mardi 30 octobre 2012

"Je suis parti de Bloy...

Méontologie


...qui, toute sa vie, a vénéré un Dieu absent, et plus Son absence se faisait évidente et cruelle, plus il Le vénérait. A nous d'essayer de donner une consistance à cette absence, l'incarner en somme. Le divin ne se montre jamais autant et aussi bien que lorsque Dieu apparaît dans toute Son absence. La vie est pleine de ces trous de Dieu, ces gouffres d'horreur où il est flagrant que Dieu n'est pas. Quelque chose de divin se passe quand Dieu manque. Non pas souffrir de l'absence de Dieu mais s'extasier devant cette absence comme devant un dieu. Quand on commence à comprendre que ne pas croire en Dieu et sentir Son absence sont deux choses diamétralement opposées, on est un autre homme. Apprendre à vivre avec l'absence de Dieu, Son silence et Ses signaux. Se situer par rapport à ce trou dans le monde que Dieu a fait en n'existant pas. Le reste, indifférence arrogante ou bigoterie stupide, n'a plus grand intérêt auprès de cette révélation en creux. Oui, Dieu est creux comme un tam-tam. Vivre c'est inventer un rythme sur Son dos. Dieu existe, je fais exister Dieu, je L'ai extirpé de ma gangue d'homme, je sculpte ensuite ce magma argileux, peu à peu une forme se dégage, une figure, tiens ça me ressemble, mais non, je l'ai cru mais c'est faux, ça me ressemble mais ce n'est pas moi, ça me rappelle quelqu'un, j'y suis : Jésus ! C'est là qu'on voit l'importance du Christ, Il a rempli le rôle de l'absence de Dieu. Rôle de composition il faut le dire pour un homme. Jésus-Christ incarne la divinité de l'absence de Dieu !

Il me revient une phrase de René Daumal qui disait : « Dieu je parle à ton inexistence » ; et je n'oublie pas Roger Gilbert-Lecomte qui, à la première page de son premier livre, mettait en scène Dieu et Son absence qui se saluaient. Ambassadeur divin de Dieu, incarnation terrestre de l'autoritaire néant céleste, Jésus-Christ est la preuve même que Dieu n'existe pas et pourtant j'y crois, j'y crois parce que c'est absurde.

Je me répète toute la journée comme une prière cette phrase de Tertullien : Credo quia absurdum. Quelle merveilleuse profession de foi : « Je crois parce que c'est absurde », c'est même pour ça que je crois. Si ce n'était pas absurde, il n'est même pas sûr que je croirais. Je crois d'autant plus que c'est absurde de croire. L'absurdité est mère de toutes les fois. Si croire en Dieu était logique, ce serait louche. L'irrationalité de la croyance en Dieu ne peut être vécue, et même comprise, que par l'absurde. Saint Thomas d'Aquin avait besoin de se prouver que Dieu existait, donc il en doutait. Alors que tout accepter d'emblée, d'un bloc, sans doutes, permet de croire en Son existence absente. Ce n'est raisonnablement qu'en Son inexistence qu'on peut croire à coup sûr. C'est de la folie mais pourtant je ressens au plus profond de mes fibres cette inexistence de Dieu. Exactement comme s'Il était là sous mes yeux. Je vois l'invisible. Je ne crois qu'en ce que je ne vois pas.

Saint Thomas d'Aquin remplit un trou, Tertullien le contemple." (Marc-Édouard Nabe, L'âge du Christ, pp. 16-18)

Je ne vais pas commenter ce texte, dont je me demande, globalement, jusqu'à quel point il faut le prendre au sérieux. Je ne vais pas reprocher à l'auteur ses paradoxes, m'étant moi-même demandé quelque part si « un catholique n'était pas toujours paradoxal » : disons que dans ce qui précède tout ne me paraît pas relever d'un égal degré de conviction de la part de l'auteur. Ceci, de façon générale me paraît lié, notamment, à certaines caractéristiques du catholicisme du XXe siècle, qui sont justement un des domaines d'études de L'âge du Christ, et sur lesquelles je pense et espère revenir prochainement.

Quoi qu'il en soit, cette retranscription me fournit l'occasion de corriger publiquement, à ma petite échelle, une commune erreur commise ici par M.-É. Nabe, et d'insister une nouvelle fois sur un thème qui m'est cher.

L'erreur, c'est l'attribution à Tertullien de la phrase : Credo quia absurdum. Jean Borella nous le dit :

"On ne saurait… envisager la distinction de l'Etre et du Non-Etre comme s'il y avait entre les deux une opposition de contradiction, bien que le langage semble nous y inviter. En effet, à s'en tenir aux formulations, Etre et non-Etre s'opposent comme A et non-A. Et chacun sait qu'il s'agit là de la formulation classique de ce qu'on nomme le principe de contradiction : A est A et n'est pas non-A ; ou encore : A ne peut être à la fois A et non-A ; ou encore : A et non-A s'excluent et ne peuvent être vrais en même temps. Ce principe est, selon Aristote et la philosophie en général, le plus fondamental des principes de la raison, ce qui ne souffre aucune discussion. Et précisément, si le non-Etre (l'Essence sur-ontologique ou méontologique [ici, si vous décrochez, c'est normal, nous y reviendrons plus tard, si Dieu veut…]), est conçu comme le contradictoire de l'Etre, à la manière dont non-A nie A purement et simplement, alors il y aurait en effet contradiction à affirmer que Dieu est à la fois Etre et non-Etre. Sans doute pourrait-on le soutenir au titre d'une sorte de transcendance de l'absurdité, sous le prétexte que seul un discours qui brise les exigences de la raison est à la mesure de cet au-delà de toute pensée humaine qu'est la Réalité divine, ce qui nous renverrait au trop fameux credo quia absurdum attribué faussement à Tertullien. [En note : : "L'expression ne se trouve pas telle quelle dans les écrits de Tertullien, mais on y lit des formules analogues. Dans le De Carni Christi, V, il écrit : « Le Fils de Dieu a été crucifié : je n'en suis pas scandalisé (précisément) parce que cela doit scandaliser. Et le Fils de Dieu est mort ; ce qui est parfaitement croyable (précisément) parce que c'est insensé (ineptum) ; et mis au tombeau, il a ressuscité : cela est certain (précisément) parce que c'est impossible."] Mais penser ce qui n'est pas pensable, ce n'est pas penser. Il faut donc admettre la pleine validité du principe de contradiction sur le plan de l'ontologie de la substance. Mais il n'en va plus tout à fait de même dans l'ordre méontologique, à propos duquel on peut bien parler d'un principe de non-contradiction absolue, principe qui est exigé par la pensée elle-même, et qui ne contredit nullement le principe de contradiction." (Penser l'analogie, pp. 96-97)

Encore une fois, sur cette histoire de méontologie, ne paniquez pas, et n'allez pas chez M. Google comme chez Dieu le père pour voir ce que ça veut dire : nous aborderons tout cela plus tard - lorsque je serai moi-même capable de l'expliquer à peu près clairement.

A peu près clairement, c'est d'ailleurs notre sujet du jour, et le thème que j'ai annoncé plus haut. Je le rappelais il y a peu, il m'est arrivé de critiquer la dichotomie soralienne artiste rêveur / intellectuel lucide : ce n'est pas pour retrouver une dichotomie différente mais elle aussi nuisible sous la plume de MEN. Il y a certes peut-être un moment où l'intellect, appelons ça comme ça, doit en quelque sorte lâcher prise devant « cet au-delà de toute pensée humaine qu'est la Réalité divine » ; "savoir est mieux que comprendre", vient ainsi de m'écrire M. Limbes, citant Bloy, comme on se retrouve. Mais je ne vois pas en quoi ce serait une raison pour renoncer de son propre chef à son intellect, et encore moins pour préférer ce qui a l'air irrationnel à ce qui est cohérent. Citons encore J. Borella : "'L'intelligence métaphysicienne doit s'engager concrètement dans la foi au Dieu révélé. (…) L'intelligence doit opérer une sorte de sacrificium intellectus, elle doit s'ensevelir dans la foi comme dans la mort du Christ Logos, mais c'est pour renaître avec lui." (p. 189 n.)

Dit autrement : Thomas d'Aquin ne doute absolument pas de l'existence de Dieu et sait fort bien que cette existence est plus paradoxale à certains égards que celle d'une assiette ou d'un vagin. Il ne remplit aucun trou. MEN est plus proche de la vérité lorsque, dans les lignes qui suivent le texte que j'ai cité, il parle de la Somme comme d'une "extraordinaire entreprise conçue et menée à bien pour expliquer l'inexplicable", quand bien même met-il dans les lignes en question un rien de condescendance. Quoi qu'il en soit, l'important est là : cette « entreprise » ne reflète aucun doute. Le sacrificium intellectus (encore du sacrifice, on n'en sort pas) évoqué par Jean Borella, Thomas d'Aquin l'a déjà fait, il en revient. (Ou bien tout ce que j'écris ici est complètement faux, c'est possible aussi. Mais, même complètement faux, ce sera moins faux que cette histoire de « doute ».)

Autrement dit encore, et pour finir. Peut-être est-il trompeur de parler, comme je l'ai fait, de « moment » à propos de cette façon dont l'intellect lâche prise, ou se sacrifie, peut-être cela donne-t-il un aspect trop temporel à cette idée, mais s'il y a un stade où l'intellect ne peut tout assumer, ce n'est rien une raison pour ne pas lui faire confiance, et encore moins pour le considérer comme contradictoire avec des formes éventuellement supérieures de savoir. "Si croire en Dieu était logique, ce serait louche", écrit MEN : je vois ce qu'il veut dire, mais Dieu, lui, est logique.

Sur le même thème, ou un thème très voisin, vous pouvez lire, ou relire pour les plus alcooliques de mes piliers de bar, ce texte, ou j'essaie de nuancer ce que racontent Musil et son commentateur Jacques Bouveresse sur les rapports entre science et religion, ou celui-ci, ou Simone Weil nous le dit : la science s'est écartée de la contemplation de Dieu, "non par excès, mais par insuffisance d'esprit scientifique, d'exactitude et de rigueur." - Un paradoxe pour finir, c'est de bonne guerre (sainte) : dans sa façon d'opposer Thomas d'Aquin et la proverbiale phrase attribuée à Tertullien, Marc-Édouard Nabe se montre finalement rationaliste, plus du côté de J. Bouveresse que de Simone Weil.

A suivre - encore et encore, c'est que le début, d'accord, d'accord…


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