Une certaine tendance de l'antisémitisme français. (Genèses, limites et ambiguïtés du « soralisme », IV.)
Genèses, limites et ambiguïtés du « soralisme », I.
Genèses, limites et ambiguïtés du « soralisme », II.
Genèses, limites et ambiguïtés du « soralisme », II bis.
Genèses, limites et ambiguïtés du « soralisme », II ter.
Genèses, limites et ambiguïtés du « soralisme », III.
Alain Soral, encore, je sais… Mais ce sera l'occasion j'espère de parler de choses intéressantes. Donc, dans la cinquième partie de son dernier entretien, le Président s'aventure en terre bloyenne, estimant que si Bloy critique dans Le Salut par les Juifs l'antisémitisme de Drumont c'est pour, en dernière analyse, se révéler plus antisémite que l'auteur de La France juive.
Avant de et pour mieux corriger ce qui nous semble devoir l'être, une parenthèse sur cette rubrique "L'antisémite du mois". Les citations peuvent y être intéressantes, mais on risque par la répétition du procédé d'entrer dans cette espèce de dialogue de sourds qui est paradoxalement une forme de complicité entre l'antisémite et le Juif (ou le philosémite), et qui revient à accepter comme une évidence le fait que tout le monde déteste les Juifs. Les antisémites, et c'est un peu ce que fait le Président, en concluent que le nombre leur donne raison, les Juifs sont confortés dans leur orgueil et le sentiment de leur élection : tout le monde nous déteste, donc nous sommes meilleurs que tout le monde. Tout le monde nous déteste, tout le monde nous a toujours détestés, tout le monde nous détestera toujours, donc : 1/ nous sommes les meilleurs depuis toujours ; 2/ on emmerde tout le monde. Cette dernière idée, si j'ose dire, pouvant revêtir des formes plus ou moins policées et nobles, du Juif qui va essayer de sauver les goys malgré eux et malgré la haine que ceux-ci lui portent, à celui qui vend à Christian les fameux pantalons à une jambe.
A titre personnel, je veux bien donner beaucoup aux Juifs, y compris le plus important, à savoir l'élection, mais ça, non : tout le monde ne les a pas toujours détestés, tout le monde ne les déteste pas en France en ce moment.
Quoi qu'il en soit, c'est cette espèce d'alliance de fait, qui n'est pas le discours constant d'Alain Soral mais qui est une indéniable tendance de son parcours, qui rend le cas de Léon Bloy important. Car il ne s'agit pas ici d'un écrivain parmi d'autres dans une liste d'auteurs ayant à l'occasion ou plus souvent dit du mal des Juifs, un de plus, un de moins, etc. Il s'agit, précisément, de quelqu'un qui à sa paradoxale façon sort du cadre balisé par la thématique judéo-soralienne du "tout le monde les [nous] déteste".
Précisons donc l'enjeu de cette discussion. Alain Soral, lorsqu'il se laisse porter par cette « indéniable tendance », fait preuve d'un conformisme certain, moins parce qu'il semble s'abriter derrière l'opinion d'autres, que parce qu'il considère comme Musil au début de L'homme sans qualités, qu'il s'agit de Toujours la même histoire, et surtout qu'il s'agira Toujours de la même histoire. Alors que Musil, comme Bloy, cherche justement à rompre ce fil et à trouver les possibilités pour que surgisse une autre histoire.
Vous suivez ? Que le Président nous donne une interprétation trop sommaire du Salut par les Juifs, comme je vais brièvement le démontrer par la suite, est une chose, mais ce qui est gênant dans l'affaire, c'est qu'il s'efforce ici d'empêcher que l'on trouve une sorte de solution, autre que finale, finalement…, à la « question juive ». A la limite, si l'on suit le Président dans sa « tendance », les Juifs ont tout simplement raison de se soucier des goys comme d'une guigne, puisque ceux-ci les ont toujours détestés et les détesteront toujours, ils peuvent donc les enculer à loisir, les goys de leur côté, sachant à quoi s'attendre, ont toutes raisons de détester ceux qui les enculent, et ça peut durer encore longtemps, avec une petite expulsion et une petite flambée de temps à autre, immédiatement récupérée et exploitée par les Juifs, etc. - et à sa façon Alain Soral participe à ce bal.
- Ce n'est pas, ceci dit, que je croie beaucoup aux chances de sortir de ce cercle. Mais enfin, ce n'est pas une raison pour lui donner encore plus de raisons d'exister. - J'ai annoncé une démonstration, il est temps de l'exposer.
Dans le texte récemment repris par Mafia juive, et dont je viens de relire la seconde partie, je me suis efforcé de mettre en relief certains traits logiques de certaines formes d'antisémitisme. J'y jouais Bloy contre Rebatet, montrant que le premier était beaucoup plus cohérent que le deuxième, en l'espèce bien brouillon. J'y utilisais précisément Le Salut par les Juifs, et notamment l'analyse qu'en avait faite celui que, en référence à son site aujourd'hui disparu, enfoiré, j'appelais M. Limbes - dont vous pouvez, je vous y renvoyais récemment, lire un texte chez Laurent James. Cette analyse n'est plus disponible sur le net, l'auteur me l'a gentiment renvoyée à ma demande, je vais de nouveau y avoir recours, avec une certaine inflexion par rapport à ce que j'écrivais dans le texte sur Rebatet. Disons que l'accent sera un peu moins mis sur la logique, un peu plus sur la métaphysique.
On peut dire les choses très (trop) simplement : Jésus était juif. Ça fait bien chier les Juifs, justement, mais, là-dessus, Alain Soral, dans une certaine forme de marcionisme, les rejoint une nouvelle fois ; et c'est au contraire un point sur lequel Bloy revient avec acharnement. Le christianisme n'est pas le judaïsme, il n'est pas soluble dans le judaïsme, mais il vient du judaïsme. On pourrait même pousser jusqu'à dire que celui-ci est un peu le péché originel de celui-là, ou sa croix. Quoi qu'il en soit, pour Bloy comme pour votre modeste serviteur, si l'on peut très facilement être juif et antichrétien, c'est même cohérent, il est en toute rigueur impossible d'être chrétien et antisémite. Je sais bien que ça s'est beaucoup vu et que ça se voit encore, mais cela reste une bêtise. Soyons plus précis : on peut être chrétien et reprocher plein de choses aux Juifs, on peut être chrétien et les considérer comme le peuple déicide, mais on ne peut pas, en toute rigueur, être chrétien et ne les considérer que comme le peuple déicide. C'est ce que Bloy critiquait, entre autres chez Drumont, cette façon plus ou moins consciente de rêver à un christianisme complètement déjudaïsé.
Bloy bien sûr n'est pas dupe de l'infamie de certains Juifs modernes, Rothschild et Cie, il commence même par là lorsqu'il évoque les Juifs dans Le désespéré, passage cité par Alain Soral. Il se reprochera pourtant rapidement, et c'est un des propos du Salut par les Juifs, d'avoir eu une vision trop schématique de cette question, n'hésitant pas, je cite ici l'article de M. Limbes, à écrire, à ce sujet :
"Il ne me coûte rien d'avouer qu'à l'époque, lointaine déjà, du Désespéré, sans remonter aux temps mythologiques de mes années de lycéen, j'ai pu dire ou écrire des sottises que mon âge plus mûr a restituées au néant. J'appelle ça un changement heureux et normal." (in Le Pèlerin de l'Absolu)
Une des raisons de ce « changement » est la prise en compte plus grande dans le Salut que dans le Désespéré du rôle joué par la modernité dans cette affaire. C'est là qu'Alain Soral a à la fois raison et tort. Raison parce que oui, Bloy dit en quelque sorte à Drumont : vous catholiques « respectables », vous avez beau jeu de critiquer les Juifs alors que vous faites comme eux, vous êtes autant qu'eux dans le commerce, vous êtes de ce point de vue trop enjuivés pour être en position de les critiquer. Mais tort parce que ce n'est pas le dernier mot de Bloy sur la question : d'une part cela signifie que c'est le monde moderne en son entier qui est détestable et que les catholiques feraient mieux de balayer devant leur porte ; d'autre part et surtout cette indéniable infamie juive, si son caractère de plus en plus envahissant est une preuve de l'infamie du monde moderne qu'elle contribue à aggraver, est aussi une preuve supplémentaire de la grandeur du peuple juif et du rôle qu'il jouera forcément un jour dans le Salut du monde. Je reconnais que ce n'est pas un raisonnement d'un abord très facile, je sais bien que des Juifs eux-mêmes sont moyennement convaincus par cette position. Elle ne fait pourtant que prendre au sérieux, pour le meilleur et pour le pire, l'idée d'élection. Les Juifs ont eu Abraham, Moïse - avec qui tout n'a pas été facile -, le Christ, qu'ils ont à la fois produit, si j'ose dire, et tué. Tout cela se situe à un niveau métaphysique élevé, dans la fécondité comme dans l'abjection. Au cours d'un passage du Sang du Pauvre que j'ai déjà cité, Bloy écrit ainsi :
"Vu d'en haut, le commerce est un véritable sacrilège. Les Juifs, Race aînée auprès de qui tous les peuples sont des enfants et qui ont eu, par conséquent, le pouvoir d'aller du côté du mal beaucoup plus loin que les autres hommes du côté du bien, les profonds Juifs doivent sentir qu'il en est ainsi."
L'indéniable infamie actuelle des Juifs (en tout cas de ceux qui traficotent avec le monde moderne, mais ils sont justement de plus en plus nombreux) est à la mesure de leur grandeur biblique, ou métaphysique, et elle en est en même temps un symbole. Le supposé antisémite Bloy peut aussi écrire, dans le même livre : "Les Juifs sont les aînés de tous et, quand les choses seront à leur place, leur maîtres les plus fiers s'estimeront honorés de lécher leurs pieds de vagabonds."
M. Limbes évoque à ce sujet le concept d'analogie inverse, je pourrai vous détailler ça si vous le demandez, je ne veux pour l'heure ni piller complètement son article, ni utiliser plus de cartouches qu'il ne me semble nécessaire. Dans le fameux passage du début du Salut, cela revient à dire que les trois épouvantables vieillards juifs que Bloy décrit en termes fort peu gracieux, ne sont infâmes que si, précisément, je cite M. Limbes, "l'on admet la sainteté et la splendeur d'Abraham, Isaac et Jacob."
Abraham, je vais y revenir, il faut avant cela compléter le tableau. Dans une autre de ses « tendances », aussi « indéniable » que l'autre mais je crois moins profonde, et en tout cas moins fréquemment exposée, Alain Soral, qui manifestement n'y connaît pas grand-chose (moi non plus) en matière de métaphysique juive, s'appuie sur des témoignages ou des écrits de rabbins qui évoquent une déviation du judaïsme par rapport à ses vrais principes. De la même façon, Bloy peut, j'emprunte ces citations à M. Limbes, écrire que, "au point de vue moral et physique, le Youtre moderne paraît être le confluent de toutes les hideurs du monde", et exposer ainsi son projet du Salut par les Juifs :
"Dire mon mépris pour les horribles trafiquants d'argent, pour les youtres sordides et crapuleux dont l'univers est empoisonné, mais dire en même temps ma vénération profonde pour la Race anathème d'où le Rédempteur est sorti (Salus ex Judaeis), qui porte visiblement comme Jésus lui-même les péchés du monde, qui a raison d'attendre le Messie et qui ne fut conservée dans la plus profonde ignominie que parce qu'elle est invinciblement la race d'Israël, c'est-à-dire du Saint-Esprit dont l'Exode sera le prodige de l'Abjection."
Enchaînons :
"Par un phénomène apocalyptique, depuis avant-hier, il y a ici-bas un État d'Israël qui refuse le Messie, d'ailleurs ; qui ne signifie rien au point de vue de l'histoire du monde, si ce n'est que pour nous chrétiens, il rappelle : que le monde a une figure et que notre Foi doit se tourner vers son axe, Jérusalem, cet axe qu'Israël retrouve sans savoir pourquoi ; parce qu'il a été chassé de partout, qu'il y retrouve un vieil autel où Abraham a offert son puîné, en préfigure de notre Christ."
Ces lignes ont été écrites par Louis Massignon en 1949, fort peu de temps donc après la création de l'État d'Israël. Complétons-les par celles-ci, elles aussi de 1949 :
"La vraie internationale qui « sera le genre humain » n'est pas l'ensemble des groupes humains additionnés avec leurs appétits, et même leurs théories, c'est une structure supranationale centralisant l'effet des voeux et sacrifices des croyants ; cela même dont le Sionisme vient d'arborer à la face du monde l'énigmatique et ambivalent symbole, le Signe eschatologique indéniable du Retour d'Israël."
Suit un passage sur Bloy, puis sur les croisades, puis ceci :
"Aux 400 millions de musulmans pour qui le pèlerinage de Jérusalem est lié au retour du Christ-Juge, de façon voilée mais irrécusable, viennent de s'ajouter depuis l'an dernier en bloc monolithique les délégués sionistes des 12 millions de Juifs, sous une forme si mystérieusement ambivalente, si étonnamment eschatologique. Sont-ce toujours ces « Khowéwé Zion », ces pauvres « amants de Sion », chassés par les pogroms, venant rejoindre les sublimes pleureurs séculaires du Mur des lamentations ? Ou bien ces racistes à la technique cruellement athée, qui, pour avoir le monopole d'une colonisation impie de la Terre Sainte, se font les forçats volontaires des grandes firmes colonialistes américaines et s'imaginent pouvoir y construire le Nouvel Adam comme un robot suprême et le Royaume de Dieu comme un laboratoire atomique ? Malgré des apparences bien sombres, ce pèlerinage en masse des Hébreux qui veulent refaire à eux seuls Israël est un avertissement précieux de la Providence à l'adresse du Nouvel Israël, des chrétiens : pour que toutes leurs nations, divisées depuis les Croisades, se réconcilient, pour que cette reconstruction d'Israël ne se fasse pas diaboliquement, en en excluant la règle de perfection morale que le Christ avait en vain proposée aux « brebis perdues d'Israël »…" (L. Massignon, "Le pèlerinage", in Écrits mémorables, R. Laffont, coll. "Bouquins", 2009, t. 1, p. 8-9 et 11-12. Le texte précédent est issu de "La foi aux dimensions du monde", p. 16-17 de la même édition.)
Je laisse tomber, si j'ose dire, les musulmans pour l'instant, constatons que Massignon voit très bien, dès le début, qu'il y a à la fois un espèce de fenêtre de tir métaphysique pour Juifs et Chrétiens dans la création de l'État d'Israël, et tous les dangers portés en elle par cette création, qui peut même s'avérer « diabolique ». Plus de soixante ans après, on ne peut guère nier que ce sont plutôt les périls redoutés par Massignon qui semblent l'emporter, au point même, peut-être, de corrompre d'une certaine manière le judaïsme lui-même. On voit bien en tout cas la grande différence entre le rêve de Massignon - j'y reviendrai - d'une certaine réconciliation (ce terme est volontairement vague) des trois monothéismes issus d'Abraham - avec comme centre de gravité Jérusalem, et l'idée faussement oecuménique et très impérialiste de Jacques Attali de Jérusalem comme capitale du monde.
Revenons à Bloy : le Salut du monde par les Juifs se jouerait-il dans un combat de Juifs contre Juifs ? La solution finale à la question juive sera-t-elle trouvée par des Juifs ? A quel prix, pour le judaïsme ?
A suivre, mon Dieu...
Libellés : antisémitisme, Attali, Bloy, Dali, Drumont, Kubrick, Laurent James, Limbes, Massignon, Musil, Rebatet, Sionisme, Soral
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