Sagesse populaire.
Je découvre ceci dans la biographie Charles Maurras. La destinée et l'oeuvre par Pierre Boutang (Plon, 1984, p. 79) - il s'agit d'une citation de Maurras lui-même, présentant la réédition de 1912 de Anthinéa (première édition 1901) :
"L'inscription de ces dates (...) ne saurait avoir pour objet de revendiquer dans l'ordre de l'intelligence un droit de propriété qui n'existe pas. Les biens spirituels sont indivisibles et communs à l'esprit humain. Seraient-ils divisibles, il ne faut pas en faire plus de cas que des autres : Notre Père, disaient autrefois nos pêcheurs de Provence, donnez-nous du poisson assez pour en manger, en donner, en vendre et nous en laisser dérober."
Ailleurs (p. 71), Maurras, racontant comment il a réussi, après être devenu sourd aux environs de sa quinzième année et avoir connu une tragique période d'isolement, à rétablir de vrais contacts avec les autres, évoque "la conscience et la liberté du va-et-vient de ces réciprocités qui sont le tout de notre vie".
Est-ce cette période pendant laquelle il a très durement éprouvé ce que cela peut signifier d'être seul, qui lui a fait prendre conscience de l'inanité de l'individualisme, de l'impossibilité d'un Je sans autres ? A lire Boutang, il n'y a pas de réponse univoque à cette question, mais les liens entre une expérience personnelle forte et une théorie politique holiste nous donnent, dans ces quelques lignes, un dense ramassé éthique et philosophique :
- l'éthique de l'auteur, dans laquelle il me semble qu'un blogueur ne peut que se reconnaître : ce que j'écris est à tout le monde ;
- une philosophie de l'esprit, peut-être : on saisit les pensées dans le monde - ce que j'appelle l'axe Frege/Voyer. Y inclure Maurras lui-même est sinon excessif du moins prématuré, mais la façon dont il formule ici les choses n'a rien d'incompatible avec une telle théorie ;
- une réjouissante mise en relation d'une pratique intellectuelle - l'auteur face à son oeuvre - et de la sagesse populaire ;
- une sagesse populaire d'ailleurs aussi maussienne que l'éloge par Maurras des réciprocités - dans les deux cas on repense à cette merveilleuse phrase de Bernanos, que j'avais déjà placée sous des auspices maussiens : "Entre nous, il n'est qu'échange, Dieu seul donne, lui seul." ;
- une sagesse populaire une nouvelle fois fort inspirée, autant par cette conscience de la répartition des taches : Dieu donne, nous échangeons, que par cette lucidité sur la loi : il faut la loi, il faut les limites à la loi, il faut le dépassement, ou plutôt peut-être le contournement de la loi. On retrouve la sentence de Bataille, souvent citée ici : "Il faut le système, et il faut l'excès."
Vive nous !
Libellés : Bataille, Bernanos, Boutang, Frege, Maurras, Mauss, Vigo, Voyer
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