Aide-mémoire.
Je me permets ci-après de remettre en ligne un texte de novembre 2008, où se trouvent quelques idées de base sur l'État, idée qui j'espère nous seront utiles sous peu. Je supprime les photographies et sarcasmes anti-Sarkozy de la première version (l'original se trouve ici).
J'avais commencé à réfléchir à ce petit texte, je constate que le thème de l'État est dans l'air.
Notamment chez M. Defensa :
"L’“État” est une chose bien souvent imparfaite, pleine de défauts, d’injustices, de lourdeurs, etc., mais tout cela reste acceptable si c’est au nom de cette force fondamentalement structurante qu’il représente, qui est l’expression de la légitimité et l’application de la souveraineté qui en découle ; et tout cela au nom d’une identité que l’État représente, dont les composants lui sont fournis par ses mandants. En retour, l’État, avec la légitimité et la souveraineté qu’il exprime grâce à la puissance identitaire qui lui a été fournie, donne à cette identité une force structurante dont profitent tous les citoyens.
Les travers de l’État sont des accidents dès lors que l’État représente ces principes structurants et les défend par le fait même. Le système qu’on a cherché à imposer de façon pressante depuis un quart de siècle tend, au contraire, à considérer l’État au mieux comme un outil subalterne s’il est privé de ses caractères constituants, au pire comme l’ennemi à abattre ; ce système recèle ainsi une substance et des principes fondamentalement déstructurants, subversifs, dépourvus de toute légitimité, géniteurs naturels des tendances prédatrices que nous subissons sans discontinuer."
Ainsi que chez P. Jorion, actuellement en discussion avec L. Abadie sur l'estimation du rôle actuel de l'État dans l'économie.
Sans bien sûr croire pouvoir résoudre la question, quelques remarques inspirées aujourd'hui par Tristes tropiques.
C. Lévi-Strauss, à la fin de son étude des indiens du Brésil Nambikwara, s'y livre à quelques généralisations. Peut-être faut-il préciser que si ces généralisations sont, ou ne sont pas, légitimes, elles ne font en tout cas pas des Nambikwara « le » prototype de « la » société primitive : c'était - car il n'en reste plus grand-chose -, en 1938, quand Lévi-Strauss les étudie, une des sociétés les plus primitives d'alors - et une société singulière, différente de celles qui l'entouraient. L'une de ses particularités est le privilège polygame accordé à son chef.
(Je prie par ailleurs le lecteur, dans les deux premiers paragraphes, de ne pas se casser la tête avec le caractère individuel du « contrat » et du « consentement » évoqués par Lévi-Strauss : rien n'oblige ici à imaginer que chaque Nambikwara s'est levé un matin et a rationnellement et de son propre consentement décidé de signer un contrat avec son chef.)
"Rousseau et ses contemporains ont fait preuve d'une intuition sociologique profonde quand ils ont compris que des attitudes et des éléments culturels tels que le « contrat » et le « consentement » ne sont pas des formations secondaires, comme le prétendaient leurs adversaires, et particulièrement Hume : ce sont les matières primitives de la vie sociale, et il est impossible d'imaginer une forme d'organisation politique dans laquelle ils ne seraient pas présents.
Une seconde remarque découle des considérations précédentes : le consentement est le fondement psychologique du pouvoir, mais dans la vie quotidienne il s'exprime par un jeu de prestations et de contre-prestations qui se déroule entre le chef et ses compagnons, et qui fait de la notion de réciprocité un autre attribut fondamental du pouvoir. Le chef a le pouvoir, mais il doit être généreux. Il a des devoirs, mais il peut obtenir plusieurs femmes. Entre lui et le groupe s'établit un équilibre perpétuellement renouvelé de prestations et de privilèges, de services et d'obligations.
Mais, dans le cas du mariage, il se passe quelque chose de plus. En concédant le privilège polygame à son chef, le groupe échange les éléments individuels de sécurité garantis par la règle monogame [car il faut être deux, l'homme qui chasse et la femme qui cueille, pour parvenir à assurer sa propre subsistance, note de AMG] contre une sécurité collective, attendue de l'autorité. Chaque homme reçoit sa femme d'un autre homme, mais le chef reçoit plusieurs femmes du groupe.
En revanche, il offre une garantie contre le besoin et le danger, non pas aux individus dont il épouse les soeurs ou les filles, non pas même à ceux qui se trouveront privés de femmes en conséquence du droit polygame ; mais au groupe considéré comme un tout, car c'est le groupe considéré comme un tout qui a suspendu le droit commun à son profit.
Ces réflexions peuvent présenter un intérêt pour une étude théorique de la polygamie ; mais surtout, elles rappellent que la conception de l'État comme un système de garanties, renouvelée par les discussions sur un régime national d'assurances (tel que le plan Beveridge et d'autres), n'est pas un phénomène purement moderne. C'est un retour à la nature fondamentale de l'organisation sociale et politique." (Tristes tropiques, 1955, ch. XXIX ; "Pléiade", 2008, pp. 317-318.)
Le plan Beveridge est communément considéré, et c'est dans cette optique que Lévi-Strauss l'évoque, comme l'acte de naissance de l'État-providence moderne.
En citant ce texte, j'ai deux idées en tête. La première, c'est de rappeler, et je rejoins M. Defensa sur ce point, que l'État, qu'il soit un chef nambikwara polygame ou les incroyables machines actuelles, n'est pas qu'un « monstre froid », je veux dire n'est pas que quelque chose d'extérieur à la société : il en est aussi, au moins en principe, l'émanation - et c'est à la société de s'assurer qu'il remplisse ce rôle. Autrement dit, je m'excuse d'employer ce terme, ce n'est pas prendre position pour l'État-providence que de s'efforcer ne pas « diaboliser » a priori la notion d'État.
La deuxième idée doit être exprimée aussitôt après : si l'État se situe dans un système de « prestations et de contre-prestations », donc de don/contre-don, il faut garder à ce système son caractère agonistique, c'est-à-dire de rivalité constructive entre les différents partenaires (c'est-à-dire, entre les citoyens, et entre les citoyens et l'État). Chez les Nambikwara ce caractère agonistique est assez limité. Il peut tout autant disparaître dans notre État-Providence : on pensera à ce qu'on appelle communément, à tort ou à raison selon les cas, l'« assistanat », mais aussi aux formes de séparation ainsi encouragées : si l'État ne prend pas en charge les pauvres, ce n'est pas à moi de les aider.
(Dans ce contexte, il n'est peut-être pas indifférent que le sport en tant que phénomène public ait pris son essor en même temps que l'État providence, comme une compensation générale à la diminution des rapports de rivalité entre les gens ; comme une compensation codifiée : si l'État selon M. Weber dispose du « monopole de la violence légitime », le sport aurait acquis une sorte de « monopole des rivalités légitimes ».)
Dans les textes que je vous recommandais la dernière fois, F. Gauthier et C. Tarot s'étripent gentiment sur la question de l'importance, chez Mauss et dans la vie réelle, de la composante agonistique du don, mais aucun des deux ne songe à la nier, et moi encore moins.
Pour être clair : ce qui est important ce n'est pas plus d'État ou moins d'État, c'est d'une part la préservation du rôle de l'État comme émanation de la société, d'autre part les combats agonistiques que la répartition État-société permet encore. Ces deux aspects sont comme de juste liés : un État trop fort (qu'il soit dictatorial ou "Providence" - il peut bien sûr être les deux à la fois) est en marge de la société, un monstre froid qui lui est extérieur, et qui ne permet pas un système agonistique de don/contre-don - qui même peut paralyser les relations d'échange les plus courantes entre particuliers. On restera néanmoins prudent et on n'identifiera pas sans précaution ces deux aspects.
Deux remarques concernant ces généralités :
- il est évident que j'adopte ici une posture morale - que, via Mauss, je crois anthropologiquement fondée : sans rivalité, la vie n'est pas franchement marrante. On n'est pas obligé de se conformer à cette posture, mais, si l'on prend garde à ne pas l'assimiler à un éloge de « la guerre de tous contre tous », il faut prendre la peine de la contredire ;
- il est tout aussi évident que j'ai adopté, aujourd'hui, une conception atemporelle de l'État. Du point de vue que j'avais choisi, cela me semble légitime. Mais il faut bien sûr affiner grandement la perspective - ne serait-ce que pour être plus précis par rapport à la crise actuelle : si j'ai soutenu récemment, à l'appui de François Fourquet, que capitalisme = État, il ne peut plus s'agir du même État que notre polygame Nambikwara. C'est d'ailleurs dans cette optique que l'on abordera l'objection qui vous est peut-être venue à l'esprit dès la lecture de la citation de C. Lévi-Strauss : y a-t-il un seuil quantitatif à partir duquel un État devient nécessairement incontrôlable ?
J'avais commencé à réfléchir à ce petit texte, je constate que le thème de l'État est dans l'air.
Notamment chez M. Defensa :
"L’“État” est une chose bien souvent imparfaite, pleine de défauts, d’injustices, de lourdeurs, etc., mais tout cela reste acceptable si c’est au nom de cette force fondamentalement structurante qu’il représente, qui est l’expression de la légitimité et l’application de la souveraineté qui en découle ; et tout cela au nom d’une identité que l’État représente, dont les composants lui sont fournis par ses mandants. En retour, l’État, avec la légitimité et la souveraineté qu’il exprime grâce à la puissance identitaire qui lui a été fournie, donne à cette identité une force structurante dont profitent tous les citoyens.
Les travers de l’État sont des accidents dès lors que l’État représente ces principes structurants et les défend par le fait même. Le système qu’on a cherché à imposer de façon pressante depuis un quart de siècle tend, au contraire, à considérer l’État au mieux comme un outil subalterne s’il est privé de ses caractères constituants, au pire comme l’ennemi à abattre ; ce système recèle ainsi une substance et des principes fondamentalement déstructurants, subversifs, dépourvus de toute légitimité, géniteurs naturels des tendances prédatrices que nous subissons sans discontinuer."
Ainsi que chez P. Jorion, actuellement en discussion avec L. Abadie sur l'estimation du rôle actuel de l'État dans l'économie.
Sans bien sûr croire pouvoir résoudre la question, quelques remarques inspirées aujourd'hui par Tristes tropiques.
C. Lévi-Strauss, à la fin de son étude des indiens du Brésil Nambikwara, s'y livre à quelques généralisations. Peut-être faut-il préciser que si ces généralisations sont, ou ne sont pas, légitimes, elles ne font en tout cas pas des Nambikwara « le » prototype de « la » société primitive : c'était - car il n'en reste plus grand-chose -, en 1938, quand Lévi-Strauss les étudie, une des sociétés les plus primitives d'alors - et une société singulière, différente de celles qui l'entouraient. L'une de ses particularités est le privilège polygame accordé à son chef.
(Je prie par ailleurs le lecteur, dans les deux premiers paragraphes, de ne pas se casser la tête avec le caractère individuel du « contrat » et du « consentement » évoqués par Lévi-Strauss : rien n'oblige ici à imaginer que chaque Nambikwara s'est levé un matin et a rationnellement et de son propre consentement décidé de signer un contrat avec son chef.)
"Rousseau et ses contemporains ont fait preuve d'une intuition sociologique profonde quand ils ont compris que des attitudes et des éléments culturels tels que le « contrat » et le « consentement » ne sont pas des formations secondaires, comme le prétendaient leurs adversaires, et particulièrement Hume : ce sont les matières primitives de la vie sociale, et il est impossible d'imaginer une forme d'organisation politique dans laquelle ils ne seraient pas présents.
Une seconde remarque découle des considérations précédentes : le consentement est le fondement psychologique du pouvoir, mais dans la vie quotidienne il s'exprime par un jeu de prestations et de contre-prestations qui se déroule entre le chef et ses compagnons, et qui fait de la notion de réciprocité un autre attribut fondamental du pouvoir. Le chef a le pouvoir, mais il doit être généreux. Il a des devoirs, mais il peut obtenir plusieurs femmes. Entre lui et le groupe s'établit un équilibre perpétuellement renouvelé de prestations et de privilèges, de services et d'obligations.
Mais, dans le cas du mariage, il se passe quelque chose de plus. En concédant le privilège polygame à son chef, le groupe échange les éléments individuels de sécurité garantis par la règle monogame [car il faut être deux, l'homme qui chasse et la femme qui cueille, pour parvenir à assurer sa propre subsistance, note de AMG] contre une sécurité collective, attendue de l'autorité. Chaque homme reçoit sa femme d'un autre homme, mais le chef reçoit plusieurs femmes du groupe.
En revanche, il offre une garantie contre le besoin et le danger, non pas aux individus dont il épouse les soeurs ou les filles, non pas même à ceux qui se trouveront privés de femmes en conséquence du droit polygame ; mais au groupe considéré comme un tout, car c'est le groupe considéré comme un tout qui a suspendu le droit commun à son profit.
Ces réflexions peuvent présenter un intérêt pour une étude théorique de la polygamie ; mais surtout, elles rappellent que la conception de l'État comme un système de garanties, renouvelée par les discussions sur un régime national d'assurances (tel que le plan Beveridge et d'autres), n'est pas un phénomène purement moderne. C'est un retour à la nature fondamentale de l'organisation sociale et politique." (Tristes tropiques, 1955, ch. XXIX ; "Pléiade", 2008, pp. 317-318.)
Le plan Beveridge est communément considéré, et c'est dans cette optique que Lévi-Strauss l'évoque, comme l'acte de naissance de l'État-providence moderne.
En citant ce texte, j'ai deux idées en tête. La première, c'est de rappeler, et je rejoins M. Defensa sur ce point, que l'État, qu'il soit un chef nambikwara polygame ou les incroyables machines actuelles, n'est pas qu'un « monstre froid », je veux dire n'est pas que quelque chose d'extérieur à la société : il en est aussi, au moins en principe, l'émanation - et c'est à la société de s'assurer qu'il remplisse ce rôle. Autrement dit, je m'excuse d'employer ce terme, ce n'est pas prendre position pour l'État-providence que de s'efforcer ne pas « diaboliser » a priori la notion d'État.
La deuxième idée doit être exprimée aussitôt après : si l'État se situe dans un système de « prestations et de contre-prestations », donc de don/contre-don, il faut garder à ce système son caractère agonistique, c'est-à-dire de rivalité constructive entre les différents partenaires (c'est-à-dire, entre les citoyens, et entre les citoyens et l'État). Chez les Nambikwara ce caractère agonistique est assez limité. Il peut tout autant disparaître dans notre État-Providence : on pensera à ce qu'on appelle communément, à tort ou à raison selon les cas, l'« assistanat », mais aussi aux formes de séparation ainsi encouragées : si l'État ne prend pas en charge les pauvres, ce n'est pas à moi de les aider.
(Dans ce contexte, il n'est peut-être pas indifférent que le sport en tant que phénomène public ait pris son essor en même temps que l'État providence, comme une compensation générale à la diminution des rapports de rivalité entre les gens ; comme une compensation codifiée : si l'État selon M. Weber dispose du « monopole de la violence légitime », le sport aurait acquis une sorte de « monopole des rivalités légitimes ».)
Dans les textes que je vous recommandais la dernière fois, F. Gauthier et C. Tarot s'étripent gentiment sur la question de l'importance, chez Mauss et dans la vie réelle, de la composante agonistique du don, mais aucun des deux ne songe à la nier, et moi encore moins.
Pour être clair : ce qui est important ce n'est pas plus d'État ou moins d'État, c'est d'une part la préservation du rôle de l'État comme émanation de la société, d'autre part les combats agonistiques que la répartition État-société permet encore. Ces deux aspects sont comme de juste liés : un État trop fort (qu'il soit dictatorial ou "Providence" - il peut bien sûr être les deux à la fois) est en marge de la société, un monstre froid qui lui est extérieur, et qui ne permet pas un système agonistique de don/contre-don - qui même peut paralyser les relations d'échange les plus courantes entre particuliers. On restera néanmoins prudent et on n'identifiera pas sans précaution ces deux aspects.
Deux remarques concernant ces généralités :
- il est évident que j'adopte ici une posture morale - que, via Mauss, je crois anthropologiquement fondée : sans rivalité, la vie n'est pas franchement marrante. On n'est pas obligé de se conformer à cette posture, mais, si l'on prend garde à ne pas l'assimiler à un éloge de « la guerre de tous contre tous », il faut prendre la peine de la contredire ;
- il est tout aussi évident que j'ai adopté, aujourd'hui, une conception atemporelle de l'État. Du point de vue que j'avais choisi, cela me semble légitime. Mais il faut bien sûr affiner grandement la perspective - ne serait-ce que pour être plus précis par rapport à la crise actuelle : si j'ai soutenu récemment, à l'appui de François Fourquet, que capitalisme = État, il ne peut plus s'agir du même État que notre polygame Nambikwara. C'est d'ailleurs dans cette optique que l'on abordera l'objection qui vous est peut-être venue à l'esprit dès la lecture de la citation de C. Lévi-Strauss : y a-t-il un seuil quantitatif à partir duquel un État devient nécessairement incontrôlable ?
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