samedi 15 mars 2008

Cohérence et responsabilités.

Il m'est déjà arrivé de mettre en rapport ce que je pouvais lire chez Musil et certaines questions que l'on pouvait se poser sur la France contemporaine. Deux extraits retrouvés dans le livre de J. Bouveresse La voix de l'âme incitent à des réflexions du même genre. Attention, il faut se méfier aussi des parallèles trop évidents.

Dans ces deux extraits on retrouve la même idée autrichienne (ou, dans L'homme sans qualités, cacanienne) d'une supériorité culturelle intrinsèque de l'Autriche par rapport à l'Allemagne, supériorité relativisant fortement, du moins en principe, la supériorité économique, militaire et d'organisation du puissant voisin teuton. C'est une idée, pleine d'autosatisfaction, qui a toujours énervé Musil, et qu'il a attaquée sous divers angles. D'abord dans un texte intitulé « L'Autrichien de Buridan », ainsi commenté par Jacques Bouveresse :

"L'« Autrichien de Buridan », qui hésite entre les deux bottes de foin de la Fédération Danubienne et de la Grande Allemagne, dont la deuxième l'emporte indiscutablement sur le plan de la teneur en calories, alors que de la première émane un parfum spirituel nettement plus engageant, commet l'erreur d'attribuer aux circonstances et à la malchance historique le fait qu'une nation aussi exceptionnellement favorisée que la sienne du point de vue des dons et de la culture se soit révélée aussi improductive et effacée dans le domaine des réalisations tangibles : « La faute peut être exprimée ainsi : un Etat n'a pas de déveine. Ou bien encore ainsi : il n'est pas un don. Il a de la force et de la santé ou il n'en a pas ; c'est la seule chose qu'il puisse avoir ou ne pas avoir. Du fait que l'Autriche ne les avait pas, il y avait l'Autrichien doué et cultivé (dans une proportion relativement élevée qui nous assurera une bonne place en Allemagne), et il n'y avait pas la culture autrichienne. La culture d'un Etat consiste dans l'énergie avec laquelle il rend accessibles des livres et des tableaux, avec laquelle il met en place des écoles et des instituts de recherche, offre à des hommes doués une base matérielle et leur assure l'impulsion nécessaire par la force du courant de circulation sanguine qui le traverse ; la culture ne repose pas sur le don, qui, du point de vue international, est distribué de façon assez égale, mais sur la couche de tissu social qui lui est sous-jacente. »

La faiblesse de l'Autriche est qu'elle ne peut, sur ce dernier point, se comparer en aucune façon à l'Allemagne : « A partir de 1000 personnes intelligentes et de 50 millions de commerçants à qui l'on peut se fier, on peut faire une culture ; à partir de 50 millions d'hommes doués et pleins de charme et de 1000 personnes seulement à qui l'on peut se fier en matière pratique, on n'obtient qu'un pays dans lequel on est intelligent et s'habille bien, mais qui n'est même pas en mesure de produire une mode vestimentaire. Celui qui résonne par récurrence sur l'Autrichien, pour démontrer, à partir de lui, l'Autriche, croit que l'esprit public est la somme de l'esprit privé alors que c'est une fonction par essence plus difficile à calculer. » En d'autres termes, l'Autrichien de Buridan « devrait conclure une bonne fois une union sacrée entre la spiritualité et la vérité commune et faire simplement des choses simples, en dépit du fait qu'il pourrait s'en abstenir de façon compliquée. »

Cette inaptitude typiquement autrichienne à réaliser une synthèse satisfaisante entre les exigences de la culture et celles de la vie pratique a été également ressentie par Kraus, qui l'exprime dans une formule tout à fait frappante : « Les rues de Vienne sont pavées de culture. Les rues des autres villes, d'asphalte. » Tout comme Musil, Kraus n'était pas convaincu que le prestige culturel d'une ville ou d'un pays puisse constituer un dédommagement suffisant pour les incommodités matérielles dont il était supposé être la contrepartie : « Je considère le déroulement sans accroc des nécessités de la vie extérieure comme un problème culturel plus profond que la protection de l'Eglise Saint-Charles. Je suis bien assuré que les églises Saint-Charles peuvent uniquement s'édifier si nous conservons intactes toutes nos possessions intérieures, tout le droit à la réflexion et toutes les forces productives de la vie nerveuse, sans les laisser s'épuiser dans la résistance des instruments »." (pp. 126-128)

A quoi l'on ajoutera cette mise au point :

"Musil a explicitement critiqué une idée reçue cacanienne qui consistait à opposer l'Allemagne, comme symbole de la rationalité, de l'organisation et de la force, à l'Autriche, comme symbole de la culture, de l'âme et du laisser-vivre. Stefan Zweig l'expose sous sa forme la plus classique dans Le monde d'hier :

« Au lieu de cette “valeur” allemande, qui a finalement empoisonné et troublé l'existence de tous les autres peuples, au lieu de cette avidité de primer tous les autres, de prendre partout les devants, à Vienne on aimait à bavarder tranquillement, on se plaisait aux réunions familières, et on accordait à chacun sa part sans envie et dans un esprit de conciliation bienveillante et peut-être un peu lâche. « Vivre et laisser vivre », telle était la maxime viennoise par excellence, et, encore aujourd'hui, elle me paraît plus humaine que tous les impératifs catégoriques. »

Le simple fait que, comme le remarque Musil, les représentants supposés de l'âme se soient rangés spontanément du même côté que ceux de la force dans le conflit [la guerre 1914-18] montre déjà à quel point l'opposition est factice. La grande idée de Diotime [personnage idéaliste de L'homme sans qualités] est celle de l'Autriche comme patrie de l'esprit, la Grande Autriche spirituelle, qui est supposée devoir apporter une contribution exemplaire à l'histoire universelle. Musil observe que la référence à l'histoire universelle n'est pas l'expression d'une supériorité morale, mais bien plutôt d'un complexe d'infériorité historique : « Faire de l'histoire universelle, parce qu'on se sent dévalorisé »." (p. 205)

A bon entendeur...

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