lundi 2 novembre 2009

Le prix Renaudot de F. Beigbeder.

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J'ai suffisamment pris mes distances avec certains aspects de la logique de Lucien Rebatet pour avoir aujourd'hui le droit de lui jeter des fleurs. Sans aborder encore le si émouvant massif des Deux étendards, que l'on ne saurait présenter par un échantillon de citations, même bien choisies, voici donc, tirées des Décombres, quelques saillies sur la vie sociale et politique française à la fin de l'entre-deux-guerres, dont je vous laisse goûter l'actualité par rapport à notre France sarkozyste, festive, déprimée, braillarde, inefficace, ne se posant que les questions qu'elle sait ne pas pouvoir résoudre... Pas de photos dans le corps du texte aujourd'hui - je pourrais mettre les mêmes que la dernière fois.

"Tout cela ressemblait à une vaste placidité. Paris tout entier exhalait l'épatement des viandes et des digestions, des loisirs fades et niais, le ruminement doux et bête de ce gros animal au repos que forment quatre millions endimanchés de bipèdes présumés pensants." (II, 8)

"Comme tous les ministres de la démocratie française, il [Daladier] vivait en vase clos, beaucoup plus isolé du peuple que n'importe quel monarque absolu de jadis, parmi des politiciens enfermés dans les abstractions et les calculs de leur bizarre métier, tous en sécurité derrière leurs privilèges, et pour qui un déplacement de voix représentait un dommage bien plus grand qu'une guerre." (I, 5)

Le Front populaire :

"On assistait toujours à la vieille pitrerie des partis gesticulant des rôles. (...) Les finances étaient pillées, l'économie saccagée, la plus grossière démagogie substituée à toutes les règles du gouvernement des hommes. La politique extérieure, où la gabegie avait des conséquences encore plus sinistres mais moins immédiates, était le fort de ces messieurs, le terrain où ils ne faiblissaient jamais, où ils pouvaient se livrer à toutes leurs lubies et tout leur sectarisme, où leur vénalité devenait la plus profitable, où ils cueillaient à foison les arguments jetés aux prolétaires impatients et qui commençaient à soupçonner la comédie. (...) La France exécutait devant l'Europe entière une grossière pantomime, présentant un derrière fuyard et foireux quand elle devait montrer les dents, clamant qu'elle ne permettrait ni ceci ni cela, et dégringolant dans une trappe à guignol quand ceci ou cela s'était produit. Elle se gargarisait avec des décoctions d'entités genevoises [la SDN], elle pelotait amoureusement des foetus de peuples lointains, et refusait aigrement, sous des prétextes insanes, l'alliance qu'une grande nation lui offrait à sa porte." (I, 2) - Lucien pensait à l'Allemagne de Hitler : cet exemple, ou contre-exemple, nous porte à la prudence, sans nous empêcher de penser qu'avec la Russie, tout de même, il y a de quoi parler...

"J'avais de plus en plus conscience d'une fatalité de la guerre : non la fatalité grotesque du droit et de la morale, qui n'a servi que de prétexte à l'usage des ingénus et des algébristes, mais la fatalité de la maladie. La démocratie, au point où elle en était parvenue de judaïsation, d'asservissement aux ploutocraties, aux desseins de leur impérialisme financier, portait en elle la guerre comme un cancéreux porte la mort." (II, 8)

- jusqu'à un certain point, on dirait du Jaurès ("Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage"). Peut-être faut-il aussi se demander si le monde de la démocratie, c'est-à-dire le monde où est né la démocratie, n'est pas plus guerrier que celui auquel il a succédé. A suivre ! - Il est par ailleurs possible de remplacer dans cette citation « guerre » par « crise ».

En attendant... ce qui nous attend, guerre ou crise, il est à craindre que le Français ne l'aborde comme il a vécu la « drôle de guerre » :

"Eh bien ! Je ne vois plus qu'une resquille goguenarde ou une vaste et invincible passivité.

A l'appel des affiches blanches [la mobilisation], les hommes sont venus, vieux, chevaux de guerre bien domestiqués, sachant l'événement obscur, convaincus aussi par expérience qu'il en est toujours ainsi, que l'humble Français de ce siècle est ballotté au gré d'inaccessibles personnages, et de leurs querelles, qu'il serait bien vain d'approfondir. Les insolentes inégalités qu'ils ont en spectacle ne leur inspirent même pas un mouvement de rébellion. Ce ressort-là aussi, chez eux, est détendu. L'autre nuit, avec deux caporaux et huit hommes, nous montions la garde de la prison, corvée fastidieuse entre toutes. Sur le coup de huit heures, le chef de poste arriva, un sergent tout pareil aux autres, et que cependant, rien qu'à la tête, nous saluâmes du même mot : « Merde, un garde mobile ! » C'en était un en effet, de vingt-six ans, frais et prospère, et qui se révéla aussitôt plus tracassier et d'une morgue plus stupide que douze adjudants réunis. J'en étais exaspéré au point que vers minuit, quand il venait pour la dixième fois dans la cour vérifier ma jugulaire et mon fourreau de baïonnette, je luis lâchai en face, sous la lune, mon paquet : « N'as-tu pas honte d'embêter ainsi de pauvres diables, qui ont trente-cinq ans et quinze sous par jour, quand tu touches dix-huit cent balles, nourri, logé, blanchi et couchant avec ta femme, pour ne pas aller te battre, toi, un soldat de métier ? »

J'étais le seul encore capable de ce sursaut, qui a laissé du reste le mobile pantois. Mais quatre jours plus tard, comme n'avions pas de sous-off avec nous, les camarades ont délibérément lâché la garde, passé la nuit au bordel, et pour être plus sûrs de leurs prisonniers, ils les ont emmenés avec eux chez les garces, y compris un espèce de sinistre fou muet, déserteur en prévention de conseil de guerre, qui la veille s'était rué sur une sentinelle couteau au poing." (III, 15)

- encore un peu d'esprit de désobéissance, même irresponsable, pour aller prendre du plaisir (sur le dos des putes, mais les pauvres n'ont guère d'autre solution ou distraction), mais plus assez pour affronter le supérieur petit merdeux... C'est l'internet porno au bureau, la main libre prête à appuyer sur la touche escape !


Pour finir, et bien sûr, sans quoi Lucien ne serait pas Lucien, cet éloge du cosmopolitisme, hélas incomplet, car ne s'adressant qu'aux oeuvres d'art, et non pas, comme chez Baudelaire, à l'infinie variété de la vie : "Ma grande affaire [en 1939, dégoûté momentanément de la politique] avait été aussi d'aller (...) rendre une enthousiaste visite aux tableaux du Prado, de suivre encore une fois un des ces pèlerinages cosmopolites aux grandes oeuvres humaines, qui restent dans notre siècle un des signes les moins discutables de la civilisation." (II, 8)


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- Eh oui, c'était avant la « consécration littéraire » de Beigbeder...

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