Le grand africain.
Un autre extrait donc du prologue (et non préface, comme je l’ai écrit hier) de L. Bertrand à son livre sur saint Augustin :
"Il est très près de nous.
Il a élargi nos âmes de Latins, en nous réconciliant avec le Barbare. Le Latin comme le Grec, ne comprenait que lui-même. Le Barbare n’avait pas le droit de s’exprimer dans la langue de l’Empire. Le monde était divisé en deux parts qui voulaient s’ignorer l’une l’autre. Augustin a fait entrer dans notre conscience les régions innommées, les pays vagues de l’âme qui plongeaient autrefois dans les ténèbres de la barbarie. Par lui s’est consommée l’union du génie sémitique et du génie occidental. Il nous a servi de truchement avec la Bible. Les rauques paroles hébraïques se sont adoucies pour nous en passant par sa bouche de rhéteur. Il nous a apprivoisés avec la parole de Dieu. C’est un Latin qui nous parle de l’Éternel. (…) La violence suave de sa charité emporte l’adhésion des coeurs. Il ne respirait que charité. (…)
Sa voix infatigable domine tout l’Occident. Le Moyen Age l’entendra encore. Pendant des siècles, on recopie ses sermons et ses traités, on les répète dans les cathédrales, on les commente dans les sommes théologiques. On adopte jusqu’à sa théorie des arts libéraux. Tout ce que l’on conservera de l’héritage antique, on le tiendra d’Augustin. C’est le grand docteur. Avec lui se précise la définition doctrinale du catholicisme. On pourra dire, pour marquer les trois principales étapes de la vérité en marche : le Christ, saint Paul, saint Augustin. Le dernier est plus près de notre faiblesse. Il est vraiment notre père spirituel. Il nous a enseigné la langue de la prière. Les formules de l’oraison augustinienne sont encore sur les lèvres pieuses.
Ce génie universel qui, pendant quarante ans, fut le porte-voix de la catholicité, a été aussi l’homme d’un siècle et d’un pays. Augustin de Thagaste est le grand africain.
Nous pouvons être fiers de lui et l’adopter comme une de nos gloires, nous qui, depuis près d’un siècle, continuons, dans sa patrie, un combat semblable à celui qu’il y a soutenu pour l’unité romaine, nous qui considérons l’Afrique comme un prolongement de la patrie française. Plus qu’aucun écrivain, il a exprimé le tempérament et le génie de son pays. Cette Afrique bariolée, avec son mélange éternel de classes réfractaires les unes aux autres, son particularisme jaloux, les contrariétés de ses aspects et de son climat, la violence de ses sensations et de ses passions, la gravité de son caractère et la mobilité de son humeur, son esprit positif et frivole, sa matérialité et son mysticisme, son austérité et sa luxure, sa résignation à la servitude et ses instincts d’indépendance, son appétit de l’empire, tout cela se retrouve en traits saisissants dans l’oeuvre d’Augustin. Non seulement il a exprimé sa patrie, mais, dans la mesure où il l’a pu, il a réalisé son vieux rêve de domination. Cette suprématie que Carthage avait disputée si longuement et si chèrement à Rome, elle a fini par l’obtenir, grâce à Augustin, dans l’ordre spirituel. Tant qu’il a vécu, l’Église d’Afrique a été la maîtresse des églises d’Occident."
Et oui, si l’on ne peut plus raisonnablement considérer l’Afrique comme le berceau de l’humanité, on pourrait en revanche la considérer comme un des berceaux spirituels de l’Europe occidentale…
J’aime évidemment beaucoup le dernier paragraphe. L’expression "nous qui considérons l’Afrique comme un prolongement de la patrie française" fait sourciller le préfacier du livre, le Cardinal Poupard (j’utilise pourtant une réédition chez Via Romana, qui n’est pas, question catholicisme, un éditeur aussi pleutre que Bayard ou le Seuil), elle appelle peut-être plus et mieux qu’une réprobation. Je laisse en tout cas pour finir la parole à Daniel Heck, président du Cercle des Amis de Louis Bertrand et lointain héritier de l’auteur, qui dans un avertissement préliminaire à cette édition, écrit notamment ceci, au sujet de la découverte par notre auteur de l’Algérie dans la dernière décennie du XIXe siècle :
"Il reste l’Algérie, la rencontre avec sa lumière qui éblouit cet originaire de la froide Lorraine, révélation qui le marquera à jamais. Il y découvre d’abord ces immigrants venus de tous les bords de la Méditerranée qui s’apprêtent à constituer un nouveau peuple, plein de vitalité et d’énergie pour mettre en valeur le pays, sous les yeux somnolents « d’indigènes » attardés. Il découvre ensuite le pays lui-même, dont la beauté le fascine avec les splendides vestiges de son passé, les ruines romaines. Jadis, dans cette province, la plus prospère de l’Empire romain, les Arabes n’auraient-ils apporté que « misère, anarchie et barbarie » ? Il le croit. Et c’est à la France, désormais présente, de reprendre le flambeau de Rome et restituer au pays son passé ainsi que le souvenir de son ancienne religion, le christianisme. Il en est convaincu. Or, simultanément, il le redécouvre et se convertit. (…) Ce sera chose faite à Noël 1907 lorsqu’il reçoit la communion à Bethléem.
Pour lui, désormais, il va s’agir de faire revivre le passé romain et surtout chrétien de l’Afrique du Nord et ses plus éminentes figures. Il n’a pas à chercher loin : (…) saint Augustin, dont l’ensemble de la chrétienté reçut l’influence déterminante."
Ce qui nous ramène au début du texte du jour… A l’heure où j’écris et à vues humaines, ces perspectives, quoi qu’on en pense par ailleurs, peuvent sembler bien illusoires. Au moins ont-elles le mérite, en se situant dans une histoire longue, dont au moins l’un des camps actuels a conscience qu’elle n’est pas finie, d’élargir notre angle de vue sur certaines évolutions démographiques récentes en France et en Afrique du Nord, et de rappeler qu’il y eut et qu’il y a d’autres modalités de dialogues entre l’Europe occidentale et l’Afrique que les seules que l’on nous présente habituellement. - Sur ce et bien plus immédiatement, bon acte XII !
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