoir un ordre, mais d'entrer dans un ordre ; il comprenait que dans cet ordre neuf, tout était déjà décidé, et les sens apaisés comme par le lait maternel. Ce qui lui soufflait cela, ce n'était plus la pensée, ce n'était pas non plus le sentiment à sa manière habituelle, fragmentaire ; c'était une "compréhension totale". Et puis, de nouveau, ce n'était qu'une nouvelle apportée de très loin par le vent : elle ne lui semblait ni vraie ni fausse, ni raisonnable ni déraisonnable, elle le saisissait, comme si quelque légère et bienheureuse exagération était entrée doucement dans son coeur. (...)
[Suit une évocation du temps passé par Ulrich à ne pas réfléchir plus avant à ces questions, à se consacrer à sa carrière de mathématicien - en y étant néanmoins "freiné" par "un mouvement souterrain de ce genre".]
Cela créa en lui un curieux schisme. On ne doit pas oublier que l'attitude exacte est, au fond, plus religieuse que l'attitude esthétique, car elle se soumettrait à "Lui" pour peu qu'Il daignât se montrer à elle dans les conditions qu'elle exige pour reconnaître Son caractère de fait, alors que nos beaux esprits, s'Il se manifestait, trouveraient seulement que Son talent n'est pas suffisamment original, Sa vision du monde pas suffisamment intelligible pour qu'ils puissent Le placer au même niveau que certaines personnalités douées d'un génie réellement divin. Ulrich n'aurait donc pu s'abandonner à de vagues pressentiments aussi facilement qu'un quelconque bel esprit ; mais il ne pouvait pas davantage se dissimuler qu'en vivant pendant des années dans l'exactitude pure il avait simplement vécu contre lui-même et il souhaitait que quelque chose d'imprévu lui arrivât ; lorsqu'il se décida à ce qu'il appelait un peu railleusement son "congé de la vie", il ne possédait rien dans l'une comme l'autre direction qui lui donnât la paix du coeur."
(Quelques heures après : Les Charlots et leur talent pour la synthèse formulèrent ces paradoxes à leur manière (Aspirine Tango, qui comme son nom ne l'indique pas est un blues de la modernité) : "On n'peut plus être malade comme avant / A cause des médicaments...")
Libellés : Bataille, Baudelaire, Fassbinder, Frege, Hegel, Kant, Les Charlots, Musil, Nietzsche, Wittgenstein
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