"La réalité objective n'est pas de nature matérielle."
A M. Limbes, c'est bien le moins.
Finalement, pas trop de polémique pour l'instant - si ce n'est contre des morts, il est vrai illustres, Galilée et Descartes -, mais de la philo, de la belle et bandante philo :
"1. - Nous ne pouvons pas ne pas penser le monde, puisque l'homme est précisément l'être pour qui le monde existe, c'est-à-dire pour qui l'ensemble des existants constitue un ordre objectif, indépendant, existant en lui-même. 2. - Penser le monde, c'est aussi penser un tout unifié : unité, totalité, existence, tels sont les caractères de l'idée de monde. 3. - Le surgissement de la pensée du monde s'effectue dans la découverte du langage : naître à la conscience du signe, c'est naître en même temps à la conscience des univers objectif et subjectif ; 4. - il en résulte que la pensée du monde est d'abord celle d'un monde « à dire », en d'autres termes d'un être dont il faut révéler le sens. 5. - En conséquence, une conception du monde qui exclut la pensée de son unité, la pensée de sa totalité, la pensée de son sens, et qui ne garde que celle de son existence, réduisant alors le cosmos à son pur être-là physique, n'est même pas une pensée du monde ou ne l'est qu'en réintroduisant subrepticement et inconsciemment les conditions qu'elle avait délibérément écartées. Or, on ne peut évidemment penser l'unité d'un monde dont l'isotropie est incompatible avec une structure d'ordre quelconque. On ne peut penser la totalité d'un monde dont la réalité physique est constituée par l'indéfinité spatiale, alors que la notion de totalité implique celle de finitude. Enfin on ne peut penser le sens d'un monde qui, par définition épistémique, en est dépourvu.
Il faut donc renoncer définitivement à imaginer le monde physique comme un amas de corps indéfiniment répartis dans un espace indéfiniment étendu. Le monde n'est pas dans l'espace, c'est l'espace qui est dans le monde. La pensée cosmologique qui pose « devant elle » la réalité physique de l'étendue indéfinie est immédiatement prisonnière de sa propre représentation : elle ne peut plus « sortir » de cette universelle extension qui l'environne de toutes parts et « où qu'elle aille ». C'est pourtant cette représentation qui envahit les esprits en ce début du XVIIe siècle, comme une véritable suggestion collective [dont les causes me semblent peu expliquées par l'auteur, et certes ce n'est pas le coeur de son sujet, note de AMG]. Le subconscient culturel est doté d'une nouvelle « image mentale », qui fonctionne d'une manière automatique et irréfléchie, au titre d'une évidence spontanée et qui accompagne toute pensée du monde. Par cette image, qui se trouve au fond de toute activité spéculative, la pensée devient un tableau, une représentation. Or, l'illusion propre de la pensée de l'espace, c'est de se supposer elle-même, ou, ce qui revient au même, de nous entraîner à penser qu'elle se suppose elle-même, c'est-à-dire que l'espace supposer un espace pour exister, que le « dans » et le « où », sont dans et où. Qui s'arrêtera à la pensée de l'espace se convaincra qu'en effet elle affirme toujours implicitement que l'espace est toujours dans l'espace : à peine avons-nous posé, en pensée, un contenant, que nous posons un contenant du contenant, et ainsi de suite, indéfiniment. Or, c'est une erreur. L'espace n'est pas dans l'espace. L'espace n'est nulle part. Et même si nous avons quelques difficultés à l'imaginer, nous ne devrions avoir aucune peine à le concevoir. Dès lors, si nous tenons fermement cette conclusion, nous constatons que les figurations traditionnelles du cosmos sont, en réalité, les seules possibles."
(J. Borella, La crise du symbolisme religieux, 2e édition revue, 2008 [1ère édition 1990], L'Harmattan, pp. 100-101. J'ai fait de rares coupures, tout à fait négligeables.)
S'aventurer dans la démonstration de ce dernier point nous entraînerait trop loin, mais ne pas retranscrire cette idée aurait donné une fausse image de ce texte par ailleurs limpide. Quoi qu'il en soit, après lecture d'une centaine de pages, je ne peux qu'ardemment conseiller la lecture de ce livre étrangement peu connu, qui entre autres mérites :
- propose une véritable analyse de la modernité, y compris de ce qui en elle peut séduire (cf. les belles pages sur l'invention de la perspective à la Renaissance, à lire sous peu) ;
- marque bien ce qui rapproche le christianisme d'autres religions traditionnelles. En soi, ce n'est pas bien ou mal, mais d'ordinaire, soit l'on met à part le christianisme, pour le louer (point de vue par exemple de Girard, Chaunu, Ellul...) ou pour le blâmer (Nietzsche, notamment, avec toutes les complications de sa pensée), soit on le met dans le même sac (poubelle) que les autres religions, au nom de l'athéisme, de la laïcité, etc. Il est donc aussi rare qu'intéressant de rencontrer une approche qui, sans du tout tomber dans un syncrétisme béat, évite ces partages à tout le moins peu inventifs, et parfois, sous certaines plumes, carrément crétins.
Finalement, pas trop de polémique pour l'instant - si ce n'est contre des morts, il est vrai illustres, Galilée et Descartes -, mais de la philo, de la belle et bandante philo :
"1. - Nous ne pouvons pas ne pas penser le monde, puisque l'homme est précisément l'être pour qui le monde existe, c'est-à-dire pour qui l'ensemble des existants constitue un ordre objectif, indépendant, existant en lui-même. 2. - Penser le monde, c'est aussi penser un tout unifié : unité, totalité, existence, tels sont les caractères de l'idée de monde. 3. - Le surgissement de la pensée du monde s'effectue dans la découverte du langage : naître à la conscience du signe, c'est naître en même temps à la conscience des univers objectif et subjectif ; 4. - il en résulte que la pensée du monde est d'abord celle d'un monde « à dire », en d'autres termes d'un être dont il faut révéler le sens. 5. - En conséquence, une conception du monde qui exclut la pensée de son unité, la pensée de sa totalité, la pensée de son sens, et qui ne garde que celle de son existence, réduisant alors le cosmos à son pur être-là physique, n'est même pas une pensée du monde ou ne l'est qu'en réintroduisant subrepticement et inconsciemment les conditions qu'elle avait délibérément écartées. Or, on ne peut évidemment penser l'unité d'un monde dont l'isotropie est incompatible avec une structure d'ordre quelconque. On ne peut penser la totalité d'un monde dont la réalité physique est constituée par l'indéfinité spatiale, alors que la notion de totalité implique celle de finitude. Enfin on ne peut penser le sens d'un monde qui, par définition épistémique, en est dépourvu.
Il faut donc renoncer définitivement à imaginer le monde physique comme un amas de corps indéfiniment répartis dans un espace indéfiniment étendu. Le monde n'est pas dans l'espace, c'est l'espace qui est dans le monde. La pensée cosmologique qui pose « devant elle » la réalité physique de l'étendue indéfinie est immédiatement prisonnière de sa propre représentation : elle ne peut plus « sortir » de cette universelle extension qui l'environne de toutes parts et « où qu'elle aille ». C'est pourtant cette représentation qui envahit les esprits en ce début du XVIIe siècle, comme une véritable suggestion collective [dont les causes me semblent peu expliquées par l'auteur, et certes ce n'est pas le coeur de son sujet, note de AMG]. Le subconscient culturel est doté d'une nouvelle « image mentale », qui fonctionne d'une manière automatique et irréfléchie, au titre d'une évidence spontanée et qui accompagne toute pensée du monde. Par cette image, qui se trouve au fond de toute activité spéculative, la pensée devient un tableau, une représentation. Or, l'illusion propre de la pensée de l'espace, c'est de se supposer elle-même, ou, ce qui revient au même, de nous entraîner à penser qu'elle se suppose elle-même, c'est-à-dire que l'espace supposer un espace pour exister, que le « dans » et le « où », sont dans et où. Qui s'arrêtera à la pensée de l'espace se convaincra qu'en effet elle affirme toujours implicitement que l'espace est toujours dans l'espace : à peine avons-nous posé, en pensée, un contenant, que nous posons un contenant du contenant, et ainsi de suite, indéfiniment. Or, c'est une erreur. L'espace n'est pas dans l'espace. L'espace n'est nulle part. Et même si nous avons quelques difficultés à l'imaginer, nous ne devrions avoir aucune peine à le concevoir. Dès lors, si nous tenons fermement cette conclusion, nous constatons que les figurations traditionnelles du cosmos sont, en réalité, les seules possibles."
(J. Borella, La crise du symbolisme religieux, 2e édition revue, 2008 [1ère édition 1990], L'Harmattan, pp. 100-101. J'ai fait de rares coupures, tout à fait négligeables.)
S'aventurer dans la démonstration de ce dernier point nous entraînerait trop loin, mais ne pas retranscrire cette idée aurait donné une fausse image de ce texte par ailleurs limpide. Quoi qu'il en soit, après lecture d'une centaine de pages, je ne peux qu'ardemment conseiller la lecture de ce livre étrangement peu connu, qui entre autres mérites :
- propose une véritable analyse de la modernité, y compris de ce qui en elle peut séduire (cf. les belles pages sur l'invention de la perspective à la Renaissance, à lire sous peu) ;
- marque bien ce qui rapproche le christianisme d'autres religions traditionnelles. En soi, ce n'est pas bien ou mal, mais d'ordinaire, soit l'on met à part le christianisme, pour le louer (point de vue par exemple de Girard, Chaunu, Ellul...) ou pour le blâmer (Nietzsche, notamment, avec toutes les complications de sa pensée), soit on le met dans le même sac (poubelle) que les autres religions, au nom de l'athéisme, de la laïcité, etc. Il est donc aussi rare qu'intéressant de rencontrer une approche qui, sans du tout tomber dans un syncrétisme béat, évite ces partages à tout le moins peu inventifs, et parfois, sous certaines plumes, carrément crétins.
Libellés : Borella, Chaunu, Descartes, Ellul, Galilée, Girard, Limbes, Nietzsche
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