jeudi 19 juillet 2018

R. Girardet, sacrifice, bon sens, gratuité, la valeur du défi...

 " - Qu’avez-vous fait concrètement ? 

Rien. Des journées vides. Nous avons attendu, consignés dans l’immobilité de la caserne, l’approche des Allemands ; entendu le maréchal Pétain demander l’armistice ; creusé quelques trous dans un champ de pommes de terre, à quelques kilomètres de Fontenay-le-Comte, dans un lieu nommé Pissotte. « Mourir à Pissotte », tel a semblé pendant un jour être le destin - que nous acceptions tous avec une ironie résignée ; enfin, pris la route vers le Sud-Ouest. Déjouant subtilement les manoeuvres de l’adversaire, et après avoir longuement, longuement marché, nous sommes enfin arrivés en Dordogne, en zone non occupée. 


Notre colonel avait eu la sagesse, partant à temps et à la tête d’une unité restée parfaitement cohérente, n’ayant abandonné aucune de ses armes et aucun de ses insignes, de nous éviter la captivité et, sans doute pour quelques-uns, la mort. Un certain nombre cependant (et j’en étais) lui en ont beaucoup voulu. Et si manifestement qu’il s’est cru obliger de s’en expliquer publiquement : « J’ai été, nous a-t-il dit, sous-lieutenant et lieutenant, très jeune officier en 1914. J’ai vu les sacrifices absurdes si souvent demandés à des garçons de votre âge par des hommes qui avaient celui que j’ai aujourd’hui. Livrer un combat de retardement vingt-quatre heures après la demande de l’armistice, alors que nous ne disposions que d’un armement dérisoire et de moins d’une demi-heure de munitions, c’était de nouveau imposer un sacrifice absurde. Vous êtes libres, vous êtes en vie, j’ai le sentiment d’avoir accompli mon devoir. L’issue de cette guerre n’aurait en rien été changée. J’ai préservé un peu de l’avenir de ce pays. » Résumées sous cette forme, ces paroles m’ont beaucoup frappé, et me posent, encore aujourd’hui, un vrai problème. Selon l’évidence la plus visible, notre colonel avait eu raison : notre sacrifice aurait été très inutile. Mais existe-t-il vraiment des sacrifices que l’on est en droit d’appeler inutiles ? Accepter le combat aurait sans doute représenté pour notre vieux colonel un geste d’héroïsme gratuit, coupable d’ailleurs au regard du règlement militaire puisqu’il avait reçu l’ordre de se retirer. Il est  vrai aussi qu’il avait su préserver la liberté et la vie des deux à trois cents jeunes gens dont il avait la charge et la responsabilité. N’existe-t-il pas cependant parfois certaines exigences supérieures à celles que semble indiquer le bon sens ? Dans cette France où tout semblait se liquéfier, un geste de résistance, gratuit sans doute, sanglant sans doute, mais prenant la valeur d’un défi, n’aurait-il pas contribué à la restauration d’une certaine notion de l’honneur ? Et sans cette certaine notion de l’honneur, une nation peut-elle vivre, même libre, même en paix ? Où était donc le devoir pour notre colonel ? Où était-il pour nous ? Obéir au nom de la plus immédiate raison ? Désobéir, comme j’avais songé à le faire avec un camarade, en emportant armes et munitions pour continuer le combat, nous ne savions d’ailleurs pas où ? La question s’est reposée pour moi beaucoup plus tard, à la fin de la guerre d’Algérie ; j’ai cru alors qu’il fallait lui donner une réponse inverse à celle de notre colonel, et qui était celle du refus. En vérité, je ne sais aujourd’hui où se trouve très exactement la juste nécessité. Le refus du « raisonnable » n’est-il pas parfois plus historiquement fécond que la soumission à ce qui a l’apparence du raisonnable ? Le sursaut, qui peut paraître absurde, de la non-résignation, n’est-ce pas parfois, pour toute communauté humaine, la promesse de sa survie ?"

Je me permets de citer de nouveau cette phrase : "Sans cette certaine notion de l’honneur, une nation peut-elle vivre, même libre, même en paix ?". Et lorsqu'elle se retrouve en guerre, sans qu'on lui ait léguée cette notion de l'honneur, et alors que ce ne sont certes pas ses gouvernants qui ont intérêt à lui inculquer de nouveau, que penser ? - Le tout, insistons-y, dans un cadre spirituel, et même si R. Girardet lui-même ne croyait pas en Dieu, qui ne se prête à aucun romantisme du massacre - et encore moins à une sainteté obtenue en tuant des chiens d'infidèles. - Peut-être faut-il se dire qu'une « certaine notion de l'honneur » peut aussi rendre intelligent, ferme, stratège...