"Rien ne ressemble ainsi à rien dans la géographie des sentiments..."
Rien de mieux que de découvrir sous la plume d'un autre ce que l'on a déjà essayé d'exprimer soi-même, pour éprouver le sentiment d'avoir raison. La possibilité existe néanmoins que Péguy et moi-même nous trompions tous deux sur ce qui suit, mais vous comprendrez que je n'admette aujourd'hui cette possibilité qu'à titre purement logique…
C'est une idée que j'ai exprimée çà et là, au fil du temps, que ce soit dans le contexte du « choc des civilisations », de nos rapports avec la racaille, des liens entre PCF et gaullistes dans les années 60, des rapports entre Français et Allemands entre 1870 et 1914, qui sont précisément l'objet d'étude de Péguy : l'idée de la nécessité d'une typologie des formes de l'hostilité, qui permette de mieux distinguer tout ce qui est envie, envie de ressembler à l'autre, reconnaissance de la supériorité ou de la simple existence de l'autre, alliances de fait, etc., sous le couvert des discours agressifs, voire haineux. Il ne s'agit pas de chercher toujours l'amour sous la haine, ou de se dissimuler l'existence de réelles et concrètes hostilités (demandez aux Arméniens ou aux Juifs ce qu'ils en pensent… quelle que soit la composante d'admiration et de jalousie « philosémite » dans l'antisémitisme de certains Allemands), mais de n'en pas rester à des configurations binaires, aussi peu satisfaisantes psychologiquement que peu productives politiquement.
J'ai donc été fort intéressé par ces phrases de Péguy, toujours extraites de Par ce demi-clair matin (1905). Je fais le moins de coupures possibles, pour ne pas briser le rythme particulier de l'écriture de l'auteur.
"Voilà ce qu'il faut dire aux pacifistes professionnels ; pacifistes, voilà ce que nous devons nous dire à nous-mêmes ; s'il ne s'agissait que de choisir entre la paix et la guerre, entre toute la paix et toute la guerre, entre la paix pure et simple et la guerre pure et simple, si nous n'avions qu'à nous prononcer entre ces deux hypothèses : d'une part, toute la paix et rien que la paix, d'autre part, toute la guerre et rien que la guerre, nul de nous, évidemment, n'aurait même l'ombre d'une hésitation ; mais ce sont là des jeux d'idées, ce sont là des problèmes imaginaires, des inventions, des fantaisies intellectuelles, presque des amusements ; la réalité ne se présente point ainsi ; elle ne nous présente point de ces cas totaux et purs, mathématiquement parfaits, et qui ne nous paraissent mathématiquement parfaits que parce qu'ils sont imaginaires, construits ; la réalité ne connaît point nos jeux d'imagination ; elle ne connaît point nos fantaisies ; elle ne connaît point nos amusements. (…) Nous pouvons, à de certains moments, qui sont des moments de croisements et de commencements, qui eux-mêmes nous sont donnés, choisir entre un certain nombre de systèmes donnés ; mais nous n'avons pas fait les règles du jeu ; nous ne faisons pas les règles du choix ; nous ne pouvons choisir qu'entre des systèmes liés, à des moments liés, en quantité, ou, pour parler exactement, en quotité liée ; ce n'est pas nous qui avons voulu, c'est la réalité qui a fait qu'il n'est pas arrivé en fait que toute la paix pure et simple se soit trouvée seule dans un système pur et simple que nous eussions à choisir, et que toute la guerre pure et simple se soit trouvée seule dans un système pur et simple que nous ayons également à choisir ; en vérité, le choix serait trop facile : toute la paix et rien que la paix dans tout un système et rien qu'un système ; toute la guerre et rien que la guerre dans tout un système et rien qu'un système ; si tout se présentait ainsi discerné, il n'y aurait jamais de cas de conscience ; et l'honnête homme serait l'homme le moins embarrassé du monde ; or tout le monde sait que l'honnête homme, au contraire, est beaucoup plus embarrassé que le malhonnête homme ; c'est que les systèmes liés que la réalité nous présente éventuels, et qui seuls sont possibles, entraînent ensemble et indissolublement, dans l'ordre des événements, des biens et des maux, comme, dans l'ordre des caractères, ils entraînent ensemble et indissolublement des vertus et des vices." (pp. 117-118)
Voilà pour la première étape. Notons tout de suite que, dans ce que nous connaissons de Péguy, cette reconnaissance de la complexité du réel et de son indifférence à nos rêves, ne relève pas du syndrome de Constant, qui, dans sa forme générale, revient à conclure, non souvent sans satisfaction, des difficultés concrètes à changer une situation, à l'impossibilité totale de la faire évoluer, et, dans sa forme extrême, peut être assimilé au défaitisme, à la lâcheté. Je ne crois pas, à l'heure actuelle, que Péguy puisse être concerné par ce « syndrome », chez lui comme chez les gens bien la prise en compte de la non prise en compte par le réel de nos désirs ("Prenez vos désirs pour la réalité", disait-on joliment en 68…) n'est qu'une étape pour mieux discerner les possibilités d'action. Mais poursuivons le raisonnement :
"Singuliers cheminements et retours du coeur humain, déconcertants pour la morale, immoraux sans doute, contraires à toute justice, à toute charité, à la moderne solidarité, la guerre ne lie peut-être pas moins profondément que la paix et que les alliances ; non pas que je veuille affirmer que la haine lie plus profondément que l'amour ; c'est une tout autre question ; c'est une tout autre question, qui a l'air d'être la même et qui n'est pas la même ; c'est une question à laquelle nul homme ayant quelque expérience de la vie ne peut échapper, que nul homme ayant quelque épreuve ne peut se dispenser de se poser, que celle de savoir si la haine individuelle ou nationale n'est pas plus tenace et plus forte et ne lie pas plus profondément que l'amour ; mais quelque réponse que l'on fasse à cette première question, à cette question initiale, fondamentale, première, peut-être métaphysique, presque unique, assurément rare, sans doute essentielle - et il faudrait une immense dialectique pour arriver seulement à commencer à s'y reconnaître -, quelque réponse que l'on fasse dans le débat de la haine et de l'amour, ce que je veux noter ici seulement, c'est qu'après cette réponse faite le débat de la guerre et de la paix demeure à débattre.
Si l'on veut bien se reporter aux arguments qui sont toujours produits de part et d'autre dans les débats de la guerre et de la paix, on reconnaîtra aisément que tous ces arguments usuels, sans aucune exception [Hegel ?], supposent une identification totale et parfaite, une réduction totale de la guerre à la haine et de la paix à l'amour ; les pacifistes professionnels et les antipacificistes professionnels se croient adversaires, ennemis ; et sans doute ils sont adversaires, ennemis, mais usuellement et professionnellement ; intellectuellement ; c'est-à-dire qu'ils ne s'opposent qu'après s'être placés sur le même terrain, et à cette condition sine qua non qu'ils ont commencé à s'établir, préalablement, sur le même terrain ; eux aussi, eux premiers, les pacifistes et les antipacifistes, ils se livrent de ces batailles, ils se font de ces guerres qui supposent, ou qui établissent une singulière, une complaisante affinité ; eux aussi, les pacifistes et les antipacifistes, ils nous fournissent un exemple, le premier exemple, de cette affinité de guerre, de ce rapprochement, de cette entente que nous avons commencé de constater entre la France et l'Allemagne [dans les années qui suivirent 1870 : une volonté commune de se faire la guerre, et un soulagement commun de sentir que l'on n'allait pas la faire] ; eux premiers ils ne peuvent se combattre qu'en s'abordant, en s'engageant les uns dans les autres, en se pénétrant les uns dans les autres, c'est-à-dire, sommairement, en ayant commencé par se placer sur le même terrain ; c'est ici la grande règle de tous les débats intellectuels : amis et adversaires ne peuvent s'affronter qu'en ayant préalablement adopté les mêmes règles du jeu : quand deux grands partis intellectuels se battent, ou se débattent bien, c'est qu'au fond ils appartiennent à la même famille intellectuelle ; dans un essai, ou dans des recherches qui porteraient sur la méthode, il y aurait lieu de s'arrêter longuement à ces parentés fondamentales ; on reconnaîtrait enfin que c'est ici une règle générale (…) ; aujourd'hui je n'en veux retenir que ce postulat commun particulier, que nous avons reconnu, l'ayant découvert, l'ayant bonnement rencontré sur le chemin que nous suivions pour discerner les sentiments de la France et de l'Allemagne : que la guerre peut se réduire totalement et parfaitement à être exactement un cas particulier, une manifestation particulière de la haine, que la paix peut se réduire totalement et parfaitement à être exactement un cas particulier, une manifestation particulière de l'amour, que par suite le débat de la guerre et de la paix peut se réduire totalement et particulièrement à être exactement un cas particulier, une manifestation particulière du débat universel de la haine et de l'amour.
Nous sommes ici en présence d'une mythologie assez grossière, (…) [d'] un résidu sommaire et grossier de dualisme (…). [J'ai vraiment dû charcuter ce paragraphe, p. 126.]
La dialectique immense qu'il faudrait engager, conduire, poursuivre avant de se prononcer dans le débat de l'amour et de la haine supposerait avant tout que l'on se serait débarrassé, exigerait que l'on se fût débarrassé de ce grossier dualisme : une enquête plus ingénieuse, plus fouillée, s'imposerait dès le principe ; une requête serait à présenter : par le moyen de cette enquête on reconnaîtrait rapidement sans doute que l'amour n'est pas un, que la haine encore moins n'est une, qu'il y a peut-être plusieurs natures de haine, et qu'entre certaines haines, dignes, et l'amour il y a peut-être plus de parenté que de contrariété ; par le moyen de cette enquête on serait sans doute assez rapidement conduit à ceci : que dans ce débat de l'amour et de la haine ce que l'on aurait le plus immédiatement à nier, ce serait cette forme de dualisme grossier donné par les modernes à ce débat.
Nous limitant pour aujourd'hui à ce débat que nous avons rencontré de la paix et de la guerre, je veux noter seulement que l'on doit s'inscrire en faux contre toute opération qui se proposerait de réduire identiquement la guerre à être un cas particulier de la haine, identiquement la paix à être un cas particulier de l'amour, et identiquement, ainsi, le débat de la paix et de la guerre à être un cas particulier du débat de l'amour et de la haine ; rien ne serait aussi faux que cette assimilation ; rien n'est aussi faux que de réduire ainsi et d'assimiler ; presque rien ne ressemble ainsi à rien dans la géographie des sentiments ; rien n'est aussi faux que d'identifier ; quoi que l'on pense et quoi que l'on sache de la haine, le procès de la guerre demeure à instruire lui-même, parce que la haine et la guerre ne se recouvrent point exactement ; quoi que l'on pense et quoi que l'on sache de l'amour, le procès de la paix reste à instruire lui-même, parce que l'amour et la paix ne se recouvrent point exactement ; quoi que l'on pense et quoi que l'on sache du débat de l'amour et de la haine, le débat de la paix et de la guerre demeure à poursuivre lui-même, parce que ces deux débats ne se recouvrent point exactement ; la plupart des difficultés où l'on se heurte, la plupart des impossibilités où l'on s'arrête quant on examine un peu hâtivement le débat de la paix et de la guerre viennent ce que l'on opère, plus ou moins confusément, plus ou moins consciemment, la réduction que nous avons dite ; comment ne serait-on point tenté de le faire ; toute notre vieille paresse nous porte à nous éviter de nouvelles études en faisant rentrer incessamment les cas nouveaux, qui se présentent, dans les anciens cas prétendument connus ; c'est aussi le fonctionnement normal de tout le vieux mécanisme intellectuel que de faire incessamment rentrer les cas particuliers dans les cas prétendument généraux ; le seul malheur est qu'il n'est pas démontré que la réalité soit faite commodément pour nos paresses, hermétiquement pour nos classements logiques ; la réalité bave et se meut.
La connaissance de la haine peut nous donner beaucoup de références, beaucoup de connaissances, et surtout beaucoup d'indications pour la connaissance de la guerre, parce qu'il y a beaucoup de haine dans la guerre ; mais la guerre n'est point toute haine ; et de même que la réalité de la guerre est loin d'épuiser la réalité de la haine, de même et réciproquement la réalité de la haine est loin d'épuiser la réalité de la guerre : la guerre n'est point une partie dont la haine serait le tout ; les opérations de l'esprit, seules, nous laissent de telles facilités ; pareillement pour la paix ; pareillement pour le débat de paix et de la guerre ; le raisonnement par lequel deux peuples qui seraient en guerre seraient deux peuples qui seraient en haine, le raisonnement par lequel deux peuples qui seraient en guerre se définiraient comme deux peuples qui éprouveraient l'un pour l'autre un total de haine et un zéro d'amitié, est un raisonnement, c'est-à-dire, lorsqu'il s'agit d'étudier la réalité, moins que rien." (pp. 124-128)
Santé !
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