Identité nationale.
Sur ce thème nous avons assisté à la tragi-comédie actuellement récurrente : une gauche empêtrée dans son matérialisme et qui croit la question résolue, face à une droite qui sent que des questions se posent mais ne peut se retenir de les aborder, trop souvent, par l'agression et la fermeture sur soi. Je sais bien que depuis le 1er tour quelqu'un comme Alain Soral passe pour le roi des opportunistes et des tocards, mais au moins a-t-il essayé de sortir de ce genre d'apories.
Quoi qu'il en soit, on ne peut qu'être frappé, dans ce contexte, par la lecture du chapitre 109 de L'homme sans qualités. Je rappelle que la Cacanie à laquelle il est fait allusion est la "multi-ethnique" Autriche-Hongrie. Quant à Bonadea, elle représente, disons, le type de la femme sensuelle et légère.
"La cause de toutes les grandes révolutions, cause plus profonde que leur prétexte, n'est pas dans l'accumulation de circonstances intolérables, mais dans l'usure de la cohésion qui favorisait la satisfaction artificielle des âmes. On pourrait citer à ce propos la formule d'un des plus fameux d'entre les premiers philosophes scolastiques, en latin "Credo ut intelligam" [Saint Augustin : Je crois afin de comprendre.], qui pourrait se traduire, un peu librement, en langage contemporain : "Seigneur mon Dieu ! accorde à mon esprit un crédit à la production !" Les credo humains ne sont probablement que des cas particuliers du crédit. En amour comme dans les affaires, dans les sciences comme dans le saut en longueur, on doit croire avant de pouvoir gagner ou atteindre son but ; comment cela ne serait-il pas vrai de la vie en général ? Son ordre peut être fondé sur ce qu'on voudra, il n'y en a pas moins toujours, par-dessous, un commencement de croyance en cet ordre, définissant, comme dans une plante, l'endroit où la croissance a commencé [d'où la redoutable question voyeriste : "Pourquoi le prestige est-il prestigieux ?"]. Quand cette croyance est épuisée, pour laquelle il n'y a ni justificatifs ni couverture, la banqueroute ne tarde pas ; les âges et les empires s'écroulent comme les affaires quand leur crédit est épuisé.
(...) La Cacanie était, dans l'actuel chapitre de l'évolution, le premier pays auquel Dieu eût retiré son crédit, le goût de vivre, la foi en soi et la capacité qu'ont tous les Etats civilisés de propager au loin l'avantageuse illusion qu'ils ont une mission à accomplir. C'était un pays intelligent, qui abritait des hommes civilisés. Comme tous les hommes civilisés de tous les pays du monde, ils erraient, l'âme irrésolue, dans un monstrueux tourbillon de bruit, de vitesse, de nouveautés, de litiges, enfin de tout ce qui fait le paysage optique et acoustique de notre vie. Comme tous les autres hommes, ils lisaient ou entendaient quotidiennement une douzaine de nouvelles qui leur faisaient dresser les cheveux sur la tête ; ils étaient prêts à en être troublés, à intervenir même, mais rien ne se passait, parce que quelques instants plus tard le trouble était déjà supplanté dans leur conscience par d'autres troubles. Comme tous les autres, ils se sentaient environnés de meurtres, de violences, de passions, de sacrifices, de grandeur, événements qui se déroulaient d'une façon ou d'une autre dans la pelote embrouillée autour d'eux ; mais ils ne pouvaient pas aller jusqu'à ces aventures, enfermés qu'ils étaient dans un bureau ou quelque autre établissement professionnel, et le soir, quand ils se trouvaient libres, la tension dont ils ne savaient plus que faire explosait en divertissements qui ne les divertissaient pas. A cela venait encore s'ajouter, chez les gens cultivés, quand ils ne s'adonnaient pas entièrement, comme Bonadea, à l'amour [ou, de nos jours, comme Catherine Millet, à la partouze], une autre chose : ils n'avaient plus le don du crédit et pas encore [cela a changé depuis] celui de la duperie. Ils ne savaient plus où aboutissaient leurs sourires, leurs soupirs, leurs pensées. A quoi avaient-ils souri ou pensé ? Leurs opinions étaient arbitraires, leurs penchants existaient depuis longtemps, pour toutes choses il y avait déjà, flottant dans l'air, un schéma préfabriqué dans lequel on se ruait, et ils ne pouvaient rien faire ou rien omettre de grand coeur, parce qu'il n'y avait pas de loi pour donner une unité. Ainsi l'homme cultivé était-il un homme qui sentait on ne sait quelle dette s'accroître sans cesse, qu'il ne pourrait plus jamais acquitter [On ne louera jamais assez le Nabe du Régal des vermines d'être sorti de ce schéma et d'avoir, au moins le temps d'un livre, brisé ce rapport de la culture à la dette]. Il était celui qui voyait venir la faillite inéluctable : ou bien il accusait l'époque dans laquelle il était condamné à vivre, encore qu'il prît autant de plaisir à y vivre que quiconque, ou bien il se jetait, avec le courage de qui n'a rien à perdre, sur la première idée qui lui promettait un changement.
Sans doute était-ce la même chose dans le monde entier, mais lorsque Dieu retira son crédit à la Cacanie, il fit encore ceci de particulier qu'il révéla à des nationalités entières les difficultés de la civilisation. Ces nationalités étaient installées sur le terrain cacanien commes des bactéries, sans se soucier autrement de la courbure du ciel ou des problèmes analogues, mais tout d'un coup elles se trouvèrent à l'étroit. Ordinairement, l'homme ne sait pas qu'il doit se croire plus qu'il n'est pour pouvoir être ce qu'il est [et en même temps mieux vaut qu'il reste humble, sinon Festivus débarque, c'est la quadrature du cercle] ; mais il faut au moins qu'il sente ce "plus" d'une manière ou d'une autre au-dessus et autour de lui ; et parfois, tout à coup, il peut en être privé. Alors, quelque chose d'imaginaire lui manque."
Suit un amusant tableau de l'attitude des "nationalités" (on n'en rajoutera pas j'espère sur le terme de "bactéries", quoi qu'il soit frappant) et de leurs rapports aux intellectuels cacaniens.
Pour donner une tonalité encore plus pessimiste à ce discours, rappelons que l'action du roman se situe en 1913-1914, jusqu'à la veille de la déclaration de la guerre qui verra disparaître une Autriche-Hongrie-"Cacanie" qui se croyait plus ou moins éternelle. Et à propos de pessimisme, j'aurais tendance, en guise de conclusion à compléter la formule de M.-E. Nabe, lequel écrivait en 1983 (Journal intime, t. 1, p. 31) : "C'est affreux de se sentir énergiquement pessimiste dans cet optimisme mou généralisé", par son inverse : "C'est affreux de se sentir énergiquement optimiste dans ce pessimisme mou généralisé." L'un n'empêche pas l'autre.
Dieu vous garde !
Quoi qu'il en soit, on ne peut qu'être frappé, dans ce contexte, par la lecture du chapitre 109 de L'homme sans qualités. Je rappelle que la Cacanie à laquelle il est fait allusion est la "multi-ethnique" Autriche-Hongrie. Quant à Bonadea, elle représente, disons, le type de la femme sensuelle et légère.
"La cause de toutes les grandes révolutions, cause plus profonde que leur prétexte, n'est pas dans l'accumulation de circonstances intolérables, mais dans l'usure de la cohésion qui favorisait la satisfaction artificielle des âmes. On pourrait citer à ce propos la formule d'un des plus fameux d'entre les premiers philosophes scolastiques, en latin "Credo ut intelligam" [Saint Augustin : Je crois afin de comprendre.], qui pourrait se traduire, un peu librement, en langage contemporain : "Seigneur mon Dieu ! accorde à mon esprit un crédit à la production !" Les credo humains ne sont probablement que des cas particuliers du crédit. En amour comme dans les affaires, dans les sciences comme dans le saut en longueur, on doit croire avant de pouvoir gagner ou atteindre son but ; comment cela ne serait-il pas vrai de la vie en général ? Son ordre peut être fondé sur ce qu'on voudra, il n'y en a pas moins toujours, par-dessous, un commencement de croyance en cet ordre, définissant, comme dans une plante, l'endroit où la croissance a commencé [d'où la redoutable question voyeriste : "Pourquoi le prestige est-il prestigieux ?"]. Quand cette croyance est épuisée, pour laquelle il n'y a ni justificatifs ni couverture, la banqueroute ne tarde pas ; les âges et les empires s'écroulent comme les affaires quand leur crédit est épuisé.
(...) La Cacanie était, dans l'actuel chapitre de l'évolution, le premier pays auquel Dieu eût retiré son crédit, le goût de vivre, la foi en soi et la capacité qu'ont tous les Etats civilisés de propager au loin l'avantageuse illusion qu'ils ont une mission à accomplir. C'était un pays intelligent, qui abritait des hommes civilisés. Comme tous les hommes civilisés de tous les pays du monde, ils erraient, l'âme irrésolue, dans un monstrueux tourbillon de bruit, de vitesse, de nouveautés, de litiges, enfin de tout ce qui fait le paysage optique et acoustique de notre vie. Comme tous les autres hommes, ils lisaient ou entendaient quotidiennement une douzaine de nouvelles qui leur faisaient dresser les cheveux sur la tête ; ils étaient prêts à en être troublés, à intervenir même, mais rien ne se passait, parce que quelques instants plus tard le trouble était déjà supplanté dans leur conscience par d'autres troubles. Comme tous les autres, ils se sentaient environnés de meurtres, de violences, de passions, de sacrifices, de grandeur, événements qui se déroulaient d'une façon ou d'une autre dans la pelote embrouillée autour d'eux ; mais ils ne pouvaient pas aller jusqu'à ces aventures, enfermés qu'ils étaient dans un bureau ou quelque autre établissement professionnel, et le soir, quand ils se trouvaient libres, la tension dont ils ne savaient plus que faire explosait en divertissements qui ne les divertissaient pas. A cela venait encore s'ajouter, chez les gens cultivés, quand ils ne s'adonnaient pas entièrement, comme Bonadea, à l'amour [ou, de nos jours, comme Catherine Millet, à la partouze], une autre chose : ils n'avaient plus le don du crédit et pas encore [cela a changé depuis] celui de la duperie. Ils ne savaient plus où aboutissaient leurs sourires, leurs soupirs, leurs pensées. A quoi avaient-ils souri ou pensé ? Leurs opinions étaient arbitraires, leurs penchants existaient depuis longtemps, pour toutes choses il y avait déjà, flottant dans l'air, un schéma préfabriqué dans lequel on se ruait, et ils ne pouvaient rien faire ou rien omettre de grand coeur, parce qu'il n'y avait pas de loi pour donner une unité. Ainsi l'homme cultivé était-il un homme qui sentait on ne sait quelle dette s'accroître sans cesse, qu'il ne pourrait plus jamais acquitter [On ne louera jamais assez le Nabe du Régal des vermines d'être sorti de ce schéma et d'avoir, au moins le temps d'un livre, brisé ce rapport de la culture à la dette]. Il était celui qui voyait venir la faillite inéluctable : ou bien il accusait l'époque dans laquelle il était condamné à vivre, encore qu'il prît autant de plaisir à y vivre que quiconque, ou bien il se jetait, avec le courage de qui n'a rien à perdre, sur la première idée qui lui promettait un changement.
Sans doute était-ce la même chose dans le monde entier, mais lorsque Dieu retira son crédit à la Cacanie, il fit encore ceci de particulier qu'il révéla à des nationalités entières les difficultés de la civilisation. Ces nationalités étaient installées sur le terrain cacanien commes des bactéries, sans se soucier autrement de la courbure du ciel ou des problèmes analogues, mais tout d'un coup elles se trouvèrent à l'étroit. Ordinairement, l'homme ne sait pas qu'il doit se croire plus qu'il n'est pour pouvoir être ce qu'il est [et en même temps mieux vaut qu'il reste humble, sinon Festivus débarque, c'est la quadrature du cercle] ; mais il faut au moins qu'il sente ce "plus" d'une manière ou d'une autre au-dessus et autour de lui ; et parfois, tout à coup, il peut en être privé. Alors, quelque chose d'imaginaire lui manque."
Suit un amusant tableau de l'attitude des "nationalités" (on n'en rajoutera pas j'espère sur le terme de "bactéries", quoi qu'il soit frappant) et de leurs rapports aux intellectuels cacaniens.
Pour donner une tonalité encore plus pessimiste à ce discours, rappelons que l'action du roman se situe en 1913-1914, jusqu'à la veille de la déclaration de la guerre qui verra disparaître une Autriche-Hongrie-"Cacanie" qui se croyait plus ou moins éternelle. Et à propos de pessimisme, j'aurais tendance, en guise de conclusion à compléter la formule de M.-E. Nabe, lequel écrivait en 1983 (Journal intime, t. 1, p. 31) : "C'est affreux de se sentir énergiquement pessimiste dans cet optimisme mou généralisé", par son inverse : "C'est affreux de se sentir énergiquement optimiste dans ce pessimisme mou généralisé." L'un n'empêche pas l'autre.
Dieu vous garde !
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