jeudi 22 juin 2017

"Mais force est de constater que tel n'était pas l'avis de Dieu..."

"En distinguant le contenu du dogme de la forme canonique que l'Église lui a donnée, nous n'entendons cautionner aucun principe d'une remise en cause permanente de cette forme, comme il est d'usage aujourd'hui. Au contraire, nous croyons que la forme canonique fixée par l'Église est en fait - sinon en droit - le seul moyen d'accéder à une intelligence certaine et objective de son contenu, pour autant que cela est possible. C'est pourquoi nous paraît à quelques égards inconsidérée la déclaration de Jean XXIII dans son discours d'ouverture du IIe Concile de Vatican (11 octobre 1962), concernant la doctrine catholique ; il affirme en effet sans rien plus : « Il importe que cette doctrine certaine et immuable, soit étudiée et exposée selon les méthodes qu'exige la conjoncture présente. Autre en effet est la substance de l'antique doctrine du dépôt de la foi, et autre est la formulation de son revêtement ». Propos inconsidérés parce que, sous une apparence classique, ils introduisent un principe révolutionnaire. La distinction de la substance de la foi et des formes qui l'expriment est traditionnelle. Les théologiens parlent de l'immutabilité substantielle du dogme ; en droit, l'Église garde le pouvoir, si besoin est, de modifier leur forme, alors même qu'elle a a été antérieurement et solennellement définie - bien qu'en fait cela ne se soit jamais produit. Mais encore faut-il qu'elle se propose effectivement de le faire et qu'elle en exprime publiquement l'intention. Or, Jean XXIII affirme explicitement le contraire : « Le punctum saliens de ce Concile n'est pas la discussion de tel ou tel thème de la doctrine fondamentale de l'Église ». On doit en conclure logiquement qu'aux yeux du pape, toucher à la forme des dogmes ne relève pas de la dogmatique : étonnante inconscience des problèmes philosophiques que posent les rapports de la forme et du fond. Car il devrait être évident que la distinction de la substance et de la forme d'un dogme, ne saurait être, quoad nos, c'est-à-dire du point de la vue de la connaissance humaine, envisagée de telle sorte que nous pourrions séparer réellement la substance du dépôt de la formulation dont elle est est dite être « revêtue ». L'image du « revêtement » est d'ailleurs discutable. La formulation dogmatique n'est pas un vêtement dont l'Église habillerait la nue vérité du dogme, comme une fillette habille et déshabille sa poupée. La formulation dogmatique, voulue et donc garantie par le Saint Esprit, est un signe d'orientation pour l'intelligence théologique, elle définit le mode selon lequel la Sagesse divine veut nous donner accès au mystère en tant que tel, parce qu'Elle seule sait ce qui est bon pour nous, et qu'ainsi nous sommes assurés, non de voir le mystère dans son essence - ce qui excède la capacité ordinaire de l'intelligence - mais au moins de regarder dans la bonne direction. A défaut de ce signe d'orientation, de ce symbole de la foi, ou nous ne savons pas où regarder, ou, ce qui est plus grave, nous ne regardons pas dans la bonne direction et nous théologisons (ou « métaphysiquons ») sur un objet qui, en réalité, n'est pas celui dont nous croyons parler. Tout ce que nous pouvons faire, relativement à ces symboles dogmatiques, c'est de les interpréter théologiquement, c'est-à-dire de les comprendre d'abord, de les expliquer ensuite selon les besoins des auditoires et des temps. Mais il n'est pas possible de les formuler au gré de ce qu'on pense être une compréhension plus profonde, laquelle, d'ailleurs, sous peine d'arbitraire - et donc d'illégitimité - ne saurait avoir d'autre point de départ que la formulation canonique elle-même.

Cela ne signifie évidemment pas que les formulations dogmatiques descendent du Ciel toutes formées. Comme le corps du Christ qui est tiré de la substance humaine de Marie, les formulations dogmatiques sont tirées des cultures humaines, particulièrement de la culture grecque. Elles sont donc marquées d'une certaine contingence et tributaires de la philosophie qui, formellement parlant, est chose grecque. Certains estimeront sans doute que tel autre langage spéculatif eût été mieux approprié : le langage du vedânta par exemple. Mais force est de constater que tel n'était pas l'avis de Dieu, puisque c'est Dieu Lui-même qui s'est incarné en un lieu et un temps où la révélation abrahamique se conjoignait à la tradition philosophique des Grecs, ce dont témoigne irréfutablement la décision johannique de nommer le Fils Logos. Il faut en conclure - Dieu sachant ce qu'Il fait - que nul autre langage n'était plus apte à exprimer les vérités de la foi que celui de la tradition philosophique. D'autre part, en assumant certains éléments de cette tradition, la foi chrétienne les a consacrés et rendus canoniques. Dès lors, ces formes culturelles, contingentes à quelques égards (tout ce qui se dit ainsi, pour cette raison même, pourrait se dire autrement), acquièrent une déterminité normative. Ces formes spéculatives furent d'abord, nous le reconnaissons, et l'histoire de leur élaboration hésitante nous le confirme, des manières de comprendre parmi d'autres également possibles ou même provisoirement retenues et finalement rejetées. Comment s'en étonner ? L'histoire de Dieu est écrite avec des hommes et des mots humains. On se représente parfois l'élaboration dogmatique de la doctrine chrétienne comme une histoire dirigée. Dans un centre caché, des Supérieurs plus ou moins inconnus, sachant ce qu'il faut dire et comment le dire, agissent en connaissance de cause et prennent chaque fois les décisions qu'impose le moment cyclique. Cette vue est imaginaire et ne satisfait que notre goût pour les “machinations ésotériques”. En réalité, mis à part les cas, assez rares, où le Saint Esprit « parle par ses prophètes », les hommes, fussent-ils évêques ou papes, ne savent pas a priori ce qu'il faut dire pour répondre aux questions qui se posent, ni comment il faut le dire. Ils ne connaissent, en toute certitude, que ce qui a été enseigné directement par le Christ ou par les Apôtres à qui a été confié le dépôt de toute la révélation et qui possèdent donc l'intégralité de la science dogmatique. Mais le mode selon lequel cette science est communiquée comporte toujours une part d'implicite, puisque, par définition, aucune forme n'épuise son objet. Par conséquent se présentera toujours également la nécessité, lorsque cet implicite n'est plus entendu et que surgissent les incompréhensions, d'avoir à expliciter avec autorité les points litigieux et restés latents du dépôt de la foi. L'Église alors entre en recherche, s'efforçant d'entendre la foi commune, c'est-à-dire universelle ou catholique, et de l'exprimer à l'aide des ressources des cultures humaines, celles du moins dont elle a l'expérience.

Il y a donc une genèse historique des formulations conciliaires : d'abord « manières de comprendre », elles deviennent « modes canoniques d'exposition », et Dieu ne dicte pas aux Père conciliaires ce qu'ils doivent décider. De même celui qui aurait pu, de l'extérieur, observer la grossesse de Marie et la formation de l'Enfant dans son sein n'y eût rien vu que de naturel : un développement semblable à celui de toutes les grossesses humaines ; et cependant c'était le fruit du Saint Esprit. Une fois paru, cet homme Jésus, en tout semblable aux hommes, était pourtant unique : nouvel Adam, son humanité devient normative et révélatrice. Ainsi, mutatis mutandis, des décisions conciliaires. Et c'est pourquoi, dans leur forme même, elles doivent être regardées comme pratiquement immuables.

Nous résumerons notre pensée en disant qu'en matière dogmatique, il faut distinguer le mystère en soi qui se ramène, en fin de compte, à tel “aspect” de la Réalité divine, la formulation dogmatique, élaborée par l'Église, qui donne à contempler le mystère selon le mode humain d'expression voulu par le Saint Esprit, et l'interprétation développée par l'intelligence théologique sur la base consacrée de sa formulation dogmatique. Sans doute y a-t-il une part d'interprétation dans toute formulation, puisqu'elle est d'origine humaine. Mais cette part est minimale dans la mesure même où son élection par le Magistère ecclésial au titre de forme dogmatique, l'arrache à sa contingence culturelle, à son enracinement dans le terreau d'un langage particulier, lui confère une sorte de virginité sémantique et, finalement, en la consacrant, la transfigure."

Jean Borella (on peut être à la fois anti-Vatican II et anti-complotiste.)