dimanche 3 juin 2007

Etat des lieux.

S'efforçant de mettre au point pour les semaines à venir quelques nouveaux cocktails que l'on espère agréables, tout en se livrant à une agréable querelle dans la Zone, que je remercie ici de son accueil, le Café du Commerce s'est vu dans l'obligation de ralentir son rythme de livraison. Il apporte ici de nouveaux éléments dans l'épais dossier des rapports entre littérature, modernité et anthropologie, et espère pouvoir vous présenter ses créations les plus récentes d'ici peu.


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Après avoir raconté par le menu le Lohengrin de Wagner :

"Le lecteur a sans doute remarqué dans cette légende une frappante analogie avec le mythe de la Psyché antique, qui, elle aussi, fut victime de la démoniaque curiosité, et, ne voulant pas respecter l'incognito de son divin époux, perdit, en pénétrant le mystère, toute sa félicité. Elsa prête l'oreille à Ortrude, comme Ève au serpent. L'Ève éternelle tombe dans l'éternel piège. Les nations et les races se transmettent-elles des fables, comme les hommes se lèguent des héritages, des patrimoines ou des secrets scientifiques ? On serait tenté de le croire, tant est frappante l'analogie morale qui marque les mythes et les légendes éclos dans différentes contrées. Mais cette explication est trop simple pour séduire longtemps un esprit philosophique. L'allégorie créée par le peuple ne peut pas être comparée à ces semences qu'un cultivateur communique fraternellement à un autre qui les veut acclimater dans son pays. Rien de ce qui est éternel et universel n'a besoin d'être acclimaté. Cette analogie morale dont je parlais est comme l'estampille divine de toutes les fables populaires. Ce sera bien, si l'on veut, le signe d'une origine unique, la preuve d'une parenté irréfragable, mais à la condition que l'on ne cherche cette origine que dans le principe absolu et l'origine commune de tous les êtres. Tel mythe peut être considéré comme frère d'un autre, de la même façon que le nègre est dit le frère du blanc. Je ne nie pas, en de certains cas, la fraternité ni la filiation ; je crois seulement que dans beaucoup d'autres l'esprit pourrait être induit en erreur par la ressemblance des surfaces ou même par l'analogie morale, et que, pour reprendre notre métaphore végétale, le mythe est un arbre qui croît partout en tout climat, sous tout soleil, spontanément et sans boutures. Les religions et les poésies des quatre parties du monde nous fournissent sur ce sujet des preuves surabondantes. Comme le péché est partout, la rédemption est partout ; le mythe partout. Rien de plus cosmopolite que l'Éternel. Qu'on veuille bien me pardonner cette digression qui s'est ouverte devant moi avec une attraction irrésistible. "

(Baudelaire, "Richard Wagner à Paris", 1861 ("Pléiade", t. II, pp. 799-800).)

"Attraction irrésistible" qui n'est certes pas accidentelle. Enchaînons.

"Marcel Mauss a défini en fait l'anthropologie sociale dès avant 1900. D'abord, dire "anthropologie", c'est "poser l'unité du genre humain"."

"D'un côté, l'individualisme-universalisme moderne qui seul fonde l'ambition anthropologique - je prie qu'on veuille bien peser le fait -, de l'autre, la société ou culture fermée sur soi, identifiant l'humanité avec sa forme concrète particulière (et subordonnant l'homme à la totalité sociale, ce pourquoi je parle de "holisme"). L'anthropologie commence ici. De cette rencontre elle fait une combinaison en en modifiant les deux termes, et il est indispensable de le souligner.

Dans le discours que nous tient la société observée, supposée non moderne, nous opérons un tri. Nous acceptons la prétention de ces gens à être des hommes, nous rejetons leur prétention à être les seuls hommes, la naïve dévaluation des étrangers [est-ce si universel ? Les deux formulations ne sont d'ailleurs pas équivalentes]. Nous rejetons, en d'autres termes, l'exclusivisme ou sociocentrisme absolu qui accompagne toute idéologie holiste.

Au pôle opposé, notre propre universalisme se trouve modifié lui aussi, sous deux aspects au moins : en gros il accepte, pour aller de l'individu à l'espèce, de passer par la société, c'est-à-dire que l'individualisme demeure bien comme valeur ultime, mais non comme mode naïf de description du social. Ici, la résistance obstinée opposée, dans les sciences sociales mêmes, à cette vue pourtant incontestable nous avertit, si besoin est, de la force des représentations collectives (...). On perçoit ici que la spécialisation anthropologique correspond à une sorte d'avant-garde nécessaire dans le mouvement des idées. De ce premier aspect suit un second : nous-mêmes sommes renvoyés à notre propre culture et société moderne comme à une forme particulière d'humanité, qui est exceptionnelle en ce qu'elle se nie comme telle dans l'universalisme qu'elle professe.

Cet universalisme modifié est certes ouvert à tous, et en particulier aux autres sciences humaines, mais il nous caractérise en ce sens qu'il jaillit du cœur de notre pratique."


"A un premier niveau, au niveau global, nous sommes nécessairement universalistes. Nous voulons non plus voir l'espèce humaine comme une entité vide de toute particularité sociale, mais la construire comme l'intégrale, que nous postulons réelle et cohérente, de toutes les spécificités sociales. Nous reprenons ici l'ambition des Allemands. Notre humanité est comme le jardin de Herder où chaque plante - chaque société - apporte sa beauté propre, parce que chacune exprime l'universel à sa façon. Ou encore, comme pour Schiller, "le tout est devant nous de nouveau, non plus confus, mais illuminé de toutes parts."

A un second niveau, où l'on considère un type de société ou de culture donné, la primauté se retourne nécessairement, et le holisme s'impose. Ici, le modèle moderne lui-même devient un cas particulier du modèle non moderne. C'est en ce sens que j'ai écrit qu'une sociologie comparative, c'est-à-dire une vue comparative d'une société quelconque, est nécessairement holiste. Pour caractériser cette procédure, disons que son mot d'ordre est "la société comme universel concret".

En somme, c'est en hiérarchisant à la fois les niveaux de considération et, à l'intérieur de ceux-ci et de façon opposée, nos deux principes, que nous venons à bout - idéalement - de l'incompabilité que nous avons reconnue et respectée. A la réflexion on reconnaîtra, je pense, qu'il est impossible dans cette tâche d'affecter une autre valeur relative aux deux principes, impossible en particulier de subordonner tout à fait l'universalisme sans détruire l'anthropologie, et on reléguera à la place qui leur revient les rêveries sur une multiplicité d'anthropologies correspondant à la multiplicité des cultures.

Outre qu'elle n'est pas dénuée de pertinence quant à l'ordre du monde (...), cette solution d'un problème anthropologique se prête à une analogie qui pourrait lui donner, à longue échéance, un intérêt général. Il se peut qu'elle préfigure la solution de l'autre problème politique majeur des sociétés modernes [le premier étant la mondialisation], celui de la menace totalitaire qui plane sur la démocratie. Si le totalitarisme présente une collision entre individualisme et holisme, s'il constitue une maladie de la démocratie moderne où celle-ci tombe, par une pente invincible, quand elle perd de vue ses limites, veut se réaliser parfaitement et, mise en échec par les faits, se divise contre elle-même, nous sommes - l'histoire devrait nous l'apprendre - dans un cercle. La revendication des droits de l'homme s'impose certes face au totalitarisme installé, mais à elle seule elle ne nous sort pas du cercle, témoin la Terreur. On s'apercevra sans doute à la longue que la solution consiste à donner à l'un et à l'autre des deux principes opposés son champ légitime de suprématie du point de vue moderne, l'individualisme régnant, mais consentant à se subordonner dans des domaines subordonnés. Il faudra donc distinguer des niveaux, peut-être en grand nombre, mutatis mutandis (...) comme c'était le cas dans la cité antique. La complication sera grande, pour la conscience individuelle d'abord et sans doute aussi pour les institutions - et qui pourrait s'en étonner ? - , mais les collisions majeures seront dépassées. Une analyse suffisante de la société actuelle montrerait du reste qu'un tel retournement de valeurs est implicite dans la pratique : comme le voyait Toennies, Gemeinschaft et Gesellschaft sont présentes tour à tour dans le vécu. Il suffirait par conséquent que ce retournement devienne conscient sous une forme hiérarchique et se généralise. Progrès décisif, et difficile, de la conscience commune, à quoi l'anthropologie aura contribué à sa façon."

"Il suffirait..." - bref.

Il importe alors de mieux préciser que je ne l'ai fait dans mes divers textes sur le holisme ce que peut être et est souvent la hiérarchie :

"J'appelle opposition hiérarchique l'opposition entre un ensemble (et plus particulièrement un tout) et un élément de cet ensemble (ou de ce tout) ; l'élément n'est pas nécessairement simple, ce peut être un sous-ensemble. Cette opposition s'analyse logiquement en deux aspects partiels contradictoires : d'une part l'élément est identique à l'ensemble en tant qu'il en fait partie (un vertébré est un animal), de l'autre il y a différence ou plus strictement contrariété (un vertébré n'est pas - seulement - un animal, un animal n'est pas - nécessairement - un vertébré). Cette double relation, d'identité et de contrariété, est plus stricte dans le cas d'un tout véritable que dans celui d'un ensemble plus ou moins arbitraire. Elle constitue un scandale logique, ce qui d'une part explique sa défaveur, de l'autre fait son intérêt : toute relation d'un élément à l'ensemble dont il fait partie introduit la hiérarchie et est logiquement irrecevable. Essentiellement la hiérarchie est englobement du contraire. Des relations hiérarchiques sont présentes dans notre propre idéologie (...), mais elles ne se donnent pas comme telles. Il en est ainsi sans doute toutes les fois qu'une valeur est concrètement affirmée : elle subordonne son contraire, mais on se garde de le dire. D'une façon générale, une idéologie hostile à la hiérarchie doit évidemment comporter tout un réseau de dispositifs pour neutraliser ou remplacer la relation en cause. (...) Tout d'abord on peut éviter le point de vue où la relation apparaîtrait. Ainsi, dans les taxonomies, nous avons l'habitude de considérer séparément chaque niveau et nous évitons de rapprocher un élément du premier ordre, soit A, d'un élément du second, soit a. En relation avec cette séparation, les critères de distinction peuvent être différents d'un niveau à l'autre (animaux/végétaux ; vertébrés/invertébrés ; mammifères, etc.). Nous produisons ainsi des ensembles, non des touts. Un autre dispositif, fort important, réside dans la distinction absolue que nous opérons entre faits et valeurs. La hiérarchie est ainsi exilée du domaine des faits, l'asepsie en vigueur dans la science sociale nous protège de l'infection hiérarchique. C'est là évidemment une situation exceptionnelle au point de vue comparatif, comme on le voit dans l'idéologie moderne elle-même avec sa tendance à réunir à nouveau et à confondre "être" et "devoir être", qui comme nous le savons par expérience en Europe, ouvre la voie au totalitarisme."

Concluons :

"En ne séparant pas a priori idées et valeurs, nous demeurons plus près de la relation réelle, dans les sociétés non modernes, entre la pensée et l'acte, tandis qu'une analyse intellectualiste ou positiviste tend à détruire cette relation. Mais n'est-ce pas contredire ce qui a été dit ailleurs contre la tendance moderne à réunir "être" et "devoir être" ? Bien au contraire (...) D'un point de vue comparatif, la pensée moderne est exceptionnelle en ce qu'elle sépare, à partir de Kant, être et devoir être, fait et valeur. Cela a deux conséquences : d'une part cette particularité demande à être respectée dans son domaine, et on ne peut sans conséquences graves prétendre la transcender à l'intérieur de la culture moderne ; d'autre part il n'y a pas lieu d'imposer cette complication ou distinction à des cultures qui ne la connaissent pas : dans l'étude comparative on considérera des idées-valeurs. Cela s'appliquera même à notre propre culture considérée comparativement, c'est-à-dire qu'on pourra chercher quel lien sous-jacent subsiste dans notre distinction familière ; ici on rencontrera par exemple la problématique wébérienne (...).

Si unir dans la différence est à la fois le but de l'anthropologie et la caractéristique de la hiérarchie, elles sont condamnées à se fréquenter."

(Dumont, Essais sur l'individualisme.)


Ces derniers points, je dois les reprendre et les systématiser depuis l'affaire dite des caricatures de Mahomet, qui en a montré toute l'actualité. Faute d'y être encore parvenu, je vous en fournis donc les premiers principes.


2007-05-18-p-Dati


Il faudra bien un jour relier tout cela au rapport à la règle, aux relations entre ce rapport et le masochisme, y introduire ces personnages féminins si symboliques de notre époque, de Bree Van de Kamp à Rachida Dati en passant bien sûr par Lynndie England. Magnifions donc notre incapacité à accomplir nos ambitions en citant une phrase de Valéry (“Je plie sous le fardeau de tout ce que je n’ai pas fait."), et disons-nous à bientôt.


DH-BREE

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