Rien de nouveau sous le soleil (nuancé).
[Petit ajout le 24.03.]
[Ajout le 6.04.]
[Ajout le 12.01.08.]
Je découvre, sur l'un des sites de J.-P. Voyer, l'existence, à la suite de la section "Fanatique", où se trouvent des textes sur l'Islam et M. Ben Laden, d'une rubrique intitulée "Fanatique modéré", où sont regroupés des textes consacrés principalement à Durkheim. Cet oxymore m'a d'autant plus frappé qu'il y a quelque temps, avec un ami, nous en arrivions à la conclusion qu'il fallait souvent se comporter en extrémiste de la modération, pour couvrir, ou essayer de couvrir le bruit de tous les grands prêtres de l'Economie, du Communautarisme, de la Bien-Pensance..., toujours prêts à flinguer la moindre expression, surtout nuancée, de doute, de scepticisme, et, donc, de modération (fût-ce d'ailleurs, chez certains, au nom même de la modération).
[Le 24. 03.] Ce n'est pas le seul but poursuivi ici, mais il arrive que je me dise que si tout le monde s'exprimait avec un minimum d'honnêteté, je ne fermerais peut-être pas boutique, mais réduirais fortement mes horaires d'ouverture. On se nourrit de ce que l'on critique. - Autant dire que je n'ai pas fini d'engraisser. De toutes façons, le paradis ne se trouve pas sur terre, surtout depuis la disparition de la kula. [Fin.]
(Une réminiscence d'Anders, une nouvelle fois : "Aujourd'hui il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d'une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous devons être conservateurs au sens authentique, conservateurs dans un sens qu'aucun homme qui s'affiche conservateur n'accepterait." - 1977. "Ensuite", "ensuite"... il y a déjà pas mal de travail avant.)
Il y a cette pente-là chez Durkheim, justement, de même que chez V. Descombes, mais avec des moyens différents : leur position dans le monde universitaire leur permet d'accomplir un travail de démolition réel mais paisible, serein, presque sans avoir l'air d'y toucher. Un exemple parmi d'autres : au détour d'un paragraphe de la Division du travail social, Durkheim sort brièvement de son sujet et ose une supposition : "Peut-être même l'observation établirait-elle que, chez les individus, comme dans les sociétés, un développement intempérant des facultés esthétiques est un grave symptôme au point de vue de la moralité." Nous sommes en 1893, et voilà une bonne partie du travail de Philippe Muray déjà effectuée. D'une façon générale, Durkheim comme V. Descombes écrivent comme des héritiers des Lumières, mais en partie pour détruire certains présupposés des Lumières.
Dans les deux cas - "Fanatique", "Fanatique modéré" -, il y a un prix à payer. Dans le premier cas, on risque de passer pour un pitre et/ou un fasciste, ce qui, lorsque l'on a autant le sens de la nuance que J.-P. Voyer (ou, d'ailleurs, M. Limbes), est, inévitable peut-être, sans aucun doute regrettable. Dans le deuxième cas, on peut être victime de l'effet inverse : malgré l'héritage sulfureux d'un Bataille, Durkheim est toujours trop souvent présenté comme un triste positiviste, et V. Descombes, après trente de carrière universitaire, commence juste (mais c'est déjà ça) à être un peu connu "hors du cercle des spécialistes".
(A ce propos, vient de sortir un livre collectif consacré au maître
je vous en reparlerai... un jour)
Ne confondons pas pour autant l'image des écrivains (Durkheim positiviste, Voyer extrémiste, Bloy pamphlétaire, etc.) avec la réalité de leur oeuvre, n'en concluons pas que ces deux "fanatismes" soient exclusifs l'un de l'autre, ni qu'ils soient les seuls moyens de se faire entendre. On peut aussi, comme Musil, se perdre pendant vingt ans dans l'infini de la nuance, jusqu'à en mourir... et ridiculiser sept décennies à l'avance un brave bloggeur, qui découvre que ce qu'il lui arrive d'écrire, peut-être pas comme on découvrirait la lune, mais avec un certain enthousiasme, est déjà énoncé lors d'une réunion pompeuse, en 1913 par le personnage certes émouvant mais tout de même ridicule de la belle Diotime :
"Aussitôt après l'entracte, lorsqu'ils s'étaient retrouvés à leur place, on avait pu lire sur le visage de tous les assistants la conviction qu'un événement allait enfin être trouvé. Aucun d'entre eux n'y avait réfléchi entre-temps, mais tous avaient pris l'attitude de qui attend une grave décision. Diotime maintenant concluait : si la question se posait de savoir si notre temps, si les peuples d'aujourd'hui sont encore réellement capables d'engendrer [de] grandes idées communes, on devait, on avait le droit de demander également s'ils trouveraient la force rédemptrice. Car c'était bien d'une rédemption qu'il s'agissait. D'un élan rédempteur. La définition était brève : on ne pouvait encore se représenter la chose exactement. Cet élan surgirait de la totalité ou ne sortirait pas." (ch. 44)
Une preuve de plus que les problèmes que nous débattons ne datent pas d'hier.
[Le 6.04.] Je tombe sur ce commentaire de Canetti, lequel confirme mes propos (Oeuvres autobiographiques, "Pochothèque", p. 1306) : "J'admire Musil, ne serait-ce que parce qu'il ne lâche pas ce que sa sagacité a pénétré. Il s'y établit pendant quarante années et s'y trouve encore à sa mort." [Fin.]
Tiens, une autre dans le genre, et sortons clairement de notre sujet du jour - Bloy rencontrant R. de Gourmont : "Il me reproche ma dureté pour les Allemands, qu'il ne juge pas inférieurs aux Français. La supériorité de race, évidemment, n'existe pas plus pour lui que la présence réelle de Dieu dans les événements humains. Il parle des Slaves qui noieront Germains et Latins, et des Chinois qui noieront le monde entier. Opinion dont l'extrême banalité me surprend et me déconcerte." (Le mendiant ingrat, mars 1893.) Voilà qui rappelle des sentences céliniennes (Céline qui connaissait son Bloy) auxquelles j'ai déjà fait allusion, et avec éloge, autant que des fantasmes bien contemporains.
Non, rien de nouveau sous le soleil - "mais c'est vieux comme le monde, la nouveauté".
Les liens du jour : deux textes du même sur Molière : Dom Juan, L'avare. Dans le PS du premier, notre auteur, catholique pourtant revendiqué, fait du Girard sans avoir l'air de s'en rendre compte.
A bientôt !
[Le 12.01.08] Citées par J. Bouveresse (Essais, t. 1, Agone, 2000, p. 158), ces lignes de Nietzche sur les hommes forts, c'est-à-dire "les plus modérés, ceux qui n'ont pas besoin de croyances extrêmes, ceux qui non seulement acceptent mais aiment une bonne part de hasard, d'absurdité, ceux qui sont capables d'avoir une pensée de l'homme fortement réductrice de sa valeur, sans pour autant en être amoindris ni affaiblis...", ces lignes quelque peu baudelairiennes dans l'esprit, ces lignes nous séduisent - à la réserve près, bien sûr, que cette modération n'est pas un but en soi. Il y a des domaines où elle n'est pas de mise (l'honnêteté de BHL, l'agression américaine en Irak, les goûts sexuels de Carla Bruni, etc.).
[Ajout le 6.04.]
[Ajout le 12.01.08.]
Je découvre, sur l'un des sites de J.-P. Voyer, l'existence, à la suite de la section "Fanatique", où se trouvent des textes sur l'Islam et M. Ben Laden, d'une rubrique intitulée "Fanatique modéré", où sont regroupés des textes consacrés principalement à Durkheim. Cet oxymore m'a d'autant plus frappé qu'il y a quelque temps, avec un ami, nous en arrivions à la conclusion qu'il fallait souvent se comporter en extrémiste de la modération, pour couvrir, ou essayer de couvrir le bruit de tous les grands prêtres de l'Economie, du Communautarisme, de la Bien-Pensance..., toujours prêts à flinguer la moindre expression, surtout nuancée, de doute, de scepticisme, et, donc, de modération (fût-ce d'ailleurs, chez certains, au nom même de la modération).
[Le 24. 03.] Ce n'est pas le seul but poursuivi ici, mais il arrive que je me dise que si tout le monde s'exprimait avec un minimum d'honnêteté, je ne fermerais peut-être pas boutique, mais réduirais fortement mes horaires d'ouverture. On se nourrit de ce que l'on critique. - Autant dire que je n'ai pas fini d'engraisser. De toutes façons, le paradis ne se trouve pas sur terre, surtout depuis la disparition de la kula. [Fin.]
(Une réminiscence d'Anders, une nouvelle fois : "Aujourd'hui il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d'une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous devons être conservateurs au sens authentique, conservateurs dans un sens qu'aucun homme qui s'affiche conservateur n'accepterait." - 1977. "Ensuite", "ensuite"... il y a déjà pas mal de travail avant.)
Il y a cette pente-là chez Durkheim, justement, de même que chez V. Descombes, mais avec des moyens différents : leur position dans le monde universitaire leur permet d'accomplir un travail de démolition réel mais paisible, serein, presque sans avoir l'air d'y toucher. Un exemple parmi d'autres : au détour d'un paragraphe de la Division du travail social, Durkheim sort brièvement de son sujet et ose une supposition : "Peut-être même l'observation établirait-elle que, chez les individus, comme dans les sociétés, un développement intempérant des facultés esthétiques est un grave symptôme au point de vue de la moralité." Nous sommes en 1893, et voilà une bonne partie du travail de Philippe Muray déjà effectuée. D'une façon générale, Durkheim comme V. Descombes écrivent comme des héritiers des Lumières, mais en partie pour détruire certains présupposés des Lumières.
Dans les deux cas - "Fanatique", "Fanatique modéré" -, il y a un prix à payer. Dans le premier cas, on risque de passer pour un pitre et/ou un fasciste, ce qui, lorsque l'on a autant le sens de la nuance que J.-P. Voyer (ou, d'ailleurs, M. Limbes), est, inévitable peut-être, sans aucun doute regrettable. Dans le deuxième cas, on peut être victime de l'effet inverse : malgré l'héritage sulfureux d'un Bataille, Durkheim est toujours trop souvent présenté comme un triste positiviste, et V. Descombes, après trente de carrière universitaire, commence juste (mais c'est déjà ça) à être un peu connu "hors du cercle des spécialistes".
(A ce propos, vient de sortir un livre collectif consacré au maître
je vous en reparlerai... un jour)
Ne confondons pas pour autant l'image des écrivains (Durkheim positiviste, Voyer extrémiste, Bloy pamphlétaire, etc.) avec la réalité de leur oeuvre, n'en concluons pas que ces deux "fanatismes" soient exclusifs l'un de l'autre, ni qu'ils soient les seuls moyens de se faire entendre. On peut aussi, comme Musil, se perdre pendant vingt ans dans l'infini de la nuance, jusqu'à en mourir... et ridiculiser sept décennies à l'avance un brave bloggeur, qui découvre que ce qu'il lui arrive d'écrire, peut-être pas comme on découvrirait la lune, mais avec un certain enthousiasme, est déjà énoncé lors d'une réunion pompeuse, en 1913 par le personnage certes émouvant mais tout de même ridicule de la belle Diotime :
"Aussitôt après l'entracte, lorsqu'ils s'étaient retrouvés à leur place, on avait pu lire sur le visage de tous les assistants la conviction qu'un événement allait enfin être trouvé. Aucun d'entre eux n'y avait réfléchi entre-temps, mais tous avaient pris l'attitude de qui attend une grave décision. Diotime maintenant concluait : si la question se posait de savoir si notre temps, si les peuples d'aujourd'hui sont encore réellement capables d'engendrer [de] grandes idées communes, on devait, on avait le droit de demander également s'ils trouveraient la force rédemptrice. Car c'était bien d'une rédemption qu'il s'agissait. D'un élan rédempteur. La définition était brève : on ne pouvait encore se représenter la chose exactement. Cet élan surgirait de la totalité ou ne sortirait pas." (ch. 44)
Une preuve de plus que les problèmes que nous débattons ne datent pas d'hier.
[Le 6.04.] Je tombe sur ce commentaire de Canetti, lequel confirme mes propos (Oeuvres autobiographiques, "Pochothèque", p. 1306) : "J'admire Musil, ne serait-ce que parce qu'il ne lâche pas ce que sa sagacité a pénétré. Il s'y établit pendant quarante années et s'y trouve encore à sa mort." [Fin.]
Tiens, une autre dans le genre, et sortons clairement de notre sujet du jour - Bloy rencontrant R. de Gourmont : "Il me reproche ma dureté pour les Allemands, qu'il ne juge pas inférieurs aux Français. La supériorité de race, évidemment, n'existe pas plus pour lui que la présence réelle de Dieu dans les événements humains. Il parle des Slaves qui noieront Germains et Latins, et des Chinois qui noieront le monde entier. Opinion dont l'extrême banalité me surprend et me déconcerte." (Le mendiant ingrat, mars 1893.) Voilà qui rappelle des sentences céliniennes (Céline qui connaissait son Bloy) auxquelles j'ai déjà fait allusion, et avec éloge, autant que des fantasmes bien contemporains.
Non, rien de nouveau sous le soleil - "mais c'est vieux comme le monde, la nouveauté".
Les liens du jour : deux textes du même sur Molière : Dom Juan, L'avare. Dans le PS du premier, notre auteur, catholique pourtant revendiqué, fait du Girard sans avoir l'air de s'en rendre compte.
A bientôt !
[Le 12.01.08] Citées par J. Bouveresse (Essais, t. 1, Agone, 2000, p. 158), ces lignes de Nietzche sur les hommes forts, c'est-à-dire "les plus modérés, ceux qui n'ont pas besoin de croyances extrêmes, ceux qui non seulement acceptent mais aiment une bonne part de hasard, d'absurdité, ceux qui sont capables d'avoir une pensée de l'homme fortement réductrice de sa valeur, sans pour autant en être amoindris ni affaiblis...", ces lignes quelque peu baudelairiennes dans l'esprit, ces lignes nous séduisent - à la réserve près, bien sûr, que cette modération n'est pas un but en soi. Il y a des domaines où elle n'est pas de mise (l'honnêteté de BHL, l'agression américaine en Irak, les goûts sexuels de Carla Bruni, etc.).
Libellés : Anders, Baudelaire, Ben Laden, Bloy, Canetti, Carla B., Céline, Chine, Cormary, Descombes, Durkheim, Girard, Gourmont, Lévy, Limbes, Molière, Muray, Musil, Nietzsche, Voyer
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