"Le péché des péchés - le péché entre tous irrémissible : l'anachronisme."
Lucien Febvre, historien, écrit cela dans l'introduction à son livre sur Le problème de l'incroyance au XVIe siècle. Nous sommes en 1947. Et deux pages plus loin :
"Comment ne pas être étonné de la façon dont nos contemporains s'obstinent, sous prétexte de les justifier, à dégrader les grands hommes auxquels ils rattachent, non sans raison, la genèse du monde moderne ? Ils ne sont satisfaits que s'ils en font des pleutres. Les seuls pleutres d'un siècle peuplé de héros qui payèrent de leur vie, allègrement, leur attachement à des vérités d'ailleurs contradictoires. A étaler cette lâcheté supposée, à satisfaire ainsi leur haine de l'esprit et de sa grandeur - certains goûtent une joie qu'ils ne dissimulent guère. Il leur faut un Lefèvre retenu sur la pente glissante de l'hérésie par sa seule prudence de vieillard timoré. Il leur faut un Érasme refusant de rejoindre un homme et des doctrines [Luther et le protestantisme, note de AMG] contre quoi - nous le savons - s'insurgeait toute sa nature d'homme, uniquement - ils le disent - par amour de sa quiétude, et désir d'éviter de rudes persécutions [je crois me souvenir que L. Febvre était lui-même protestant, note de AMG]. Et de quel ton hautain tant d'hommes, qui semblent peu familiers avec les hardiesses de l'esprit, ne reprochent-ils point au protégé de Marguerite, à l'ami de Thomas More, ce qu'ils daignent, les jours d'indulgence, n'appeler que leurs « timidités » ? - A l'autre bout du siècle, il leur faut un Montaigne poltron, fuyant la peste et les dangers publics. Entre deux, un Rabelais claqué sur son Panurge : plaisantin, rusé, écornifleur cynique, total incrédule - mais dissimulant pour rendre à l'Église les politesses requises. Ou bien (c'est la version nouvelle) un Rabelais fanatique, violemment insurgé non seulement contre l'Église catholique mais contre la croyance chrétienne en tant que telle : d'ailleurs masqué, et par peur. Comme si la peur était, ici-bas, la compagne naturelle (et louable) de l'intelligence et de la raison ?"
Peut-être serez-vous comme moi sensible aux échos murayiens (avec ou sans i ?) d'un tel texte. Bonnard dans les années 20 et 30 déplorait cette tendance à diminuer rétrospectivement les grands hommes, cette façon qu'a l'individu démocratique, au sens anthropologique du terme, à projeter ses petitesses et ses peurs sur les hommes des âges non démocratiques. Muray quant à lui saura lier explicitement cette tendance et le goût de l'anachronisme - péché irrémissible… -, montrer et démontrer leur articulation, seulement suggérée par L. Febvre.
A qui nous redonnons la parole pour finir ; et si la formulation est un rien pompeuse, l'idée (je pense surtout à celle qui est exprimée entre parenthèses) me semble juste :
"A ces fantaisies d'une histoire médiocre, trop souvent dictées par des soucis personnels à des hommes perdus dans l'infini détail - substituer une conception plus vraiment humaine (la peur est de l'homme, mais plus encore le triomphe sur la peur) des conceptions spirituelles d'un siècle historique : l'ambition de ce livre."
La peur est humaine certes, mais en la dépassant on est encore plus humain. Ce qui me rappelle d'ailleurs la phrase que j'avais d'abord pensé citer aujourd'hui (pensé ou pensée ? l'accord se fait si le participe est suivi comme ici d'un infinitif ?), phrase lue dans l'Équipe de ce jour. Elle a pour cadre de départ le sport, mais on peut évidemment l'appliquer à d'autres activités humaines, la politique notamment :
"Tout le monde a un plan de jeu. Jusqu'au moment où vous vous prenez un pain dans la tronche." (Mike Tyson, cité par Mats Wilander, ce qui peut expliquer, la traduction aidant, le mélange entre les champs lexicaux du tennis et de la boxe.) Il y a la stratégie, et puis vous vous prenez, par exemple, de la « poudre de Perlimpinpin » dans la tronche...
"Comment ne pas être étonné de la façon dont nos contemporains s'obstinent, sous prétexte de les justifier, à dégrader les grands hommes auxquels ils rattachent, non sans raison, la genèse du monde moderne ? Ils ne sont satisfaits que s'ils en font des pleutres. Les seuls pleutres d'un siècle peuplé de héros qui payèrent de leur vie, allègrement, leur attachement à des vérités d'ailleurs contradictoires. A étaler cette lâcheté supposée, à satisfaire ainsi leur haine de l'esprit et de sa grandeur - certains goûtent une joie qu'ils ne dissimulent guère. Il leur faut un Lefèvre retenu sur la pente glissante de l'hérésie par sa seule prudence de vieillard timoré. Il leur faut un Érasme refusant de rejoindre un homme et des doctrines [Luther et le protestantisme, note de AMG] contre quoi - nous le savons - s'insurgeait toute sa nature d'homme, uniquement - ils le disent - par amour de sa quiétude, et désir d'éviter de rudes persécutions [je crois me souvenir que L. Febvre était lui-même protestant, note de AMG]. Et de quel ton hautain tant d'hommes, qui semblent peu familiers avec les hardiesses de l'esprit, ne reprochent-ils point au protégé de Marguerite, à l'ami de Thomas More, ce qu'ils daignent, les jours d'indulgence, n'appeler que leurs « timidités » ? - A l'autre bout du siècle, il leur faut un Montaigne poltron, fuyant la peste et les dangers publics. Entre deux, un Rabelais claqué sur son Panurge : plaisantin, rusé, écornifleur cynique, total incrédule - mais dissimulant pour rendre à l'Église les politesses requises. Ou bien (c'est la version nouvelle) un Rabelais fanatique, violemment insurgé non seulement contre l'Église catholique mais contre la croyance chrétienne en tant que telle : d'ailleurs masqué, et par peur. Comme si la peur était, ici-bas, la compagne naturelle (et louable) de l'intelligence et de la raison ?"
Peut-être serez-vous comme moi sensible aux échos murayiens (avec ou sans i ?) d'un tel texte. Bonnard dans les années 20 et 30 déplorait cette tendance à diminuer rétrospectivement les grands hommes, cette façon qu'a l'individu démocratique, au sens anthropologique du terme, à projeter ses petitesses et ses peurs sur les hommes des âges non démocratiques. Muray quant à lui saura lier explicitement cette tendance et le goût de l'anachronisme - péché irrémissible… -, montrer et démontrer leur articulation, seulement suggérée par L. Febvre.
A qui nous redonnons la parole pour finir ; et si la formulation est un rien pompeuse, l'idée (je pense surtout à celle qui est exprimée entre parenthèses) me semble juste :
"A ces fantaisies d'une histoire médiocre, trop souvent dictées par des soucis personnels à des hommes perdus dans l'infini détail - substituer une conception plus vraiment humaine (la peur est de l'homme, mais plus encore le triomphe sur la peur) des conceptions spirituelles d'un siècle historique : l'ambition de ce livre."
La peur est humaine certes, mais en la dépassant on est encore plus humain. Ce qui me rappelle d'ailleurs la phrase que j'avais d'abord pensé citer aujourd'hui (pensé ou pensée ? l'accord se fait si le participe est suivi comme ici d'un infinitif ?), phrase lue dans l'Équipe de ce jour. Elle a pour cadre de départ le sport, mais on peut évidemment l'appliquer à d'autres activités humaines, la politique notamment :
"Tout le monde a un plan de jeu. Jusqu'au moment où vous vous prenez un pain dans la tronche." (Mike Tyson, cité par Mats Wilander, ce qui peut expliquer, la traduction aidant, le mélange entre les champs lexicaux du tennis et de la boxe.) Il y a la stratégie, et puis vous vous prenez, par exemple, de la « poudre de Perlimpinpin » dans la tronche...
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