"L'inexplicable victoire de la Marne..."
"Oracle sur Damas.
Voici Damas ôtée du nombre des villes,
elle est devenue une ruine écroulée." (Isaïe, XVII, 1)
"Guénon l'a souligné, la Syrie est la « Terre du Soleil » (Sûryâ en sanskrit signifie le soleil), dont la capitale est, selon Flavius Josèphe, « Héliopolis », la « Cité solaire »." (J. Borella, Lumières de la théologie mystique, p. 37.)
Un prophète juif qui veut détruire Damas, un philosophe proche de Guénon insistant sur l'importance pour la Tradition, en l'occurrence sous son aspect chrétien, de cette même Damas, je voudrais donner une coloration disons religieuse à ce qui se passe actuellement en Syrie que je ne m'y prendrais pas autrement qu'en accolant ces deux citations, la première que j'ai retrouvée dans un vieux texte, la seconde qui m'a bien sûr frappé en lisant le livre de J. Borella. Tel n'est pas néanmoins tout à fait mon propos. Au demeurant, je ne suis pas sûr d'avoir un « propos ». Mais enchaînons :
"Je n'ai cessé de réfléchir, depuis soixante années, sur le lien du temps avec l'Éternité. Et entre tous les auteurs que j'ai lus sur ce problème, de Platon à Bergson, à Heidegger, je n'ai jamais trouvé un « prophète » semblable à Léon Bloy : car toujours, ouvrant au hasard un de ces livres, je le trouvais coïncidant avec la vision que Dieu, dans son éternité, a sur notre « existence temporelle » qu'il voit tout d'un coup, en un éclair fulgurant. Bergson me disait : “Notre vie est un point indivisible.” Léon Bloy seul m'a aidé à saisir, tenter de saisir dans l'Éternel cet indivisible point.
Une seconde raison que j'ai d'aimer Léon Bloy, c'est qu'il m'a fait mieux comprendre ce que j'avais trouvé chez Leibniz, à savoir : que le plus haut point de l'optimisme est celui où il coïncide avec le plus haut point de pessimisme ; ou : que la voie vers le meilleur passe par le pire. Felix culpa!... Qui, plus que Léon B. s'est réjoui des catastrophes ? Qui est le plus capable, en ce XXe siècle, de nous préparer aux catastrophes, avec sérénité ? (...)
Ni Bergson ni Teilhard de Chardin ne m'ont fait pressentir ce qui s'accomplissait presque sous leurs yeux : la fin de l'idée de Progrès, l'apparition du second feu, le feu nucléaire susceptible de mettre fin à la vie sur cette planète... Or Léon Bloy y était préadapté ! Comme un Nietzsche chrétien, un Dostoïevski catholique (et plus que Claudel ou Bernanos), Léon Bloy m'enseigne la paix dans les tempêtes ; et, jusque dans les flammes du Bazar, il voit le feu de la Charité. Il sera plus actuel en l'an 2000 qu'il ne l'est en 1987... (...)
J'ai longuement réfléchi en philosophe sur le mystère de Marie. Mais je n'ai pas trouvé dans une littérature innombrable d'ouvrage comparable à Celle qui pleure. Pourtant, Bloy approchait de la Pureté absolue, à partir de l'impureté. Mais seule, comme le disait S. Weil la pureté peut comprendre la souillure. Et peut-être faut-il avoir traversé la luxure pour sentir l'abîme qui nous sépare de la Pureté suprême."
(Lettre de Jean Guitton publiée dans le Cahier de l'Herne consacré à Bloy, 1987, pp. 230-231. J'ai opéré quelques légères modifications en sus des coupures signalées.)
"L'an 2000" : Dieu écrivant droit avec des lignes courbes, je veux dire par là que toujours décalage et surprise il y aura, il faut lire 2001 et cette espèce d'hommage et de défi à Bloy que fut le 11 septembre - ceci restant vrai d'ailleurs (voire étant encore plus vrai ? quel défi en tout cas pour l'exégète !) même si le 11 septembre est faux.
La phrase de Guitton que j'ai soulignée est à la fois ce qui m'intéresse et me pose problème. Notons d'abord que les deux formulations ne sont pas strictement équivalentes, ou du moins qu'elles ne le sont que si nous savons exactement ce qu'est le « pire ». Mais si nous le savions, ça serait trop facile, il suffirait de l'attendre pour que ça aille mieux... Le pire, on le voit naïvement selon « l'image trop belle du plongeur qui, d'un vigoureux coup de pied, remonte à la surface », alors qu'en matière spirituelle, "atteindre le fond, cela ne veut rien dire" (G. Perec) : en ce domaine on peut toujours faire pire.
Autre illusion, réconfortante peut-être, mais dangereuse car prenant la forme d'un déni de réalité, l'idée du "C'est trop gros pour être vrai." Oui, l'invasion de l'Irak c'était trop gros pour être vrai, celle de la Libye aussi, maintenant la Syrie... L'existence d'Israël, ce n'est pas trop gros pour être vrai, peut-être ? C'est tout le monde moderne qui est trop gros pour être vrai, on ne voit pas en quoi cela l'empêche d'exister ! Avec certes un mode d'existence peut-être contradictoire qui contribue à son caractère fantomatique et à ses évidentes impulsions auto-destructrices, mais en attendant - pas longtemps ? - il est là, bien là, bien carré dans notre cul... Il n'y a hélas pas de critère d'infamie, de point limite de bassesse à partir duquel le réel rebrousserait automatiquement chemin et reprendrait la bonne direction. L'Apocalypse est possible.
- En même temps (celui de l'Éternité ?), "ça serait trop facile", justement, car si nous étions dûment informés que « le pire » est arrivé (sans se presser), nous n'aurions rien à décider : d'une certaine façon il faut décider que nous en sommes arrivés au pire - ce qui implique qu'il y ait au moins un concept du pire, même si nous avons le tort de trop prêter à ce concept.
Autrement dit et par conséquent, nous, c'est-à-dire les gens que cela intéresse, nous devons établir un diagnostic sur le fait d'être arrivé ou non au « pire », diagnostic qui peut être erroné, et agir en conséquence, cet agir pouvant par ailleurs n'avoir à peu près aucune influence sur rien, a fortiori si la situation est vraiment grave, désespérée...
En admettant maintenant qu'il est possible de n'avoir "aucune influence sur rien" ! Toujours dans le Cahier de l'Herne, Christian Jambet attribue à Bloy cette thèse :
"L'ensemble de l'histoire humaine est comme un livre, dont le moindre énoncé a sa nécessité propre. L'événement le plus mince affectant le plus obscur des vivants peut avoir les plus lointaines et les plus graves conséquences." (p. 223) Et C. Jambet d'illustrer cette idée par la citation suivante : "Le temps n'existant pas pour Dieu, l'inexplicable victoire de la Marne a pu être décidée par la prière très humble d'une petite fille qui ne naîtra pas avant deux siècles." (Méditations d'un solitaire en 1916.)
On peut trouver cette idée farfelue ou extrême, mais, ainsi que je l'ai noté il y a déjà quelques années, à partir d'un certain niveau de réflexion sur le hasard et les probabilités on parvient à des considérations qui n'ont rien d'incompatible avec une forme de providentialisme. On peut partir de Bolzano et Musil et arriver à Bloy.
Ceci dit, outre ce léger détail que si le temps n'existe pas pour Dieu, il existe pour nous - quitte à ce que nous le laissions trop exister, mais une question à la fois (j'allais écrire, chaque chose en son temps...) -, ceci dit, notre problème reste entier. Ce n'est d'ailleurs pas aujourd'hui que nous le résoudrons.
Tentons néanmoins le poser le plus clairement possible. Revenons à la phrase de Jean Guitton, on y trouve deux niveaux d'appréhension :
- l'appréhension subjective de l'observateur, son optimisme et son pessimisme ;
- l'appréhension objective que l'on peut avoir de la situation - en termes soraliens, jusqu'où va-t-on descendre ?
Que l'on puisse être à la fois très optimiste et très pessimiste, voire que ces deux sentiments se nourrissent paradoxalement l'un l'autre, j'y souscris pleinement, j'en suis la preuve vivante - et d'ailleurs je ne ne suis pas le seul.
Mais articuler cet état d'esprit, qui fait partie notons-le de l'état objectif du monde, à une analyse de cet état objectif du monde, analyse pouvant permettre de mieux comprendre ce qu'il serait souhaitable de faire, même à très petite échelle, non seulement ce n'est pas évident, mais ce peut être piégeux. A l'extrême limite de la conception bloyenne de la providence ou du principe de Bolzano on aboutit au fatalisme oriental, en tout cas si l'on confond le "C'était écrit" avec le "C'est déjà écrit". - Mais ce point, connu, n'est pas encore exactement ce que je cherche à mettre en évidence. Il ne s'agit pas non plus d'évoquer simplement ce que l'on appelle « l'énergie du désespoir ».
- Il s'agit, finalement, de refuser l'articulation de Jean Guitton entre ce que j'ai appelé deux niveaux d'appréhension. Je me rends compte qu'une bonne partie de ce que je viens d'écrire s'inscrit en faux contre la juxtaposition par Guitton de ces deux « niveaux ». Attention, je ne dis pas qu'il n'y a aucune passerelle possible entre eux, et ne m'apprête pas à dire qu'il faut agir sans réfléchir. Mais ce qu'il faut, justement, c'est être à la fois atrocement optimiste et atrocement pessimiste, ceci, finalement, quelle que soit l'analyse que l'on fait de la situation. La formulation de J. Guitton m'a induit en erreur : à la généralité selon laquelle "le plus haut point de l'optimisme est celui où il coïncide avec le plus haut point de pessimisme" il importe de substituer une manière de maxime morale qui impliquerait d'être en permanence aussi désespéré et aussi espérant que possible, welcome back Léon Bloy - et voilà pourquoi il ne s'agit pas simplement de « l'énergie du désespoir ».
Ce qui revient finalement, au christianisme tel que le voit Chesterton, je vous ai souvent cité ces phrases : le christianisme aurait "surmonté la difficulté de concilier deux contraires en les gardant tous deux et en les gardant tous deux en toute leur violence" - the difficulty of combining furious opposites, by keeping them both, and keeping them both furious... Et ce que je m'efforçais de comprendre et faire comprendre (pléonasme ?), c'est en quoi Guitton avait raison et se trompait à la fois, et se trompait parce qu'il avait raison.
"Que l'on puisse être à la fois très optimiste et très pessimiste, voire que ces deux sentiments se nourrissent paradoxalement l'un l'autre, j'y souscris pleinement", viens-je d'écrire, mais je suis tombé dans le même genre d'imprécision que J. Guitton : ces deux sentiments (ou états d'esprit) ne se nourrissent l'un l'autre que s'ils ne se nourrissent pas l'un l'autre, c'est ça le point (G ?), il est là, le voilà. Il faut cuire les deux aliments séparément pour que le plat ait une chance d'être bon. - Ceci sans d'ailleurs être sûr qu'on le mangera un jour.
Évidemment, je pourrais tout réécrire, ce serait probablement plus clair - mais peut-être moins intéressant. Résumons-nous donc, avec de nouveau Chesterton à l'appui :
"Il est exact que l'Église a dit à certains hommes de combattre et à d'autres de ne pas combattre ; et il est exact que ceux qui combattaient frappaient comme la foudre et ceux qui ne combattaient pas restaient figés comme des statues. Tout cela signifie simplement que l'Église préférait utiliser ses surhommes et utiliser ses tolstoïens. Il doit y avoir quelque chose de bien dans la vie des combattants puisque tant d'hommes bien ont aimé être soldats. Il doit y avoir quelque bien dans l'idée de non-résistance puisque tant d'hommes bien semblent aimer être quakers. Tout ce que fit l'Église fut d'empêcher - autant que possible - l'une de ces deux choses bonnes d'évincer l'autre. Elles ont existé côte à côte. (...) Et il arrivait que cette pure douceur et cette pure violence se rencontrent et justifient leur jonction ; le paradoxe de tous les prophètes s'accomplissait et dans l'âme de saint Louis le lion reposait près de l'agneau. Mais n'oubliez pas que ce texte a été interprété trop à la légère. Pour beaucoup, en particulier pour les adeptes de Tolstoï, le lion qui repose à côté de l'agneau devient semblable à un agneau. Mais ce serait de la part de l'agneau une annexion brutale, un acte d'impérialisme. L'agneau absorberait tout bonnement le lion au lieu de se faire dévorer par lui. Le vrai problème qui se pose est celui-ci : un lion peut-il reposer près de l'agneau et retenir sa royale férocité. Tel est le problème que l'Église a abordé ; tel est le miracle qu'elle a accompli."
Après avoir signalé que le hasard me fait publier ce texte le jour même de la saint Louis, j'insisterai donc une dernière fois sur la difficulté du jour : il s'agit de réunir en sa personne ce que Chesterton estime que l'Église a pu réussir au niveau de la société, il s'agit d'être à la fois terriblement lion et terriblement agneau. Soyons précis : il faut être terriblement pessimiste et terriblement optimiste tout le temps, et être capable d'être terriblement lion et terriblement agneau selon l'analyse que l'on fait de la situation. Il suffit de le dire...
Au vrai, je l'ai déjà souligné à propos de Simone Weil - j'avais laissé l'extrait du texte de Jean Guitton où il évoque une de mes vierges préférées à la fois parce que ça me faisait plaisir et parce que je me disais que ces idées sur la pureté et la souillure posaient le même genre de problèmes -,
je l'ai signalé à propos de Simone Weil, disais-je : elle s'est efforcée je crois d'aller en elle-même vers ce genre d'unité des contraires sans jamais oublier que ces contraires sont des contraires... J'avais écrit que c'était presque surhumain.
Cela peut aussi rendre fou. Paraphrasons Woody Allen en guise de mot de la fin : Bloy a pu se sentir parfois devenir fou, Simone Weil mourir en partie pour ne pas devenir folle, et moi-même je ne me sens pas toujours très bien.
(Vous trouverez des problèmes du même genre ici.)
Libellés : Allen, Apocalypse, Bergson, Bloy, Borella, Chesterton, Claudel, Guénon, Guitton, Isaïe, Jambet, Kubrick, Laurent James, Leibniz, Soral, Syrie, Tolstoï, Weil
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