jeudi 11 janvier 2018

Rêveries. Le vagin a-t-il une âme ?

Voici - mieux vaut tard que jamais, je dois arrêter ma livraison quotidienne de citations demain 12 janvier - le texte de Jean Clair que je vous promets depuis des semaines. Il s’arrête de façon un peu abrupte, mais ce n’est pas peut-être pas plus mal pour une variation sur le sexe et l’infini. L’expression latine Aut vultus aut vulva, que vous trouverez à la fin, et qui mériterait d’autres citations du même Jean Clair, signifie : le ventre ou la matrice ; c’est-à-dire, pour expliciter la métaphore : le visage ou la vulve, l’âme ou la chatte, principe directeur sinon intangible de l’art occidental (j’y reviens plus bas) que le travail de Picasso, puisque c’est de lui qu'il est question, va battre en brèche. Cet adage est d’ailleurs employé ici par J. Clair avec quelque recul. Mais je lui laisse la parole, et vous donne rendez-vous demain pour un bilan de cette année de citations. 

"L’être organisé, c’est connu, est bâti sur la symétrie. Du lombric à l’homme, un miroir invisible reconduit à droite ce qui se trouve à gauche. Symétrie sagittale, ou bilatérale, qui se recoupe d’une symétrie dans le plan de la marche. L’être organisé est un projet, il a un avant et un arrière, une tête et un appendice, bref une direction. Surtout, il se développe, il s’agrandit par segments, ou encore, comme disent les biologistes, par métaméries. Cela vaut du ver de terre avec ses anneaux comme de l’homme avec ses vertèbres. Remarquons encore que la symétrie devient de plus en plus contraignante et limitée à mesure que le vivant se complexifie. Les êtres immobiles ou peu mobiles, des plantes aux oursins et aux radiolaires, ont une symétrie, radiaire, par exemple. Si l’on descend plus bas encore dans l’évolution, les roches, les cristaux ont souvent une symétrie par translation. Autrement dit, plus la symétrie dans le vivant devient contraignante, plus la variété des formes se fait riche. 

(Ce qui, note de AMG, évoque la phrase du biologiste François Jacob : "Plus un organisme est complexe, plus il est libre" - quels affreux relents spécistes…) 

Platon, qui imaginait la réunion de deux êtres en-deçà de la coupure du sexe sous la forme d’une sphère parfaite, appliquait ainsi à l’idée du vivant et à l’imagination de l’être complet, une homothétie radicale que l’on retrouve aussi dans la théorie de ses cinq corps. L’Eros platonicien est, comme la cosmologie platonicienne, une rêverie cristalline. Picasso, farouchement homophobe, farouchement tendu vers l’hétéronomie des sexes, fait au contraire éclater la sphère platonicienne, et change la douce libido lisse et agglutinante de l’Eros platonicien, l’union du même au même, en une fureur inapaisable : l’impossible union de deux corps à jamais différents. L’être sexué est à la fois profusion des formes, issues de la contrainte de la symétrie, et mort de l’individu au nom de la sauvegarde de l’espèce.

La symétrie est un fait de nature, jouer de la symétrie est un fait de l’art. Déjouer la symétrie, tromper l’effet de symétrie, rompre la symétrie, renverser ses équilibres, étonner le regard en déplaçant les accents ou en renversant les équilibres est un artifice. Tout comme on accordera au borgne, au boiteux, au bossu, des pouvoirs surhumains, on regardera la licorne ou narval comme des prodiges de la nature. Le peintre, sans doute, oeuvre du côté de cette contre-nature qui engendre des monstres. 

Or Priape et Baubô, on le sait, sont des divinités contrefaites. Kakomorphos, difforme, amorphos, vilain, sans forme, aiskhros, d’une laideur honteuse, est décrit Priape, le fils d’Aphrodite, la déesse à la beauté démesurée, kallos amétrèton. Choïros, petit cochon, pourceau, c’est le nom que l’on donne à la vulve chez les Anciens. Les modernes l’appellent « le barbu ». Elle fait partie de ces choses honteuses et risibles « comme le poil, la boue, la crasse » dont parle Platon dans le Parménide. Masculin ou féminin, phallus ou vulve, le sexe, sans forme fixe, sans volume déterminé, sans proportions repérables, trop petit ou trop gros, toujours disproportionné, échappe à la mesure. Il échappe donc au domaine de l’art. Il relève de ces turpia visa, qui font rougir de honte. Et qui suscitent le désir. 

Picasso joue le désir, démesuré, amorphos, kakomorphos, contre l’art et sa mesure. 

Car si la symétrie, étymologiquement, est la juste proportion, su metron, ou la juste mesure, convenons que tout l’effort de Picasso a été d’éviter la symétrie. A cette loi de la nature, il oppose la fantaisie de l’art. A la règle de l’évolution biologique, les dérèglements du désir. Le corps se découpe et se tord, ne se reconnaît pas, étonne et surprend comme au premier jour où, adolescent, on a vu un corps nu. Et c’est ce premier choc de la nudité que le tableau doit nous procurer à nouveau : voici la loi de l’art des hommes, qui n’est pas celle de la création des dieux. 

Le corps étant ce qu’il est, que peut-on en faire pour qu’il surprenne encore, et retienne, et captive ? Le désir et la mort ont partie liée comme ont partie liée la mort et la mode, comme le dit le beau dialogue de Leopardi. La mode déjoue la mort pour autant qu’elle déjoue les pièges d’une symétrie fatale. Le peintre, à cet égard, est aussi un modiste, un corsetier, un bustier, un drapeur qui, par le coup de crayon, la couleur éclatante ou l’accord inattendu, défait la symétrie du corps comme un bouillonnant, un ruché, un plissé, une découpe inattendue des tissus désorganise la loi d’harmonie d’une toilette. La découpe de la jupe tantôt descendue à la cheville, tantôt ramenée à hauteur du pubis, la taille, jamais à sa juste mesure, mais soit abaissée à mi-hanche soit au contraire remontée sous les seins, la culotte, tantôt jupon droit masquant le haut des cuisses, tantôt à l’inverse, abrégée, courte et collante, étroite sur les hanches ou largement échancrée pour allonger la jambe jusqu’à mi-corps, tantôt enveloppant les deux fesses, tantôt au contraire, devenue string, qui les dénude, ne sont là que de brefs exemples de cette infinie métamorphose à laquelle la mode soumet le corps. 

La mode est modification. (…) C’est aussi de cette combinatoire infinie que joue l’artiste (…). La typographie érotique du peintre, jusqu’à ces derniers mois, jouera de ces métaphories sensuelles. C’est l’union de deux corps qui, bien sûr, poussent ces jointoiements et ces découpes, jusqu’à l’incandescence, l’invraisemblance, la merveille, la stupéfaction, la chimère toujours plus inouïe. « Nous sommes arrivés à être l’image la plus parfaite de l’infini / je vis dans elle et elle vis (sic) dans moi », écrit Picasso, ivre de l’amour qu’il trouve en Marie-Thérèse. Nous sommes bien loin de l’ogre. La vie en symbiose n’est pas la vie cannibale. 

(Le sic est de J. Clair. Ces dernières remarques renvoient à des textes que j’ai cités en décembre, lorsque j’ai découvert cet auteur.)

Picasso le déformateur, le défigurateur, l’iconoclaste, le liquidateur disait Roger Caillois, en fait le premier artiste peut-être, à respecter, à prendre en compte l’irréductibilité de chaque être - de chaque femme, de chaque sexe. 

L’idée est vertigineuse d’imaginer que chaque femme que l’on croise dissimule sous sa robe un sexe toujours différent, comme la musulmane sous son voile un visage au traits divers. Vultus aut vulva : réconfort d’une nature qui chaque matin relance le pas. La peinture espagnole n’a pas laissé beaucoup de nus. Mais quand ils sont là, ils sont saisissants, comme l’est celle qu’on voit pour la première et la dernière fois, dans l’adieu murmuré « à une passante » [allusion à Baudelaire, note de AMG] . Désirables parce que vulnérables. De la diversité des êtres, les anciens définissaient un style ; de la singularité d’un être, Picasso fonde la pluralité d’un style." 

Je rouvre tout de même ma gueule, en vous laissant rêvasser à tous les échos qu’un tel texte peut susciter au moment où les féministes radicales et des femmes s’écharpent au sujet du désir masculin. D’abord, il n’y a pas de contradiction, il s’en faut, entre « l’impossible union de deux corps à jamais différents » et « la vie en symbiose » qui peut par instants avoir été celle de Picasso avec certaines de ses compagnes : c’est justement parce qu’il y a opposition entre « deux corps à jamais différents » que ceux-ci recherchent l’union : qu’ils parviennent parfois à l’obtenir, tant mieux, mais on reste loin de la cosmologie platonicienne réconciliatrice. 


En revanche, c’est bien Platon qui a raison, si j’ose m’exprimer ainsi, au sujet de la question de la vulve, en ce qu’il n'omet pas de la rapprocher du poil. Car si l’on peut objecter à l'adage Aut vultus... que la peinture occidentale a laissé beaucoup de nus, ce fut au prix de la suppression des poils pubiens, dont il faut jamais cesser de rappeler qu’ils sont signe d’humanité et non d’animalité (la guenon n’a pas la même toison que la belle Dominique Troyes,  elle n’a même pas de toison du tout). Vulves de gamines sur corps de Vénus, il y avait un hiatus. Je ne juge personne, mais gamin moi-même, quand mes parents me traînaient dans les musées italiens, ça me choquait. Aurais-je été plus intéressé par la peinture si les femmes y avaient arboré de naturelles et plantureuses pilosités, c’est une autre histoire… Quoi qu’il en soit, je voulais répondre cela à Renaud Camus sur Twitter après qu’il eut fait l’apologie du nu dans l’art occidental (je n’ai pas retrouvé le tweet), je profite de l’occasion pour préciser ce point. A demain.