jeudi 14 février 2019

Un anti-antiraciste n'est pas la même chose qu'un raciste.

Je rouvre l’autre soir Voyage au centre du malaise français, le livre mythique de Paul Yonnet, écrit en 1993 et à ma connaissance jamais réédité depuis. Les premières pages du livre ne peuvent que frapper par leur clarté et par leur lucidité prophétique. Et ça ne remonte pas le moral !

"A première vue, l’antiracisme est une cause simple, une exigence morale minimale devant bénéficier d’une attention maximale, et qui déclenche de fait presque par réflexe civique une sympathie de principe. Sympathie affirmée avec d’autant plus de force et d’empressement qu’elle compense anachroniquement, c’est-à-dire sans pouvoir, hélas ! y remédier, une carence de bons réflexes de masse durant la période de l’Occupation et du régime pétainiste. L’évidence est telle que la volonté de combattre l’emporte contre le devoir de réflexion - immunisation de la pensée qui explique l’extrême pauvreté théorique, sauf exception, le caractère stéréotypé des analyses et la rareté des tentatives d’objectivation. En matière de racisme et d’antiracisme, l’approfondissement des stéréotypes obéit à la loi d’airain de l’accumulation. 

Or l’antiracisme n’est pas une cause simple puisqu’il s’attaque au problème le plus délicat auquel les sociétés se trouvent confrontées : gérer la diversité humaine. D’autre part, et de tout temps, l’antiracisme ne s’est jamais contenté de lutter contre des préjudices ou des sévices subis en fonction de l’origine raciale ou ethnique - s’il en avait été ainsi, notre propos serait sans objet -, mais il a toujours inscrit cette lutte, en elle-même indispensable - et c’est justement là le problème et notre sujet -, dans des projets sociétaux : autrefois, le projet égalitaire et individualiste lorsqu’il s’agissait d’abolir l’esclavage des Noirs, la promotion des ethnitudes s’il fallait décoloniser, aujourd’hui, la promesse d’une harmonie panraciale et multiculturelle à la française. Il est déjà moins simple d’obtenir le résultat dont l’action antiraciste se réclame - réduire le préjugé racial, les conduites d’agressivité groupale et les hantises de l’étranger -, tout en propageant fébrilement une vision panraciale des rapports sociaux reposant sur l’abandon du principe d’assimilation ; il est déjà moins simple, en un mot, de lutter contre le racisme tout en propageant le racialisme dans un ensemble qui avait trouvé son unité sans lui et, d’une certaine manière, contre lui. Le paradoxe absolu de l’antiracisme constitué dans la décennie 1980, la contradiction intérieure qui mine son efficacité est qu’il prétend lutter contre le racisme français en détruisant le principe de l’assimilation républicaine, qui avait doté la France - à parler comparativement - d’une remarquable mécanique d’absorption des étrangers qu’elle voulait inclure ou qui souhaitaient s’inclure, mécanique non sans reproches ni ratés sans doute, mais qui avait mis le pays à l’abri des déchirures et des autarcies communautaires à l’américaine, et qui lui avait permis - non sans durs mouvements en retour - d’être à la fois un pays champion de l’immigration et, malgré ces circonstances a priori handicapantes, l’un des moins racistes du monde, pour s’exprimer a minima."

En 1993, l’épouvantable Rokhaya Diallo n’existait pas, ou presque pas (elle avait 15 ans), et nous n’en étions certes pas à nous demander si la France devait accepter comme un moindre mal de devenir une société à l’américaine, ou si c’est précisément et fort paradoxalement ce qu’il peut y avoir de sain dans l’universalisme français qui allait nous pousser à rejeter cette greffe - et cela ne pourrait, au moins à court terme, mais un court terme qui durerait des années, que provoquer encore plus de violences que l’acceptation d’une situation de guerre civile larvée permanente - c'était la définition qu’Alain Badiou donnait avec à-propos de la société américaine…

Ce qui frappe néanmoins et finalement le plus dans ces lignes, c’est la conclusion que l’on en tire si aisément, que leur auteur l’ait voulu ou non : la fonction de l’antiracisme n’était pas de lutter contre le racisme, mais de lutter contre le modèle assimilationniste français. Avec Mme Diallo, payée par les États-Unis, c’est devenu explicite, mais le projet était déjà le même à l’époque. Il s’agissait de faire par les idées (avec des guillemets bien sûr, et ce que dit P. Yonnet sur la pauvreté de ce discours est, nous le savons tous, encore plus vrai aujourd’hui) ce qui se faisait par les actes : 1993, c’est presque vingt ans après le regroupement familial, l’immigration devient suffisamment massive pour que l’assimilation devienne de plus en plus difficile, on ne connaît que trop le processus, toujours en cours, toujours amplifié par sa logique propre. Au point que l’on en vient à admirer ceux qui cherchent vraiment et encore à s’assimiler, alors que ni la France officielle ni les logiques de groupes des migrations actuelles ne les y poussent actuellement le moins du monde !

Je me demande parfois, comme d’autres, ce qui peut pousser les maîtres du monde, disons les atlantistes, ou l’État profond américain, à s’attaquer autant à l’Europe, qui certes pourrait être un concurrent, mais qui est aussi un marché et des débouchés, qui n’est pas dangereuse militairement (au contraire de la Russie…), et que l’on ne peut tout de même impunément laisser s’affaiblir trop longtemps et trop fortement - sinon, justement, à l’arrivée, on prend le risque qu’elle ne crée trop de liens, parce qu’elle n’aura plus d’autre choix, avec ladite Russie. La logique d’islamisation des Saoudiens, Frères musulmans, musulmans du quotidien, algériens amoureux de nos allocs, on la comprend ; la logique de désintégration par l’Empire, à ce point là, c’est un peu plus difficile. Il y a au moins deux types d’explication : 

 - la bêtise, l’imprévoyance, l’ubris, etc., tout ce qui permet naturellement d’expliquer quelque chose que l’on ne comprend pas. Les maîtres du monde font aussi des conneries ou se la racontent trop, ce n’est pas nouveau, et il n’y a vraiment aucune raison qu’ils soient exempts du péché d’orgueil ; 

 - l’impossibilité pour les idéologies conquérantes d’accepter la différence, même à titre d’exception. Ceux qui comme moi, à bientôt la cinquantaine, ont vu la mutation de la télévision française en quelques décennies et le souci obsessionnel de ceux qui voulaient la convertir à une logique marchande de supprimer tout ilot non pas même de résistance ou d’anticonformisme, mais seulement et même peut-être plus encore d’indifférence à cette logique marchande, tout simplement parce que ces émissions prouvaient qu’il n’y avait en soi aucune fatalité naturelle à ne faire que de la merde à audimat, ceux de ma génération comprendront facilement, par cette comparaison, ce que j’ai en tête. 

Il y avait beaucoup de raisons, historiques, stratégiques, culturelles, à son honneur et à son déshonneur, pour que la France soit une cible privilégiée de l’ordre américano-mondialiste. Mais de ce point de vue de la psychologie du dominant, il y avait, et il y a toujours (peut-être plus dans l’esprit du dominant en question que dans la réalité d’ailleurs), cette raison si ce n’est principale du moins fort importante : il existait un modèle qui faisait concurrence au modèle américain, il existait un contre-exemple. Et c’est bien cela qu’une idéologie expansionniste, a fortiori si elle est mâtinée de messianisme et/ou de providentialisme, ne peut en aucune manière accepter…


Mais peut-être l’explication par l’erreur, la bêtise, l’orgueil, est-elle meilleure.