vendredi 17 novembre 2017

Mieux vaut la vérole que le métissage... (Pierre Boutang)

"Toutefois, la prime règle est de savoir quand et pourquoi le prêche est inutile ou grotesque : Montaigne avertit que « maints écoliers ont pris la vérole avant d’être arrivés à la leçon d’Aristote sur la tempérance » - or Aristote prévient que l’enseignement de l’éthique - il n’a pas forcément pour objet d’empêcher les écoliers de prendre la vérole - ne commence que sur le fond d’une païdeïa, d’une préalable éducation ; là un jeune homme à l’écoute de ses passions, ou le vieillard qui leur court après, sont également inaptes à la réflexion sur le souverain bien. La païdeïa préliminaire est institution d’habitudes, une fois obtenue la première sortie hors de la vie « pathique », où l’on va à la chasse de toutes les singularités qui se présentent à la suite. Bon ! Qui va accrocher ce grelot, conduire à  « la poïétique et pratique des désirs selon quelque rapport » ? Sûrement pas le philosophe, avec ses déterminations univoques ; on ne part pas de principes, on vise à en établir ; le commencement est dans le fait, dans une société donnée, pourvu qu’elle soit conforme à la physis. « Empirisme assez étonnant », commentait l’un des meilleurs traducteurs de l’Éthique [à Nicomaque, bien sûr ; le traducteur est Jean Voilquin, note de AMG]. Non, car l’expérience invoquée comme terrain originel est celle de la société qui se veut païdeïa, se construit dans la transmission de ses mythes fondateurs ou salutaires. Comment la conformité à la physis, la bonne qualité des traditions transmises dès l’enfance se prouvent-elles ? Elles ne se prouvent pas : l’aventure est inévitable, que Platon rejetait, qu’Aristote doit accepter joyeusement ; la tragique rupture avec son élève Alexandre tient à ce choix : lorsque le héros choisit le métissage pour son empire universel, le maître reconnait là le renoncement à la païdeïa grecque comme fonds de la morale et de la politique. Est-ce un retour à l’héroïque par la voie personnelle et divine ? Est-ce la dévalorisation de toute particularité par référence à l’homme-dieu ? Dans les deux cas, plus d’éthique à rejoindre à partir du fait hérité qui fondait toute société, toute politique jusque-là. Si Alexandre avait. conduit au terme son oeuvre géniale, son passage à l’homme universel posé dès l’enfance comme n’importe qui, la sophistique aurait intellectuellement nourri son rêve, que le stoïcisme reprend au coeur de l’échec. Le Stagiritte ne pouvait que s’étonner et refuser : « Il faut déjà être fait aux bons usages pour entendre parler avec profit du beau, du juste, et globalement de la politique », dit-il au chapitre 4 du premier livre. Non par hasard enchaîne-t-il sur Hésiode, quatre vers des Travaux et les Jours, sur la sagesse docile au conseil, et la folie de qui ne grave pas en son coeur les paroles d’autrui. La langue des hymnes et des fables, point le mélange adultère des peuples, est pour lui l’archê de toute morale."  


La difficulté avec Pierre Boutang, en-dehors de ses coquetteries de style, ses ellipses, ses incises, son grec ou latin pas toujours traduit pour le profane, la difficulté, c’est que son travail consiste souvent à fonder philosophiquement ce qui relève de la loi naturelle. D’où une lecture ardue, pour un résultat qui peut parfois paraître, à l’arrivée, quelque peu banal : ce n’est pourtant justement pas le résultat qui compte - Boutang n’a jamais caché qu’il était chrétien… - mais sa démonstration. Et bien sûr, si on achoppe sur la démonstration en question, on risque de rester sur sa faim. On peut préférer un Chesterton, qui dans un même but emprunte un chemin à la fois moins escarpé et plus divertissant, celui des paradoxes. - Un passage comme celui-ci me semble cependant éclairant, notamment grâce et par son recours à la philosophie païenne d’un Aristote. (Nous y reviendrons !)