De la poussière à la poussière.
Grâce au Québec libre, et notamment à un retraité belge, M. Swaelens, cet homme est un titan, qu'Allah le bénisse, il m'est aisé de vous faire partager cet étourdissant passage issu des Origines de la France contemporaine, dans lequel Taine décrit le lever du roi à la fin de l'Ancien Régime. Pour bien comprendre mon propos, il faut avoir à l'esprit que dans le chapitre précédent l'auteur a insisté sur la splendeur de la Cour et de ceux qui la composent : la description pointilleuse du cérémonial du lever du Roi, telle que vous avez la lire, ne prend sens que sur fond de beauté et de raffinement, beauté et raffinement qui sont le produit de l'histoire. D'ailleurs, citons la fin de ce chapitre :
"Voilà le spectacle qu’il faudrait voir, non par l’imagination et d’après des textes incomplets, mais avec les yeux et sur place, pour comprendre l’esprit, l’effet, le triomphe de la culture monarchique ; dans une maison montée, le salon est la pièce principale ; et il n’y en eut jamais de plus éblouissant que celui-ci. De la voûte sculptée et peuplée d’amours folâtres, descendent, par des guirlandes de fleurs et de feuillage, les lustres flamboyants dont les hautes glaces multiplient la splendeur ; la lumière rejaillit à flots sur les dorures, sur les diamants, sur les têtes spirituelles et gaies, sur les fins corsages, sur les énormes robes enguirlandées et chatoyantes. Les paniers des dames rangées en cercle ou étagées sur les banquettes « forment un riche espalier couvert de perles, d’or, d’argent, de pierreries, de paillons, de fleurs, de fruits avec leurs fleurs, groseilles, cerises, fraises artificielles » ; c’est un gigantesque bouquet vivant dont l’œil a peine à soutenir l’éclat. – Point d’habits noirs comme aujourd’hui pour faire disparate. Coiffés et poudrés, avec des boucles et des nœuds, en cravates et manchettes de dentelle, en habits et vestes de soie feuille morte, rose tendre, bleu céleste, agrémentés de broderies et galonnés d’or, les hommes sont aussi parés que les femmes. Hommes et femmes, on les a choisis un à un ; ce sont tous des gens du monde accomplis, ornés de toutes les grâces que peuvent donner la race, l’éducation, la fortune, le loisir et l’usage ; dans leur genre, ils sont parfaits. Il n’y a pas une toilette ici, pas un air de tête, pas un son de voix, pas une tournure de phrase qui ne soit le chef-d’œuvre de la culture mondaine, la quintessence distillée de tout ce que l’art social peut élaborer d’exquis. Si polie que soit la société de Paris, elle n’en approche pas ; comparée à la cour, elle semble provinciale. Il faut cent mille roses, dit-on, pour faire une once de cette essence unique qui sert aux rois de Perse ; tel est ce salon, mince flacon d’or et de cristal ; il contient la substance d’une végétation humaine. Pour le remplir, il a fallu d’abord qu’une grande aristocratie, transplantée en serre chaude et désormais stérile de fruits, ne portât plus que des fleurs, ensuite que, dans l’alambic royal, toute sa sève épurée se concentrât en quelques gouttes d’arôme. Le prix est excessif, mais c’est à ce prix qu’on fabrique les très délicats parfums."
- pas mal, non ? Voici la suite, où me semble-t-il on saisit très bien la beauté d'une cérémonie, en même temps, dans le cas présent, non seulement le fait qu'elle tourne à vide - ce qui peut-être est vrai de toute cérémonie -, mais qu'elle est aussi faite pour cela - ce qui explique beaucoup de la Révolution. Taine enchaîne donc :
"Une opération semblable engage celui qui la fait comme ceux qui la subissent. Ce n’est point impunément qu’on transforme une noblesse d’utilité en une noblesse d’ornement, on tombe soi-même dans la parade qu’on a substituée à l’action. Le roi a une cour, il faut qu’il la tienne. Tant pis si elle absorbe son temps, son esprit, son âme, tout le meilleur de sa force active et de la force de l’État. Ce n’est pas une petite besogne que d’être maître de maison, surtout quand, à l’ordinaire, on reçoit cinq cents personnes ; on est obligé de passer sa vie en public et en spectacle. À parler exactement, c’est le métier d’un acteur qui toute la journée serait en scène. Pour soutenir ce fardeau et travailler d’ailleurs, il a fallu le tempérament de Louis XIV, la vigueur de son corps, la résistance extraordinaire de ses nerfs, la puissance de son estomac, la régularité de ses habitudes ; après lui, sous la même charge, ses successeurs se lassent ou défaillent. Mais ils ne peuvent s’y soustraire ; la représentation incessante et journalière est inséparable de leur place et s’impose à eux comme un habit de cérémonie lourd et doré. Le roi est tenu d’occuper toute une aristocratie, par conséquent de se montrer et de payer de sa personne à toute heure, même aux heures les plus intimes, même en sortant du lit, même au lit.
Le matin, à l’heure qu’il a marquée d’avance, le premier valet de chambre l’éveille : cinq séries de personnes entrent tour à tour pour lui rendre leurs devoirs, et « quoique très vastes, il y a des jours où les salons d’attente peuvent à peine contenir la foule des courtisans ». – D’abord on introduit « l’entrée familière », enfants de France, princes et princesses du sang, outre cela le premier médecin, le premier chirurgien et autres personnages utiles . – Puis on fait passer la « grande entrée » ; elle comprend le grand chambellan, le grand maître et le maître de la garde-robe, les premiers gentilshommes de la chambre, les ducs d’Orléans et de Penthièvre, quelques autres seigneurs très favorisés, les dames d’honneur et d’atour de la reine, de Mesdames et des autres princesses, sans compter les barbiers, tailleurs et valets de plusieurs sortes. Cependant on verse au roi de l’esprit-de-vin sur les mains dans une assiette de vermeil, puis on lui présente le bénitier ; il fait le signe de croix et dit une prière. Alors, devant tout ce monde, il sort de son lit, chausse ses mules. Le grand chambellan et le premier gentilhomme lui présentent sa robe de chambre ; il l’endosse et vient s’asseoir sur le fauteuil où il doit s’habiller. – À cet instant, la porte se rouvre ; un troisième flot pénètre, c’est « l’entrée des brevets » ; les seigneurs qui la composent ont en outre le privilège précieux d’assister au petit coucher, et du même coup arrive une escouade de gens de service, médecins et chirurgiens ordinaires, intendants des menus-plaisirs, lecteurs et autres, parmi ceux-ci le porte-chaise d’affaires : la publicité de la vie royale est telle, que nulle de ses fonctions ne s’accomplit sans témoins. – Au moment où les officiers de la garde-robe s’approchent du roi pour l’habiller, le premier gentilhomme, averti par l’huissier, vient dire au roi les noms des grands qui attendent à la porte : c’est la quatrième entrée, dite « de la chambre », plus grosse que les précédentes ; car, sans parler des porte-manteaux, porte-arquebuse, tapissiers et autres valets, elle comprend la plupart des grands officiers, le grand aumônier, les aumôniers de quartier, le maître de chapelle, le maître de l’oratoire, le capitaine et le major des gardes du corps, le colonel général et le major des gardes françaises, le colonel du régiment du roi, le capitaine des Cent-Suisses, le grand veneur, le grand louvetier, le grand prévôt, le grand maître et le maître des cérémonies, le premier maître d’hôtel, le grand panetier, les ambassadeurs étrangers, les ministres et secrétaires d’État, les maréchaux de France, la plupart des seigneurs de marque et des prélats. Des huissiers font ranger la foule et au besoin faire silence. Cependant le roi se lave les mains et commence à se dévêtir. Deux pages lui ôtent ses pantoufles ; le grand maître de la garde-robe lui tire sa camisole de nuit par la manche droite, le premier valet de garde-robe par la manche gauche, et tous deux le remettent à un officier de garde-robe, pendant qu’un valet de garde-robe apporte la chemise dans un surtout de taffetas blanc. – C’est ici l’instant solennel, le point culminant de la cérémonie ; la cinquième entrée a été introduite, et, dans quelques minutes, quand le roi aura pris la chemise, tout le demeurant des gens connus et des officiers de la maison qui attendent dans la galerie apportera le dernier flot. Il y a tout un règlement pour cette chemise. L’honneur de la présenter est réservé aux fils et aux petits-fils de France, à leur défaut aux princes du sang ou légitimés, au défaut de ceux-ci au grand chambellan ou au premier gentilhomme ; notez que ce dernier cas est rare, les princes étant obligés d’assister au lever du roi, comme les princesses à celui de la reine. Enfin voilà la chemise présentée ; un valet de garde-robe emporte l’ancienne ; le premier valet de garde-robe et le premier valet de chambre tiennent la nouvelle, l’un par la manche gauche, l’autre par la manche droite, et, pendant l’opération, deux autres valets de chambre tendent devant lui sa robe de chambre déployée, en guise de paravent. La chemise est endossée, et la toilette finale va commencer. Un valet de chambre tient devant le roi un miroir, et deux autres, sur les deux côtés, éclairent, si besoin est, avec des flambeaux. Des valets de garde-robe apportent le reste de l’habillement ; le grand maître de garde-robe passe au roi la veste et le justaucorps, lui attache le cordon bleu, lui agrafe l’épée ; puis un valet préposé aux cravates en apporte plusieurs dans une corbeille, et le maître de garde-robe met au roi celle que le roi choisit. Ensuite un valet préposé aux mouchoirs en apporte trois dans une soucoupe, et le grand maître de garde-robe offre la soucoupe au roi, qui choisit. Enfin le maître de garde-robe présente au roi son chapeau, ses gants et sa canne. Le roi vient alors à la ruelle de son lit, s’agenouille sur un carreau et fait sa prière, pendant qu’un aumônier à voix basse prononce l’oraison Quæsumus, Deus omnipotens. Cela fait, le roi prescrit l’ordre de la journée, et passe avec les premiers de sa cour dans son cabinet, où parfois il donne des audiences. Cependant tout le reste attend dans la galerie, afin de l’accompagner à la messe quand il sortira.
Tel est le lever, une pièce en cinq actes. – Sans doute on ne peut mieux imaginer pour occuper à vide une aristocratie : une centaine de seigneurs considérables ont employé deux heures à venir, à attendre, à entrer, à défiler, à se ranger, à se tenir sur leurs pieds, à conserver sur leurs visage l’air aisé et respectueux qui convient à des figurants de haut étage, et tout à l’heure les plus qualifiés vont recommencer chez la reine. Mais par contre-coup le roi a subi la gêne et le désœuvrement qu’il imposait. Lui aussi, il a joué un rôle ; tous ses pas et tous ses gestes ont été réglés d’avance ; il a dû compasser sa physionomie et sa voix, ne jamais quitter l’air digne et affable, distribuer avec réserve ses regards et ses signes de tête, ne rien dire ou ne parler que de chasse, éteindre sa propre pensée s’il en a une. On ne peut pas rêver, méditer, être distrait quand on est en scène ; il faut être à son rôle. D’ailleurs, dans un salon, on n’a que des conversations de salon, et l’attention du maître, au lieu de se ramasser en un courant utile, s’éparpille en eau bénite de cour. Or toutes les heures de sa journée sont semblables, sauf trois ou quatre dans la matinée pendant lesquelles il est au conseil ou à son bureau : encore faut-il observer que, les lendemains de chasse, quand il revient de Rambouillet à trois heures du matin, il doit dormir pendant ce peu d’heures libres. Pourtant l’ambassadeur Mercy , homme fort appliqué, semble trouver que cela est suffisant ; du moins il juge que Louis XVI « a beaucoup d’ordre, qu’il ne perd pas de temps aux choses inutiles » ; en effet son prédécesseur travaillait beaucoup moins, à peine une heure par jour. – Ainsi les trois quarts de son temps sont livrés à la parade. – Le même cortège est autour de lui, au botté, au débotté, quand il s’habille de nouveau pour monter à cheval, quand il rentre pour prendre l’habit de soirée, quand il revient dans sa chambre pour se mettre au lit. « Tous les soirs pendant six ans, dit un page , moi ou mes camarades nous avons vu Louis XVI se coucher en public », avec le cérémonial décrit tout à l’heure. « Je ne l’ai pas vu suspendre dix fois, et alors c’était toujours par accident ou pour cause d’indisposition. » L’assistance est plus nombreuse encore quand il dîne et soupe ; car, outre les hommes, il y a les femmes, les duchesses sur des pliants, les autres debout autour de la table. Je n’ai pas besoin de dire que le soir, à son jeu, à son bal, à son concert, la foule afflue et s’entasse. Lorsqu’il chasse, outre les dames à cheval et en calèche, outre les officiers de vénerie, le officiers des gardes, l’écuyer, le porte-manteau, le porte-arquebuse, le chirurgien, le renoueur, le coureur de vin, et je ne sais combien d’autres, il a pour invités à demeure tous les gentilshommes présentés. Et ne croyez pas que cette suite soit mince : le jour où M. de Chateaubriand est présenté, il y en a quatre nouveaux, et « très exactement » tous les jeunes gens de grande famille viennent deux ou trois fois par semaine se joindre au cortège du roi. — Non seulement les huit ou dix scènes qui composent chacune de ses journées, mais encore les courts intervalles qui séparent une scène de l’autre, sont assiégés et accaparés. On l’attend, on l’accompagne et on lui parle au passage, entre son cabinet et la chapelle, entre la chapelle et son cabinet, entre sa chambre et son carrosse, entre son carrosse et sa chambre, entre son cabinet et son couvert. — Bien mieux, les coulisses de sa vie appartiennent au public. S’il est indisposé et qu’on lui apporte un bouillon, s’il est malade et qu’on lui présente une médecine, « un garçon de chambre appelle tout de suite la grande entrée ». Véritablement le roi ressemble à un chêne étouffé par les innombrables lierres qui, depuis la base jusqu’à la cime, se sont collés autour de son tronc. — Sous un pareil régime, l’air manque ; il faut trouver une échappée : Louis XV avait ses petits soupers et la chasse ; Louis XVI a la chasse et la serrurerie. Et je n’ai pas décrit le détail infini de l’étiquette, le cérémonial prodigieux des grands repas, les quinze, vingt et trente personnes occupées autour du verre et de l’assiette du roi, les paroles sacramentelles du service, la marche du cortège, l’arrivée de « la nef », « l’essai des plats » ; on dirait d’une cour byzantine ou chinoise [1]. Le dimanche tout le public, même ordinaire, est introduit, et cela s’appelle le « grand couvert », aussi solennel et aussi compliqué qu’une grand’messe. Aussi bien, pour un descendant de Louis XIV, manger, boire, se lever, se coucher, c’est officier. Frédéric II, s’étant fait expliquer cette étiquette, disait que, s’il était roi de France, son premier édit serait pour faire un autre roi qui tiendrait la cour à sa place ; en effet, à ces désœuvrés qui saluent, il faut un désœuvré qu’il saluent. Il n’y aurait qu’un moyen de dégager le monarque : ce serait de refondre la noblesse française et de la transformer, d’après le modèle prussien, en un régiment laborieux de fonctionnaires utiles. Mais, tant que la cour reste ce qu’elle est, je veux dire une escorte d’apparat et une parure de salon, le roi est tenu d’être comme elle un décor éclatant qui sert peu ou qui ne sert pas." (pp. 81-86 de l'édition « Bouquins »)
Rien ne manque à ce tableau, de la sacralisation de la merde royale (sur fond d'humiliation de la vieille noblesse, voilà du concentré de théologico-politique) à l'apparition du Protestant efficace et bien intentionné, Frédéric II, dont on sent bien qu'à l'inverse d'un Louis XVI si respectueux des usages, il est dans le « sens de l'histoire », histoire qui va bientôt emporter tout ce monde-là, la tête du roi comprise. La « dégradation morale de la Noblesse » dont parle Maistre comme « cause principale » de la Révolution trouve ici une illustration pour le moins éclairante - d'autant plus que Taine n'est pas réputé par ailleurs pour être tendre avec le peuple révolutionnaire.
Je vous mettrai en ligne à l'occasion quelques éléments de comparaison (qui n'est pas raison...) entre la situation pré-révolutionnaire des années 1770-1780 et la France actuelle. On peut pour l'heure insister sur cette idée d'un régime qui fonctionne pour celui qui l'a mis au point (Louis XIV, de Gaulle) et pas pour ses successeurs (avec une exception, singulièrement ambiguë, pour Mitterrand), et esquisser un parallèle entre celui qui n'en foutait pas une (enfin, si, il en foutait justement plusieurs, disons qui ne travaillait pas beaucoup), Louis XV ou J. Chirac, et celui qui bosse un peu plus, Louis XVI et N. Sarkozy - tous deux d'ailleurs, mais n'en rajoutons pas non plus dans les parallèles, flanqués d'une belle étrangère.
Enfin, pour ceux qui ne l'ont pas vue chez le maître, cette vidéo confirme une fois de plus, dans notre contexte, à quel point le cérémonial n'est pas mort, à quel point notre monde n'est pas désenchanté - mais aussi à quel point le cérémonial s'est dégradé, à quel point notre monde est mal enchanté. De même que la description de Taine doit être lue dans son détail et sa continuité pour prendre toute sa saveur, ce petit film ne livre toute sa signification que sur la durée :
Et c'est ainsi que Sarkozy cherche à être grand (mais qu'il pourrait bien être rapetissé, raccourci, étêté un de ces jours... Jivarisé !).
[1]
"Le grand couvert a lieu tous les dimanches. La nef est une pièce d'orfèvrerie placée au centre de la table et contenant, entre des coussins de senteur, les serviettes à usage du roi. - L'essai est l'épreuve que les gentilshommes servants et les officiers de bouche font de chaque plat avant que le roi en mange. De même pour la boisson. - Il faut quatre personnes pour servir au roi un verre d'eau et de vin." [Note de Taine.]
Libellés : Frédéric II, Maistre, Révolution française, Sarkozy, Swaelens, Taine, Vialatte
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