De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, VI.
Un épisode de plus, finalement... Jacques Bouveresse est très doué pour vous montrer que ce que vous écrivez a déjà été écrit depuis longtemps, que ce que vous pensez être, au mieux une découverte personnelle, au pis un lieu commun de l'époque, est, au mieux une découverte déjà faite par quelqu'un d'autre il y a longtemps, au pis un lieu commun de toute notre modernité, si ce n'est plus. De telles démonstrations vous obligent, d'une part à relativiser la portée de vos propos, d'autre part et surtout, à se demander si ces propos ont quelque chose d'une solution, ou ne sont qu'une autre version de la Complainte du progrès ("Autrefois pour faire sa cour / On parlait d'amour..."), une participation à l'oeuvre collective de catharsis que nous menons tous en permanence pour nous venger du vertige que nous donne, encore et toujours, ce foutu « progrès », oeuvre de catharsis qui peut-être, ne soyons pas trop fonctionnalistes, ne nourrit pas le système, mais à coup sûr n'y change rien.
Le texte que je retranscris aujourd'hui est extrait d'une conférence donnée à l'école HEC, intitulée « Les managers peuvent-ils avoir un idéal ? » ; elle date de 1997 (époque "J'ai décidé de dissoudre l'Assemblée nationale", campagne Juppé-Jospin, J. Bouveresse y fera allusion). Les coupures dans les citations sont de moi et non de J. Bouveresse.
"Il y a sans doute eu une époque où le divorce entre le monde des idées et celui des réalités, entre les exigences de l'esprit et celles de la vie réelle n'était pas aussi radical. C'est peut-être avec l'événement de ce qu'on appelle le grand capitalisme, la grande industrie et le grand commerce qu'il a été consommé. Novalis remarquait déjà, en 1798, que l'esprit commercial, dans ce qu'il peut avoir de noble et peut-être même de romantique, avait disparu dès la fin du Moyen-Age pour laisser la place, même chez les marchands les plus exemplaires, à une mentalité et un comportement d'épiciers : « L'esprit commerçant noble, le grand commerce authentique n'a fleuri qu'au Moyen-Age et particulièrement à l'époque de la Hanse allemande. Les Medicis, les Fugger étaient des marchands comme ils devaient être. Nos marchands au total, sans excepter les Hope et les Tepper, ne sont rien que des épiciers. » Il y a sans doute encore des gens qui seraient prêts à parler d'une chose comme la poésie du grand capitalisme ou celle des affaires. Mais la vérité semble être plutôt que, tout comme on parle d'un désenchantement de la réalité extérieure sous l'effet des progrès de la connaissance scientifique, on pourrait aussi parler d'un désenchantement du monde de l'industrie et du commerce, qui a été la conséquence de leur progrès lui-même et le prix à payer pour la puissance qu'ils ont conquise et l'hégémonie qu'ils exercent aujourd'hui.
Novalis constatait aussi déjà, en prenant comme exemple celui de la Prusse, que l'industrie et le commerce ont fini par imposer leur paradigme et leurs normes à la vie entière et en particulier au type d'organisation politique qu'ont choisi les sociétés modernes : « Aucun Etat, écrit-il, n'a été administré davantage comme une fabrique que la Prusse, depuis la mort de Frédéric Guillaume Ier. Aussi nécessaire que puisse être peut-être une telle administration machinique pour la santé physique, le renforcement et l'habileté de l'Etat, il n'en est pas moins vrai que l'Etat, lorsqu'il est traité uniquement de cette façon, périt pour l'essentiel de cela. Le principe de l'ancien système (...) est de lier chacun à l'Etat par l'intérêt personnel. Les politiciens avisés avaient à l'esprit l'idéal d'un Etat dans lequel l'intérêt de l'Etat, égoïste comme l'intérêt des sujets, n'en serait pas moins lié à lui artificiellement d'une manière telle qu'ils se favoriseraient réciproquement l'un l'autre.
- un « marché » expressément proposé par S. Berlusconi, qui se prend volontiers pour l'Etat à lui tout seul, aux Italiens lorsqu'il accéda pour la première fois au pouvoir.
On a dépensé énormément de peine pour résoudre cette quadrature du cercle ; mais l'égoïsme brut semble être incommensurable, antisystématique. Il ne s'est laissé en aucune façon limiter, ce qu'exige pourtant nécessairement la nature de toute organisation politique.
- Castoriadis passe par là...
Entre-temps, du fait de l'acceptation formelle de l'égoïsme commun comme principe, un mal énorme a été causé et le germe de la révolution, de nos jours, ne réside nulle part ailleurs que là. Avec l'accroissement de la culture, les besoins ne pouvaient pas ne pas devenir plus divers
- ils deviennent surtout la base du système.
et la valeur des moyens qui permettent de les satisfaire s'élever d'autant plus que le mode de pensée moral était resté en arrière par rapport à tous ces raffinements de la jouissance et du confort. (...) »
Ce que nous dit ici Novalis est que l'égoïsme, dont on pouvait penser qu'il était la seule grandeur qui se prête à la mesure, au calcul, à la prévision et à la gestion rationnelle, est en réalité par essence sans mesure, sans limites et sans règles. Un système politique construit uniquement sur lui ne peut procurer à ses adhérents que les avantages éphémères du joueur qui profite momentanément de la faiblesse ou de l'ignorance des autres ; aucun bonheur durable ne peut résulter de la confrontation entre des joueurs qui, pour avoir été trompés, ont appris eux-mêmes à tromper ou entre des joueurs malhonnêtes et un Etat également malhonnête (...). Je ne crois pas qu'il y ait grand-chose à changer à ces phrases pour obtenir une description exacte de la situation actuelle et une formulation adéquate de ce qui constitue aujourd'hui le problème principal. Tout le monde se rend compte plus ou moins aujourd'hui, y compris, bien entendu, les entrepreneurs et leurs marchands,
- et notre bien-aimé et schizophrène président,
qu'on ne peut pas construire uniquement sur l'égoïsme, le calcul et la ruse et qu'il faudrait un correctif altruiste, qui ne peut pas être laissé, comme il l'est aujourd'hui pour l'essentiel, exclusivement à la bonne volonté, à la générosité et à la moralité individuelles. Mais personne n'est en mesure de dire pour l'instant quel est le type d'organisation sociale et politique qui pourrait lui permettre de se concrétiser et de s'exprimer un peu plus efficacement.
- citons de nouveau Chateaubriand : « C'est précisément le devoir qui est un fait, et l'intérêt une fiction. », et continuons :
C'est le problème que Musil a évoqué à la fin de sa vie, lorsqu'il s'est demandé si ce qu'il appelle le « désordre de la démocratie », considéré d'après l'exemple américain, était réellement capable d'engendrer un ordre et, qui plus est, un ordre humain. La réponse qu'il suggère est que l'égoïsme individuel qui a engendré les systèmes qui reposent sur la démocratie en politique et la loi du marché en économie, peut produire le mouvement et le progrès, mais non l'ordre lui-même, qui doit faire appel à des dispositions d'un autre type dans l'individu. Ce qu'engendrent l'égoïsme et les pulsions égoïstes en général n'est pas l'ordre, mais la combinaison du progrès et du chaos social. Il y a dans cette constatation quelque chose que l'on pourrait considérer comme tout à fait prémonitoire. Car la combinaison du progrès avec le chaos social semble être, de plus en plus, celle dans laquelle nous sommes condamnés à vivre aujourd'hui. « Si le progrès est fondé égoïstement, écrit Musil, le petit peu [!] d'ordre l'est par la puissance relativement non égoïste, désintéressée, inappétitive (avec organes appétitifs). » Mais la difficulté provient justement du fait que cette puissance non égoïste n'a jamais réussi à se doter d'organes qui aient une efficience comparable de près ou de loin celle des dispositifs qui ont assuré le succès si remarquable de sa rivale égoïste.
- c'est vrai et c'est faux : l'exemple des Trobriand montre qu'il est possible de faire jouer des composantes égoïstes dans le sens de la collectivité (et du cérémonial) : plus je donne, plus je suis grandi aux yeux des autres, et ainsi de suite. Mais nous ne sommes pas alors dans le monde des besoins ni des individus, et il se peut que la notion même d'égoïsme ne soit pas tout à fait pertinente, ceci dit sans idéaliser quiconque.
Ce pourquoi la notion de « correctif altruiste » est ambiguë : il se peut qu'à partir du moment où l'égoïsme individuel a été séparé d'autres composantes, il ne soit plus possible du tout de le « corriger ». C'est le schéma de la boîte de Pandore, de la digue abattue, ou, pourquoi pas, ce que l'on peut appeler le mécanisme de l'activation d'un gène : tel gène (du suicide, de la pédophilie, pour rester dans le contexte sarkozyste) est présent dans une grande majorité des individus et inactif, à la suite de certaines circonstances il est activé chez untel, il devient alors très difficile audit untel, voire impossible, d'échapper à son action. Adam Smith le moraliste a activé celui de l'égoïsme.
Cela expliquerait l'impuissance que Jacques Bouveresse analyse dans les paragraphes suivants.
Et comme il s'agit avant tout et pour tout le monde d'être efficace, c'est essentiellement sur celle-ci [la rivale égoïste] qu'on est réduit à compter à nouveau pour assurer non seulement le progrès et le mouvement, mais également le minimum d'ordre et de cohésion sociale dont il est impossible de se passer.
- c'est ça, le minimum... Notre civilisation ne peut-elle être, au mieux, qu'une civilisation du minimum ? Peut-elle faire autre chose que de viser un minimum de stabilité, en laissant aller le reste, sur lequel elle n'a aucun contrôle ? D'où que (s'il a des papiers et un compte en banque pas trop vide, s'il ne fume pas, etc.), l'individu moyen s'y retrouve toujours plus ou moins - mais avec quel ennui.
Tout le monde est prêt aujourd'hui à concéder, au moins implicitement, y compris probablement ses représentants les plus typiques et ses défenseurs les plus convaincus, que le capitalisme a construit sur une vision de l'homme qui est beaucoup trop unilatérale pour ne pas laisser subsister un déficit insupportable. Mais personne ne sait réellement comment il faudrait s'y prendre pour essayer de combler celui-ci.
Une chose qui devrait donner à réfléchir, dans la compétition électorale à laquelle nous assistons en ce moment, est l'obstination presque émouvante avec laquelle chacun des deux camps prétend incarner la modernité réelle et accuse l'autre d'archaïsme. On pourrait croire que, dans une époque que certains philosophes ont qualifiée de « postmoderne », l'homme ordinaire est suffisamment instruit par l'expérience pour être devenu passablement sceptique à l'égard des bienfaits supposés de la modernité. La modernisation devrait, bien entendu, être un moyen en vue d'autre chose, même si l'on ne sait plus très bien quoi, et non une fin en soi. Car rien n'autorise à l'identifier automatiquement à l'amélioration et au progrès, même si le mot « progrès » est utilisé généralement comme si la modernisation, le développement et la croissance signifiaient aussi nécessairement le progrès. Il est probable, malheureusement, que ce qu'on appelle aujourd'hui le « progrès » et qui, à l'époque des Lumières, avait encore un sens bien différent, n'en a plus aujourd'hui d'autre que celui-là. Mais, en même temps, on ne peut guère être surpris que nos sociétés continuent à concentrer l'essentiel de leurs efforts sur la seule chose qu'elles sachent réellement faire et dans laquelle elles excellent, à savoir, justement, avancer, même si personne ne sait plus très bien où. Il se pourrait, effectivement, que l'on ait cessé depuis longtemps de savoir où l'on va. Mais ce qui importe, de toute façon, est de se remuer et d'avancer. Pour ceux qui confondent le mouvement avec le progrès, la situation semble se résumer à ceci que, même si on ne sait plus très bien on l'on va, il est important, en tout cas, d'y aller le plus vite et le plus énergiquement possible. Comme le suggère une comparaison que nos hommes politiques utilisent volontiers pour stimuler l'ardeur d'un pays que l'on dit gagné par la morosité, il s'agit avant tout de faire la course en tête ou en tout cas dans les premiers et de ne pas se laisser lâcher par d'autres concurrents.
Le problème qui subsiste est que beaucoup de gens sentent plus ou moins confusément qu'arriver le premier dans une course qui ne mène peut-être nulle part n'est pas nécessairement un objectif capable de susciter un enthousiasme réel. Il pourrait sembler qu'il s'agit là essentiellement d'une réflexion d'intellectuel. Mais les quelques contacts qu'il m'arrive d'avoir, de temps à autre, avec des gens qui exercent des responsabilités importantes dans le domaine de l'économie et de la finance me donnent l'impression que cette question est loin de leur être aussi étrangère qu'on pourrait le croire à première vue. Certains d'entre eux se demandent réellement où nous allons et semblent même beaucoup plus pessimistes que je ne le suis moi-même sur la possibilité que les choses continuent encore longtemps de cette façon.
- il n'y a que la journaille pour croire au conte de fées libéral, ou pour faire semblant d'y croire... Ceux qui connaissent le système de l'intérieur sont les premiers à savoir qu'il fonctionne sur deux piliers pour le moins instables : « Chacun pour soi » et « Après moi le déluge », il s'agit surtout de gagner assez de fric assez vite, pour être à l'abri, croit-on, le jour où tout s'écroulera... Et il y a ici encore un cercle vicieux, puisqu'on encourage les gens à se comporter ainsi, par peur qu'ils découvrent la vérité et pour justifier sa propre activité, faire croire que l'on contribue au bien public...
Le pessimisme, en l'occurrence, n'a rien de moral ou de philosophique. Il peut y avoir des raisons plus techniques et plus sérieuses que celles des moralistes et des philosophes de considérer que nous marchons en permanence sur le fil d'équilibres précaires et que la rupture et la catastrophe peuvent très bien se produire un jour ou l'autre. Le système de l'économie planétaire et du marché mondial dans lequel nous sommes entrés désormais pour le meilleur et pour le pire est peut-être suffisamment instable pour posséder la flexibilité et l'adaptabilité qui sont aujourd'hui plus que jamais indispensables ; mais il l'est peut-être aussi beaucoup trop pour être véritablement rassurant. De toute façon, en attendant, le sentiment général est que nous n'avons pas d'autre choix que celui qui consiste à continuer, c'est-à-dire malheureusement, pour une part essentielle, à laisser aller les choses comme elles vont et à faire simplement comme si nous réussissions véritablement à les orienter et à les contrôler." (Essais, t. 2, Agone, 2001, pp. 170-75)
Et c'est ainsi que Sarkozy est grand (mais qu'il en a une toute petite).
(La belle et la bête, Carla et Nicolas, Eve et le serpent, la fée et le crapaud, la beauté découvrant l'égoïsme... On peut presque tout faire dire à certaines images.)
Libellés : Atlan, Baudelaire, Berlusconi, Boetticher, Bouveresse, Castoriadis, Chateaubriand, Huston, Jospin, journaille, Malinowski, Musil, Novalis, Sarkozy, Smith, Vialatte, Vian
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