"Montrer le fond de la mer, le montrer et non le décrire, c'est cela, le cinéma." (André Bazin)
Je reviens à la série de textes des 20-21 et 23-24 février derniers, je vous avais promis un commentaire.
Au début du XXe siècle, avant la Grande Guerre - voire ce que E. Nolte appelle la guerre civile européenne, 1914-1945 -, l’art (en tout cas européen, mais à l’époque, l’art était européen), était donc mort, les plus lucides s’en rendaient compte, ce qui se créait encore pour brillant que ce pût être, ne l'était que comme la lumière encore visible d’une étoile déjà disparue. - Pourquoi a-t-on pu penser le contraire pendant un siècle ?
Quel enseignement supplémentaire tirer de cette séquence, qui voit, pour récapituler :
- fin XIXe - début XXe, des Esseintes ou Duchamp, esthètes plus ou moins impuissants, se pâmer sexuellement devant des locomotives, s’extasier non sans misogynie sur l’artifice, profaner, dans le cas de Duchamp en tout cas, le corps de la femme, puis le « corps chrétien » ? (Là où Huysmans dira qu’après avoir écrit A rebours il restait à se suicider ou à se convertir… On connaît son choix.) ;
- fin XXe - début XXIe, les « artistes contemporains », influencés de près ou de loin par Duchamp, contemporains en tout cas du transhumanisme et de l’avortement comme un « droit » pour tous, se livrer aux happenings les plus dégradants, parfois avec la complicité d’institutions vénérables comme Versailles - colonisé par « M. Cicciolina » , Jeff Koons : porno, transhumanisme, trash se rejoignent dans un même rejet du « corps chrétien », au profit, c’est le cas de le dire, d’expériences, de régressions, de sadisme, de crimes, etc.
Le tout, donc, alors qu’au début de la séquence, l’art est déjà mort. Huysmans en fait le constat, puis se convertit. Duchamp le voit aussi, joue avec ce fait, échappe de cette façon à son destin de raté. Un siècle après, le constat est évident pour tout le monde. Pourquoi ce décalage ?
La force d’inertie est une explication non négligeable. Il y en a une autre, j’y ai fait allusion plus ou moins discrètement dans cette série de textes et dans mes illustrations : entre les deux termes de cette séquence, il y eut le cinéma.
Le cinéma, art réaliste, on ne le répètera jamais assez, le cinéma qui montre au lieu de décrire, le cinéma qui nous permet de mieux voir la "robe sans couture de la réalité", le cinéma comme "voile de Véronique posé sur la souffrance humaine", etc. - Le septième art, qui, comme le remarquait Daney, allait vivre en moins de cent ans ce que les autres arts avaient vécu en plusieurs siècles, et qui, avant de se dissoudre dans les effets spéciaux (Méliès a triomphé de Lumière…) et l’image virtuelle, la culture de mort hollywoodienne, et sa contamination sournoise par la pornographie, nous a offert un sursis par rapport à la mort de l’art.
Le cinéma, art réaliste, on ne le répètera jamais assez, le cinéma qui montre au lieu de décrire, le cinéma qui nous permet de mieux voir la "robe sans couture de la réalité", le cinéma comme "voile de Véronique posé sur la souffrance humaine", etc. - Le septième art, qui, comme le remarquait Daney, allait vivre en moins de cent ans ce que les autres arts avaient vécu en plusieurs siècles, et qui, avant de se dissoudre dans les effets spéciaux (Méliès a triomphé de Lumière…) et l’image virtuelle, la culture de mort hollywoodienne, et sa contamination sournoise par la pornographie, nous a offert un sursis par rapport à la mort de l’art.
Beaucoup de ces remarques, on le sait, sont applicables à l’autre art emblématique du siècle, et tout à fait non européen celui-ci, quand bien même eut-il besoin des Européens pour le comprendre, le jazz. Mais je ne pense pas qu’il ait pu au même degré que le cinéma sembler sauver l’art, puisque à mon avis c’est tout simplement cela qui s’est passé, de l’Arrivée du train en gare de La Ciotat à disons - chacun ici sa coupure - Snake Plissken éteignant le monde entier, pour lui permettre de renaître, à la fin de Escape from L. A., film tourné en 1997 et se déroulant en 2013, la période même durant laquelle il s'est avéré impossible de nier que le cinéma rejoignait ses aînés au cimetière des éléphants.
Il faut y insister, si le cinéma a pu jouer ce rôle, ce n’est pas seulement parce qu’il était nouveau et différent de ce qui avait précédé. C’est pour deux raisons principales et convergentes : sa popularité et son réalisme. Le cinéma permet aux gens du monde entier de voir de nouveau le réel, ce qui certes n’était pas la direction prise par l’art à la veille de la Grande guerre. Il leur permet même, de l’emblématique Charlot aux films de John Ford ou à ceux de Jean Gabin première manière (je renvoie ici au beau texte de L. Maubreuil sur le sujet : http://cinematique.blogspirit.com/archive/2016/09/13/gabin-3079594.html), d’être inclus dans ce monde, d’y avoir une place.
Que l’on ne me croie pas plus naïf que je ne le suis, d’une part je sais bien que les rapports du cinéma au réel ont tout de suite été divers et compliqués, d’autre part je n’oublie pas que les États, et pas les plus innocents d’entre eux, ont joué très vite un rôle conséquent dans l’histoire du 7e art. Et l’on sait bien maintenant que Hollywood a toujours été un sacré lupanar plein de Weinstein et de starlettes plus ou moins dignes. Mais il me semble que tant que des cinémas nationaux ont existé d’une part, tant que le cinéma américain a été majoritairement fait par des Européens d’autre part, il y eut comme un sursaut et un sursis de noblesse dans l’histoire de l’art.
Tout cela ne signifie pas, la comparaison avec le début de notre « séquence », si riche en chefs-d’oeuvre, le rappellerait si nécessaire, qu’il n’y a plus d’oeuvres possibles. Mais il y a un monde, c'est l'expression, entre des oeuvres, si puissantes et belles soient-elles, et un art vivant, qui est - Deleuze vous explique ça bien plus précisément et mieux que moi - connecté au cerveau et aux émotions des gens. Pour être clair et trivial : on peut toujours fredonner avec plaisir une ritournelle contemporaine, mais qui oserait prétendre qu’il y a encore une chanson française ?
Une précision : j’ai évoqué la "contamination sournoise du cinéma par la pornographie". Encore une fois, je ne suis pas un fanatique anti-porno, je me demande même parfois si je ne devrais pas écrire un petit plaidoyer en faveur de ce genre, mais ici comme dans le reste de l’histoire de l’art le principe aut vultus, aut vulva me semble se vérifier : toute magnifique que puisse être la nudité féminine, il arrive un stade où le vagin finit dissimuler le visage, c’est-à-dire l’âme, ou, comme dirait l’autre, la possibilité d’une âme. Et pas seulement pour celles qui ont montré leur chatte, c’est bien là le problème ! Danielle Darrieux ou Grace Kelly n’étaient pas des oies blanches, on le sait, mais elles gardaient à la fois une certaine virginité et un réel érotisme à l’écran, qu’il est bien plus compliqué à leurs héritières (fussent-elles, dans la vie, moins gloutonnes que D. Darrieux…) de maintenir. C’est une question de climat d’ensemble. - Toujours Péguy : Quand il y a une éclipse, tout le monde est à l’ombre. Quand il y a du cul partout, il y a du cul partout. Le lobby LGBT ne dirait certes pas le contraire - s'il accordait la moindre importance à la vérité...
Finissons maintenant : on aimerait pouvoir se dire, pour paraphraser un slogan politique célèbre, qu’un autre art est possible. Huysmans après tout ne pouvait prévoir que moins de trente ans après la publication d’A rebours l’apparition de Lilian Gish chez Griffith éclipserait pour un temps tous ses parallèles sur les femmes et les locomotives… (Je me mets à utiliser les italiques comme un philosophe allemand, rien ne va plus). Contentons-nous, modestement, de nous en tenir au précepte comme quoi le pire n’est jamais sûr, et ne rêvons pas trop.
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